Un nom de fête

Myriam Beaudoin, Épiphanie, 2019, couverture

Elle voudrait tomber enceinte, mais cela ne se produit pas. Elle court de charlatan en charlatan. Elle se tourne ensuite vers une clinique de fertilité, sans plus de succès. Elle passe quelque temps chez les Recluses missionnaires de Montréal, avant de se tourner vers l’adoption (locale, pas internationale). Un première possibilité d’adoption n’aboutit pas, qui est source d’interrogations sur elle-même et sur sa capacité d’accueillir un enfant. La seconde possibilité est la bonne. Myriam Beaudoin est aujourd’hui la mère d’Épiphanie.

Elle publie une confession — c’est le sous-titre de l’ouvrage — sur ce qu’a représenté pour elle le désir d’enfant : épreuves, résignation, joies.

Pour qui connaît cette réalité, les passages sur le sentiment d’abandon ressenti, plus ou moins consciemment, par les enfants adoptés sont particulièrement forts (p. 122-123, p. 125, p. 129). Les personnes de la Direction de la protection de la jeunesse chargées d’accompagner les parents adoptants sont des «cigognes»; l’image est jolie. De ce texte où la croyance occupe une place importante (dans la partie chez les religieuses, en épilogue) ressort la figure de Moïse, abandonné par l’une puis sauvé par l’autre, enfant de deux mères; l’image est forte et juste.

P.-S.—Sur la question de l’adoption, il y a ce roman, cette bande dessinée et cet article de journal, entre autres textes.

P.-P.-S.—Un esprit plus pointilleux que l’Oreille tendue pourrait tiquer devant l’usage facebookien de «partageait» (p. 64), devant «filière» mis pour «classeur» (p. 66), devant «décédé» mis pour «mort» (p. 72), devant «sacoche» mis pour «sac à main» (p. 72).

 

Référence

Beaudoin, Myriam, Épiphanie. Confession, Montréal, Leméac, 2019, 139 p.

Lectrice faillible

Jo Nesbø, Pølice, 2014, couverture

L’Oreille tendue est une lectrice sage, voire scolaire. Quand elle lit un livre, même un roman policier, elle lit tous les mots, dans l’ordre, sans jamais aller voir à la fin comment l’intrigue sera résolue. Ces derniers jours, elle a failli.

Jusque-là, elle avait lu sans déplaisir, mais sans enthousiasme, cinq romans de Jo Nesbø. Elle sort tout juste d’un sixième, Police : elle a lu tous les mots, dans l’ordre, mais en allant constamment voir comment les intrigues seraient résolues.

La narration de Nesbø est du grand art : mystères lentement éclaircis, croisement d’intrigues — meurtres en série et viols dans la Norvège d’aujourd’hui —, fausses pistes, vraies pistes abandonnées puis reprises, scènes à double entente, fin ouverte.

De la très belle ouvrage.

 

Référence

Nesbø, Jo, Police. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 762, 2014, 670 p. Traduction d’Alain Gnaedig. Édition originale : 2013.

Les zeugmes du dimanche matin et de Daniel Grenier

Daniel Grenier, Françoise en dernier, 2018, couverture

«Elle le méprisait et elle l’adorait en même temps, il faisait pipi dans des couches et dans son lit, il souriait et disait des choses absurdes en mélangeant les couleurs et les sons» (p. 13).

«Sam avait une Volkswagen à transmission manuelle et ce qu’on appelle du vécu» (p. 129).

«Elle s’est débarbouillé la face et l’esprit simultanément» (p. 163).

Daniel Grenier, Françoise en dernier. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 16, 2018, 217 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Un peu de calme, svp

«L’égalité l’emporte», titre du Montréal campus, 11 février 2019

Divulgation de conflit d’intérêts pour ceux et celles que ça tarabusterait : Gabriel Bernier, le rédacteur en chef de Montréal campus, est le neveu de l’Oreille tendue. Ce n’est de leur faute ni à l’un ni à l’autre.

Depuis novembre 2018, Montréal campus, le journal étudiant de l’Université du Québec à Montréal, a une nouvelle politique linguistique. L’équipe de rédaction l’a expliquée dans un éditorial du 11 février, «L’égalité l’emporte» : «La Société des rédactrices du Montréal Campus a récemment confirmé l’adoption d’une politique de féminisation des textes, une démarche qui se veut innovante — mais avant tout nécessaire — pour rétablir l’équilibre en matière d’égalité des genres.»

Cette politique est passée inaperçue jusqu’à la publication, hier, d’un article de la Presse+, «Le masculin ne l’emporte plus sur le féminin». Depuis, de nombreuses voix ont manifesté leur désaccord, souvent de façon violente et généralement sans information correcte. (Échantillon de ce côté.)

Essayons, collectivement, de respirer par le nez.

La volonté de donner aux femmes, pour ne prendre qu’elles, une meilleure place dans la langue française ne date pas d’hier. Comme l’indique la très sommaire bibliographie à la fin de ce billet, on en discute depuis, au moins, la fin des années 1970. Montréal campus n’a rien inventé.

Cette volonté n’est pas propre à la langue française; les anglophones se posent des questions semblables. Des exemples ? Un premier : les non-binaires disent quel(s) pronom(s) on doit utiliser pour les désigner : «he», «she», «they» (pour désigner une seule personne). Un deuxième : dans les textes universitaires, notamment mais pas seulement, on abandonne de plus en plus le recours automatique au «he». Il y a plein de textes où on dit d’abord «the student», puis ensuite «she» ou «they» — alors que «the student» peut désigner aussi bien un homme qu’une femme.

Pour contrer le sexisme de la langue française, diverses façons de faire ont été proposées. Le linguiste belge Michel Francard, de l’Université de Louvain, en fait une synthèse limpide ici. On notera surtout une chose à la lecture de son bref texte : il existe plusieurs façons de rendre l’écriture du français inclusive. La nouvelle politique de Montréal campus est une de ces façons de faire, parmi d’autres. (Pendant que vous y êtes, allez donc lire un texte de Jean-Marie Klinkenberg, de l’Université de Liège, sous le titre «Quelle écriture pour quelle justice ?».)

L’équipe de rédaction de Montréal campus se lance-t-elle dans une croisade tous azimuts ? Point pantoute. Elle veut changer la manière d’écrire dans son journal et pas ailleurs. Ça ne vous convient pas ? Passez votre chemin. Montréal campus ne vous demande pas d’adhérer à sa politique.

Pour comprendre le tollé actuel, il est utile de revenir sur une autre transformation du français, les rectifications orthographiques de 1990. Ces rectifications, appuyées par des autorités constituées, non par un journal étudiant, ont semé la controverse dès leur annonce et jusqu’à aujourd’hui. Or elles sont largement passées dans l’usage. Pourquoi ? Parce que les outils de rédaction (dictionnaires, logiciels de révision, logiciels de traitement de texte, etc.), par exemple, les ont intégrées. Pour ce qui concerne l’écriture inclusive, on verra ce que l’usage retiendra. (L’Oreille a déjà écrit sur question; c’est .)

Une dernière chose : pourquoi pareilles éructations ? Une fois de plus, l’Oreille doit citer Jean-Marie Klinkenberg :

Un Francophone, c’est d’abord un mammifère affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu’un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d’une conscience impérieuse, une conscience volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu’il dit ou écrit (la Langue dans la Cité, 2015, p. 36).

Ces jours-ci, la glande grammaticale de quelques-uns est irritée. Ce n’est pas grave.

 

[Complément du 9 mai 2019]

De nos jours, les nouvelles voyagent loin, mais parfois lentement. The Guardian, dans son édition… d’hier, publie un article sur la politique de Montréal campus, «Canadiens and Canadiennes in Uproar as Student Paper Takes Stand on Gender».

 

Références

Cerquiglini, Bernard, Le ministre est enceinte ou la grande querelle de la féminisation des noms, Paris, Seuil, 2018, 208 p.

Chetcuti, Natacha et Luca Greco (édit.), la Face cachée du genre. Langage et pouvoir des normes, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2012, 152 p. Postface de Judith Butler.

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.

Langages, 85, 1987, numéro «Le sexe linguistique». https://www.persee.fr/issue/lgge_0458-726x_1987_num_21_85

Langues et cité. Bulletin de l’Observatoire des pratiques linguistiques, 24, octobre 2013. http://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Langue-francaise-et-langues-de-France/Observation-des-pratiques-linguistiques/Langues-et-cite/Langues-et-cite-n-24-feminin-masculin-la-langue-et-le-genre

Larivière, Louise-Laurence, Guide de féminisation des noms communs de personnes, Montréal, Fides, 2005, 217 p.

Lessard, Michaël et Suzanne Zaccour (édit.), Grammaire non sexiste de la langue française. Le masculin ne l’emporte plus !, Montréal et Paris, M éditeur et Syllepse, 2017, 192 p.

Montreynaud, Florence, le Roi des cons. Quand la langue française fait mal aux femmes, Paris, Le Robert, coll. «Temps de parole», 2018, 160 p.

Viennot, Éliane (édit.), l’Académie contre la langue française. Le dossier «féminisation», Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2016, 224 p.

Viennot, Éliane, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014, 128 p.

Yaguello, Marina, les Mots et les femmes. Essai d’approche socio-linguistique de la condition féminine, Paris, Payot, coll. «Prismes», 8, 1987, 202 p. Édition originale : 1978.

Zaccour, Suzanne et Michaël Lessard (édit.), Dictionnaire critique du sexisme linguistique, Montréal, Somme toute, 2017, 264 p.

Est-ce clair ?

Daniel Grenier, Françoise en dernier, 2018, couverture

Soit quelques citations, tirées du très recommandable Françoise en dernier de Daniel Grenier (2018) :

1. «Elle aurait pu mourir probablement des centaines, des milliers de fois, c’est clair, mais de cette fois-là elle se souvenait» (p. 50).

2. «— C’est la même chose que le Labyrinthe. Ils ont des pipes à eau ?
— C’est clair» (p. 70).

3. «C’est clair qu’on pouvait passer la journée ici, qu’on pouvait se perdre» (p. 71).

4. «Pas besoin d’en rajouter, c’était clair» (p. 100).

5. «— Les gars, la peinture est pas encore sèche. C’est clair qu’elle est pas loin» (p. 124).

6. «— Ça te fait de la peine ?
— Ben, c’est clair» (p. 170).

Dans tous les cas, clair a le sens d’évident. Dans le deuxième et le sixième — des dialogues —, on pourrait aussi dire que c’est clair a valeur d’adverbe d’affirmation : oui.

C’est clair serait alors à rapprocher, dans l’usage québécois, de sérieux et de mets-en.

P.-S.—Dans le Devoir des 9-10 février, ceci : «D’un point de vue personnel, c’est clair qu’on a tous vécu des choses incroyables qui nous ont changés, observe Jonas Fortier.»

 

Référence

Grenier, Daniel, Françoise en dernier. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 16, 2018, 217 p.