Aimer le français ? Mais pourquoi ?

Conjugaison du verbe aimer au présent et à l’imparfait de l’indicatif

Le gouvernement du Québec et la Fondation pour la langue française publient une publicité dans le quotidien le Devoir : «Partagez votre amour du français auprès d’un nouvel arrivant allophone» (16-17 novembre 2024). Le même quotidien intitule un éditorial «Pour l’amour du français» (6-7 janvier 2024). Le 23 juin 2022, fête nationale oblige, le Journal de Montréal rassemble «24 déclarations d’amour à la langue française». Un lecteur de la Presse+, le 10 décembre 2020, annonce que le temps «est venu de passer à une nouvelle étape dans nos politiques linguistiques en donnant à chacun une chance égale de maîtriser et d’aimer la langue française». Un an plus tôt, dans le magazine l’Actualité, un économiste écrivait : «nous devons aimer notre langue et en être fiers» et il ajoutait : «Pour que nous l’aimions, elle doit être belle.» En 2016, dans son recueil le Point sur la langue, Louis Cornellier disait aimer la langue française, son «esprit», voire son «génie».

La chose irait donc de soi : au Québec, au XXIe siècle, le français est une langue qu’il faudrait aimer. Mais pourquoi ?

On ne demande pas aux États-Uniens d’aimer l’anglais, pas plus qu’on n’exige des Philippins qu’ils aiment le tagalog. Cette liberté ne semble pas s’appliquer aux Québécois francophones. La principale raison de cette injonction est simple : le français serait en «déclin» au Québec — partout, sur tous les plans — et il faudrait le «défendre». L’«amour du français» répondrait à ce «péril» supposé.

Or, sur le plan collectif, la langue n’est pas une affaire d’amour, ni de beauté, ni de clarté, ni de pureté. Chacun est libre, sur le plan individuel, d’affirmer qu’il aime sa langue, qu’il la trouve belle, claire ou pure. Il y a même des personnes qui se vantent d’aimer le français «pour ses beautés et ses complexités» (le Devoir, 28 novembre 2020), comme si le degré de difficulté d’une langue était le signe de sa valeur. On ne convaincra toutefois personne d’adopter une langue pour de pareilles raisons. Une langue ne s’impose, dans l’espace public, que si elle est nécessaire à la vie commune.

Au lieu de «Partagez votre amour du français auprès d’un nouvel arrivant allophone», on pourrait imaginer des slogans d’une nature différente.

Partagez le français avec un nouvel arrivant allophone éviterait de mettre en lumière l’amour et insisterait sur le partage.

Parlez français avec les nouveaux arrivants aurait le double mérite de la précision et de la brièveté.

On pourrait encore pousser l’expérience plus loin et imaginer d’autres messages collectifs.

Défendez le français ferait plaisir aux assiégés de toutes espèces qui occupent les tribunes médiatiques québécoises. Ils n’ont pas besoin de cela pour se crinquer.

Vivez en français, mieux : vivez le français, rappellerait qu’une langue n’existe que si on la parle.

Choisissez le français serait peut-être la meilleure injonction. Sur le marché des langues, dans la sphère publique, des choix s’offrent. Choisir le français, c’est rappeler son caractère indispensable. Ne pas choisir le français, c’est laisser sous-tendre qu’une autre langue — l’anglais, mais pas nécessairement l’anglais — ferait aussi bien l’affaire. Au Québec, en 2024, ce n’est pas le cas.

Les langues, quelles qu’elles soient, sont des outils formidables, le français comme les autres, ni plus ni moins. Parlons-le. Tout simplement. L’amour n’a rien à voir là-dedans.

P.-S.—Le tagalog ? Histoire, une fois de plus, de rendre hommage à André Belleau : «Nous parlerions le bachi-bouzouk, le tagalog, le rhéto-roman ou une langue que nous serions les seuls à connaître, que nous devrions avoir en tant que peuple les mêmes droits, la même politique linguistique, la même Loi 101, sans avoir à nous excuser ou à nous justifier» (éd. de 1986, p. 118).

 

Référence

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Surplace

Contenant de mélasse

Qui pédale dans le couscous, la choucroute, la semoule, la purée ou le yaourt a du mal, en arrache. Foi de Petit Robert (édition numérique de 2018), cette personne se trouve à «faire des efforts désordonnés et vains, [à] se dépenser en pure perte».

Variation sur le même thème chez José Saramago, dans Histoire du siège de Lisbonne : «patiner dans de la mélasse» (p. 104).

On n’avance pas plus.

 

Référence

Saramago, José, Histoire du siège de Lisbonne. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P619, 1992, 341 p. Traduction de Geneviève Leibrich. Édition originale : 1989.

Accouplements 251

Jean-François Nadeau, les Têtes réduites, 2024, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Nadeau, François, les Têtes réduites. Essai sur la distinction sociale dans un demi-pays, Montréal, Lux éditeur, 2024, 236 p.

«Dans sa théorie de l’homme-machine, Descartes semblait prévoir jusqu’à quel point l’être humain allait se passionner pour la mécanique de son enveloppe charnelle. Toutefois, la question de Dieu limitait sa capacité à proclamer l’indépendance du corps. À partir du Siècle des Lumières, ces scrupules sont levés. Émerge alors une nouvelle conception de l’individu. Les déistes et les athées relèguent la question de l’existence de Dieu au second plan. Le corps se voit investi d’une dimension plus grande que celle qu’il avait dans le cadre religieux antérieur, où il était voué à connaître un dépérissement progressif jusqu’au tombeau. Désormais, il devient le territoire d’une liberté à conquérir et à modeler au nom de la maîtrise de son destin, de son identité, de sa perfectibilité» (p. 111-112).

Diderot, Denis, lettre à Voltaire, [11 juin 1749], dans Correspondance, éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol., vol. I, p. 78.

«Il est donc très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu […].»

Les zeugmes du dimanche matin et de Jocelyne Saucier

Jocelyne Saucier, Il pleuvait des oiseaux, 2011, couverture

«Il lui arrivait d’oublier son âge et de se cuiter comme un jeune homme. C’était des soûleries qui duraient des jours et des nuits et se terminaient dans le délire et les souillures. Ce qui l’a conduit un jour au coma, à l’hôpital et à une travailleuse sociale» (p. 27).

«Nous l’avons laissée à la contemplation du silence de sa chambre et nous sommes descendus dans la grande salle où nous attendaient un bon joint et une bonne discussion, du moins le croyais-je, car en plus du cas de la tante à régler, je n’avais encore rien dit à Bruno au sujet de la photographe et je voulais aussi lui parler de Darling, ma chienne» (p. 62).

«La photographe était arrivée en fin d’après-midi avec un repas de restaurant pour chacun. Frites, salade, poulet rôti, et cette histoire d’amour qui, maintenant que Marie-Desneige avait déclaré Ted incapable d’aimer, allait dans tous les sens» (p. 142).

«Plus élégante et plus fantasque que jamais, Angie portait une robe de soie noire qui absorbait toute la lumière et l’attention des gens» (p. 149).

«Elle retourna au camp à l’aveugle, marchant à tâtons dans l’obscurité et la lourdeur de ses pensées» (p. 163).

Jocelyne Saucier, Il pleuvait des oiseaux. Roman, Montréal, XYZ éditeur, coll. «Romanichels», 2011, 179 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Autopromotion 794

André Belleau, Surprendre les voix, éd. de 2016, couverture

L’Oreille tendue a fait son devoir (de littérature). Ça s’intitule «Quel français pour le Québec de 2024 ?» et ça paraît dans le quotidien le Devoir aujourd’hui. Il s’agit de relire (une fois de plus) André Belleau.

«Une fois de plus» ? En effet, ce n’est pas la première fois que l’Oreille réfléchit aux questions de langue chez cet essayiste.

 

Références

Melançon, Benoît, «Le statut de la langue populaire dans l’œuvre d’André Belleau ou La reine et la guidoune», Études françaises, 27, 1, printemps 1991, p. 121-132. https://doi.org/1866/28657

Melançon, Benoît, «Quel français pour le Québec de 2024 ?», le Devoir, 16-17 novembre 2024, p. B11. https://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de/823813/quel-francais-quebec-2024

Melançon, Benoît, «Sur un adage d’André Belleau», Études françaises, 56, 2, 2020, p. 83-96. https://doi.org/1866/28559