Tetris romanesque

Tetris

Soit deux citations tirées d’un excellent roman québécois qui vient de paraître, les Manifestations, de Patrick Nicol (2019).

«Paul fixe le vide et dans le vide voit des formes. La fenêtre est un carré, la rangée de chaises est un losange. Paul imagine qu’un autre losange, qui descendrait du plafond, pourrait se glisser, à la verticale, dans l’espace entre les chaises et la fenêtre. Paul joue au Tetris avec le mobilier de l’hôpital» (p. 233).

«—Je trace mentalement les contours des objets, des personnes, des meubles… Puis j’imagine que des formes descendent du plafond. Des cubes, des rectangles que je dois faire glisser ou pivoter pour qu’ils s’emboîtent parfaitement dans l’espace entre les silhouettes des deux personnes devant moi, ou entre la table à café et le divan.
— Vous jouez au Tetris.
— Oui» (p. 304).

Où le roman et le jeu se rejoignent.

 

Illustration : jeu de Tetris, image déposée sur Wikimedia Commons

 

Référence

Nicol, Patrick, les Manifestations. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 135, 2019, 442 p.

Les verbes de la Notulie

Soit deux passages de la livraison du 29 septembre des Notules dominicales de culture domestique de Philippe Didion :

«Dépaysement spatio-temporel assuré, meubles lourds et sombres, papier peint chamarré, abat-jour à glands, assiettes aux murs, chatons de porcelaine, petits pots d’étain et casseroles en cuivre, je ne suis plus à Gouzon, je suis à Tigreville, dans l’hôtel tenu par Albert Quentin et sa femme, Jean Gabin va surgir et m’emmener descendre le Yang-Tsé-Kiang et force cruchons en sa compagnie.»

«Lafargue attaque Hugo bille en tête, quelques jours après sa mort et ses funérailles nationales, vaste opération commerciale de récupération à ses yeux. C’est un feu roulant qu’il envoie contre l’écrivain national qui n’aura été l’homme que d’une seule cause, la sienne : ami de la royauté puis de la bourgeoisie, homme d’argent, homme sans parole, menteur, dissimulateur, tout y passe. Il faut bien sûr faire la part de l’outrance dans les propos d’un socialiste qui après avoir épousé les idées et la fille de Karl Marx était du genre intransigeant.»

On peut, donc, descendre un fleuve aussi bien qu’un cruchon, épouser des idées tout autant qu’une fille. Admirons.

P.-S.—La Notulie ? Par ici.

La voix de Malcolm Gladwell

Gladwell, Malcolm, Talking to Strangers, 2019, couverture

La Mort de Roi est un roman québécois, de Gabrielle Lisa Collard, qui paraîtra dans une quinzaine au Cheval d’août. À un moment de l’intrigue, sa narratrice se demande ce qu’elle doit faire d’un personnage encombrant appelé Stéphane. Cet inconnu vient de la draguer agressivement, ce qu’elle n’a pas apprécié. Elle est un peu stressée; on le serait à moins. Que va-t-elle faire ? Prendre la route.

Je cognais déjà des clous quand j’ai pris place derrière le volant pour sortir de son garage. Heureusement, j’avais downloadé des podcasts. La voix de Malcolm Gladwell allait m’accompagner à travers les montagnes et la nuit (p. 101).

Cette voix de Malcolm Gladwell, on peut bien sûr l’entendre dans ses balados, Revisionist History ou Broken Record. (L’Oreille tendue en causait justement pas plus tard que l’autre jour.) Elle est aussi dans la version audio de son plus récent livre, Talking to Strangers (2019).

Maxime Johnson, pour le magazine l’Actualité, a interrogé Gladwell au sujet de la nature de cette version et de ses effets sur l’écriture de l’ouvrage : «Votre travail sur le livre audio a-t-il influencé la rédaction du livre papier ?»

Je pense que oui. Plusieurs personnes m’ont dit que le livre ne se lit pas de la même façon que mes ouvrages précédents. Je savais tout au long du projet que j’allais réaliser un livre audio, alors j’écrivais autant un livre qu’un script. Ça a influencé le ton de l’œuvre.

Allons-y voir de plus près : comment le «ton» a-t-il été «influencé» ?

On pourrait disserter sur l’usage par Gladwell des points d’exclamation («She’s right !», p. 182; «Wait !», p. 376), sur son usage répété de la même question rhétorique («Right ? Wrong», p. 157, p. 161, p. 205, p. 320) ou sur sa façon de s’insurger («Give me a break», p. 374). Tout cela confère une évidente oralité au livre.

C’est également vrai d’un autre procédé, autrement plus important : la volonté continuellement renouvelée de créer de la connivence. Les formes de cette connivence sont nombreuses; voici quelques-uns des procédés employés par Gladwell s’agissant de son lecteur.

Prévoir ses réactions : «In case you were wondering […]» (p. 35 n.); «I’m sure you are wondering […]» (p. 40 n.); «Can you blame him ?» (p. 177); «You can guess, can’t you ?» (p. 360)

Former un tout avec lui : «The issue with spies is not that there is something brilliant about them. It is that there is something wrong with us» (p. 68); «CIA officers are — like the rest of us — human […]» (p. 86); «It’s why you and I would want to work for him» (p. 142); «I was convinced Nervous Nelly was lying. You would conclude the same, if you saw her in action» (p. 175); «You or I would probably […]» (p. 184); «Police officers are no different from the rest of us» (p. 308).

L’accompagner : «Keep in mind […]» (p. 48, p. 323); «You can be forgiven if you find this confusing» (p. 134); «Did you follow all that ?» (p. 147); «as you will recall» (p. 171).

Solliciter son assentiment : «I think you’ll agree that this is baffling» (p. 41); «If I can convince you of one thing in this book, let it be this : Strangers are not easy» (p. 50).

Lui proposer des expériences de pensée : «Now imagine […]» (p. 132); «Imagine the following scenario» (p. 160); «If you knew my father […]» (p. 163); «So, suppose that you are a successful professional comedian» (p. 209); «If you talk to someone from Seattle […]» (p. 285 n.).

Le conseiller : «If you want to understand how deception works, there is no better place to start» (p. 69 n.); «If you would like to go down the Sandusky rabbit hole, you may want to start with Ziegler» (p. 357); «if it interests you, there’s much more to read !» (p. 368)

Le diriger : «Take a look» (p. 274, p. 285 n., p. 287, p. 376); «But think about it» (p. 297); «Think back […]» (p. 337).

Faire appel à ses souvenirs : «Just think about how many times you have criticized someone else, in hindsight, for their failure to spot a liar» (p. 78); «If you read about the Sandusky case at the time […]» (p. 119).

Demander sa confiance : «I could give you a point-by-point analysis of what was wrong with the investigation of Kercher’s murder» (p. 170); «Believe me, there are more like this» (p. 180).

Le féliciter (l’auteur et le lecteur ont appris des choses ensemble) : «I hope by now, however, that you aren’t satisfied with this account of Sexton’s death» (p. 290); «I think you can guess» (p. 311 n.); «At this point, I think we can do better» (p. 320); «If you can make sense of those numbers, you’re smarter than I am» (p. 376).

La plupart de ces adresses au lecteur peuvent viser un interlocuteur singulier. Le pluriel est aussi possible : «Do you think the judge was right ? I’m guessing many of you do» (p. 154).

Le choix des pronoms personnels va aussi dans le sens d’une inclusion du lecteur. Au lieu de «I’ll call him Philip», «Let’s call him Philip» (p. 69). Au lieu de «One would think we’d be good at it», «You’d think we’d be good at it» (p. 72). Au lieu de «But I’m gettind ahead of myself», «But we are getting ahead of ourselves» (p. 142).

Tout cela mis ensemble fait que le ton de Talking to Strangers ne peut pas ne pas rappeler celui de Revisionist History. Ce n’est évidemment pas un reproche. C’est de cela qu’est faite la voix de Malcolm Gladwell. Voilà pourquoi elle nous accompagne, parfois dans des situations douloureuses.

P.-S.—De quoi est-il question dans Talking to Strangers ? Du fait que souvent nous «lisons» mal les personnes que nous voyons pour la première fois. Pourquoi ? Certains voudraient que nous soyons systématiquement méfiants envers elles, alors que ce n’est pas dans le meilleur intérêt de la société; nous croyons pouvoir saisir leur personnalité sur leur visage; nous faisons comme si nous n’avions pas à tenir compte du contexte de la rencontre. Sur ces trois plans, collectivement, nous avons tout faux.

 

Références

Collard, Gabrielle Lisa, la Mort de Roi. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2019, 132 p.

Gladwell, Malcolm, Talking to Strangers. What We Should Know about the People We Don’t Know, New York, Boston et Londres, Little, Brown and Company, 2019, xx/386 p. Ill.

Accouplements 142

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

 

La septième livraison des Cahiers Victor-Lévy Beaulieu est lancée ce soir; c’est une invitation.

L’Oreille tendue y publie un texte, «Accidents de lecture». Son sujet ? Les textes auxquels elle ne souhaite pas retourner. Son incipit ? «J’espère ne jamais avoir à relire la Condition humaine

Ce qui nous amène, tout naturellement, à Patrick Boucheron.

Un grand livre est un livre qu’on a envie de relire tout le temps ou qu’on a envie de ne jamais relire. J’avais 19 ans quand j’ai ouvert Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, pour la première fois et je ne suis pas sorti de chez moi pour pouvoir poursuivre ma lecture. La vie s’était alors absentée autour de moi, le plus important était de parvenir aux dernières pages. J’ai un rapport ébloui et inquiet à Belle du Seigneur car j’ai décidé de ne jamais le relire. Avec ce livre, j’ai envie d’avoir 19 ans à tout jamais. En revanche, je relis tout le temps par fragments Madame Bovary, de Flaubert, car j’ai envie de vieillir avec lui, ou avec elle. Il existe aussi des chefs-d’œuvre qu’on ne peut pas ne pas avoir lus, car même si on ne les a jamais lus, ils ont fait advenir un monde dans lequel on vit : c’est le cas de Don Quichotte, de Cervantès. Le chef-d’œuvre est pour moi soit un livre qu’on ne relira pas, soit un livre qu’on ne cessera jamais de relire, mais dans les deux cas, on les lira toujours pour la première fois.

Puis à Michel Gay.

Et puis pourquoi, alors qu’on remet le nez dans des bouquins dont on a gardé le meilleur souvenir depuis qu’on les a lus il y a 20, 30 ou 40 ans, livres qui figurent au firmament en quelque sorte de nos lectures, de nos découvertes dans l’univers de la littérature, œuvres d’au mieux quelques douzaines d’auteurs dont les seuls noms nous rappellent, parfois vaguement, parfois vivement, comment nous nous sommes forgé quelque chose qui ressemble à notre propre machine à penser, à notre propre pensée, oui, pourquoi les relisant arrive-t-il régulièrement — il y a des exceptions bien évidemment — qu’on ne sache plus réellement ce qu’on y avait trouvé de si convaincant, de si à proprement parler extraordinaire… (p. 142)

La question, donc, est simple : relire ou pas ?

 

[Complément du 4 mars 2021]

«Accidents de lecture» est désormais disponible numériquement ici.

 

Références

Delorme, Marie-Laure, «Patrick Boucheron : “Il est imprudent de ne pas lire”», le Journal du dimanche, 9 août 2018.

Gay, Michel, Ce sera tout. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2018, 161 p. Ill.

Melançon, Benoît, «Accidents de lecture», les Cahiers Victor-Lévy Beaulieu, 7, 2019, p. 179-181. https://doi.org/1866/28565