Les Parisiens auraient un accent

Georges Simenon, la Chambre bleue, éd. de 1964, couverture

Selon certains habitants de Paris, dit-on, les autres — tous les autres — auraient un accent, mais pas eux. Simenon n’est pas d’accord. Extrait du roman la Chambre bleue en 1964 :

Près d’un pont enjambant l’Orneau, toute une famille pêchait à la ligne, y compris une petite fille de six ans qui venait de tirer un poisson de l’eau et qui ne savait comment le décrocher. Sûrement des Parisiens. L’été, on en voyait partout; il y en avait chez son frère aussi et, de la chambre bleue, tout à l’heure, il avait reconnu leur accent à la terrasse (p. 1340).

Qu’ils se le tiennent pour dit.

 

Référence

Simenon, Georges, la Chambre bleue, dans Pedigree et autres romans, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 553, 2009, p. 1329-1438 et 1664-1674. Édition originale : 1964. Édition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis.

Les zeugmes du dimanche matin et de José Saramago

José Saramago, Histoire du siège de Lisbonne, 1992, couverture

«ils le [le chien] bannissent de leurs maisons, de leurs caresses et de leur écuelle» (p. 71).

«un plat populaire très portugais fait d’épinoches frites et de riz à la tomate, accompagné de salade et de beaucoup de chance» (p. 74-75).

«la femme assise à sa gauche interrompit son geste et sa générosité» (p. 88).

«les femmes regardent les barques approcher avec leurs cargaisons de cadavres et de désirs» (p. 283).

José Saramago, Histoire du siège de Lisbonne. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P619, 1992, 341 p. Traduction de Geneviève Leibrich. Édition originale : 1989.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Jean-François Nadeau

Jean-François Nadeau, les Têtes réduites, 2024, couverture

«Jamais [Maurice Richard] ne parvient, même de loin, à maîtriser le discours comme il maîtrise une rondelle sur la patinoire. À cet égard, Richard n’est pas bien différent d’autres idoles sportives. Surtout, il est semblable à la majorité de ses compatriotes, qu’on tient précisément pour silencieux faute de tendre l’oreille pour les écouter.»

Jean-François Nadeau, les Têtes réduites. Essai sur la distinction sociale dans un demi-pays, Montréal, Lux éditeur, 2024, 236 p., p. 205.

Aimer le français ? Mais pourquoi ?

Conjugaison du verbe aimer au présent et à l’imparfait de l’indicatif

Le gouvernement du Québec et la Fondation pour la langue française publient une publicité dans le quotidien le Devoir : «Partagez votre amour du français auprès d’un nouvel arrivant allophone» (16-17 novembre 2024). Le même quotidien intitule un éditorial «Pour l’amour du français» (6-7 janvier 2024). Le 23 juin 2022, fête nationale oblige, le Journal de Montréal rassemble «24 déclarations d’amour à la langue française». Un lecteur de la Presse+, le 10 décembre 2020, annonce que le temps «est venu de passer à une nouvelle étape dans nos politiques linguistiques en donnant à chacun une chance égale de maîtriser et d’aimer la langue française». Un an plus tôt, dans le magazine l’Actualité, un économiste écrivait : «nous devons aimer notre langue et en être fiers» et il ajoutait : «Pour que nous l’aimions, elle doit être belle.» En 2016, dans son recueil le Point sur la langue, Louis Cornellier disait aimer la langue française, son «esprit», voire son «génie».

La chose irait donc de soi : au Québec, au XXIe siècle, le français est une langue qu’il faudrait aimer. Mais pourquoi ?

On ne demande pas aux États-Uniens d’aimer l’anglais, pas plus qu’on n’exige des Philippins qu’ils aiment le tagalog. Cette liberté ne semble pas s’appliquer aux Québécois francophones. La principale raison de cette injonction est simple : le français serait en «déclin» au Québec — partout, sur tous les plans — et il faudrait le «défendre». L’«amour du français» répondrait à ce «péril» supposé.

Or, sur le plan collectif, la langue n’est pas une affaire d’amour, ni de beauté, ni de clarté, ni de pureté. Chacun est libre, sur le plan individuel, d’affirmer qu’il aime sa langue, qu’il la trouve belle, claire ou pure. Il y a même des personnes qui se vantent d’aimer le français «pour ses beautés et ses complexités» (le Devoir, 28 novembre 2020), comme si le degré de difficulté d’une langue était le signe de sa valeur. On ne convaincra toutefois personne d’adopter une langue pour de pareilles raisons. Une langue ne s’impose, dans l’espace public, que si elle est nécessaire à la vie commune.

Au lieu de «Partagez votre amour du français auprès d’un nouvel arrivant allophone», on pourrait imaginer des slogans d’une nature différente.

Partagez le français avec un nouvel arrivant allophone éviterait de mettre en lumière l’amour et insisterait sur le partage.

Parlez français avec les nouveaux arrivants aurait le double mérite de la précision et de la brièveté.

On pourrait encore pousser l’expérience plus loin et imaginer d’autres messages collectifs.

Défendez le français ferait plaisir aux assiégés de toutes espèces qui occupent les tribunes médiatiques québécoises. Ils n’ont pas besoin de cela pour se crinquer.

Vivez en français, mieux : vivez le français, rappellerait qu’une langue n’existe que si on la parle.

Choisissez le français serait peut-être la meilleure injonction. Sur le marché des langues, dans la sphère publique, des choix s’offrent. Choisir le français, c’est rappeler son caractère indispensable. Ne pas choisir le français, c’est laisser sous-tendre qu’une autre langue — l’anglais, mais pas nécessairement l’anglais — ferait aussi bien l’affaire. Au Québec, en 2024, ce n’est pas le cas.

Les langues, quelles qu’elles soient, sont des outils formidables, le français comme les autres, ni plus ni moins. Parlons-le. Tout simplement. L’amour n’a rien à voir là-dedans.

P.-S.—Le tagalog ? Histoire, une fois de plus, de rendre hommage à André Belleau : «Nous parlerions le bachi-bouzouk, le tagalog, le rhéto-roman ou une langue que nous serions les seuls à connaître, que nous devrions avoir en tant que peuple les mêmes droits, la même politique linguistique, la même Loi 101, sans avoir à nous excuser ou à nous justifier» (éd. de 1986, p. 118).

 

Référence

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Surplace

Contenant de mélasse

Qui pédale dans le couscous, la choucroute, la semoule, la purée ou le yaourt a du mal, en arrache. Foi de Petit Robert (édition numérique de 2018), cette personne se trouve à «faire des efforts désordonnés et vains, [à] se dépenser en pure perte».

Variation sur le même thème chez José Saramago, dans Histoire du siège de Lisbonne : «patiner dans de la mélasse» (p. 104).

On n’avance pas plus.

 

Référence

Saramago, José, Histoire du siège de Lisbonne. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P619, 1992, 341 p. Traduction de Geneviève Leibrich. Édition originale : 1989.