Pour saluer Christian Gailly

L’Oreille tendue ne prétend pas être une spécialiste de Christian Gailly. C’est, en revanche, un romancier qu’elle aimait lire.

Dans ce blogue, il a été question de son art de la variation, de son vocabulaire (autobus à soufflet, inciser, onclicide, saule, tacautacer, thermos), de son rapport aux gares et aux voitures, de l’utilisation du magnétophone par un de ses personnages, des idiotismes de métier de la dentiste de l’Incident (1996).

Sa maîtrise du portrait bref forçait l’admiration : dans les Évadés (1997, ici et ), dans la Passion de Martin Fissel-Brandt (1998), dans Dernier amour (2004), dans les Oubliés (2007).

Christian Gailly vient de mourir.

 

«La vie est comme ça,
on n’arrête pas de recommencer
et un jour on en meurt»
(Lily et Braine, 2010).

(Merci à @edesplanques pour la citation.)

Les deux côtés de la braguette

Major, Françoise, Dans le noir jamais noir. Nouvelles, Montréal, La mèche, 2013, 127 p.

«Je tente d’avoir envie de quelque chose.»

Vingt-deux nouvelles en 127 pages. C’est dire que la plupart sont brèves.

Elles se déroulent à Montréal comme en région, dans un bar ou un snack-bar, un dépanneur, un appartement transformé en salon de coiffure, par les rues et les routes, sous la crasse ou dans un décor bourgeois.

La langue y est souvent crue, comme le contact des corps, avec une justesse maintenue.

Le point de vue est tantôt masculin tantôt féminin : enfants («Papa est gentil, mais il s’énerve vraiment pour rien des fois», p. 88), jeunes adultes («Ma tête aurait bientôt besoin d’une retouche de bleu», p. 125), moins jeunes («Mon père se tourne vers moi les yeux écarquillés. T’as cinquante ans, mon gars ?», p. 95).

Ça raconte — avec ou sans cynisme, c’est selon, parfois avec humour — des petits drames, des déceptions, les dissonances du quotidien, la solitude, l’éloignement de ceux qui se sont aimés («de l’amour mort sous la mascarade», p. 86). Les souffrances sont dites, avec une forme de détachement ou de fatigue, pas tonitruées. La violence est là, des autres, du monde, de soi (dans «Attendre Paola» ou «Okapulco»).

Chacun choisira ses nouvelles favorites : «Le soleil s’est couché sur l’asphalte» (sur un couple défait, qui ne se refera pas), «L’amour post-rock» (une fellation vue des deux côtés de la braguette), «Jusqu’au bortsch» (une descente aux enfers alimentaires), «La pantry» (de l’inutilité de vouloir aider ses vieux parents).

C’est de Françoise Major et ça s’appelle Dans le noir jamais noir. C’est à lire.

P.-S. — Paonner pour faire le paon (p. 85) : pourquoi pas ? Mais ça se prononce comment ?

 

Référence

Major, Françoise, Dans le noir jamais noir. Nouvelles, Montréal, La mèche, 2013, 127 p.

Tricentenaire de Diderot

Denis Diderot, boul. Saint-Germain, Paris

Denis Diderot a, façon de parler, trois cents ans aujourd’hui.

L’Oreille tendue a beaucoup publié, à une époque, en papier, sur lui. (Exemples ici.)

Dans ce blogue aussi, bien sûr.

Au sujet du sexe de Don Draper et féminin.

Dans un quasi-otoflorilège.

Pour les «idiotismes de métier» des pharmaciens et de Christian Gailly.

S’agissant de langue à soi.

Au moment de la parution de la biographie de l’écrivain par Jacques Attali, ici et .

Afin d’illustrer des propos sur Steve Jobs et Malcolm Gladwell.

À cause d’une de ses lettres.

Comme exemple de symploque et d’antimétabole.

Sur l’excellence.

Merci à François Bon pour la photo ci-dessus.

 

[Complément du 31 juillet 2014]

Mais encore ?

Quand il est était question de la popularité du mot mythe.

Pour donner un exemple de zeugme.

Afin de rappeler qu’il est «très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil».

 

[Complément du 5 octobre 2016]

Du nouveau ?

Sur le nom donné aux enfants

Sur un mauvais jeu de mots le concernant

Sur l’Encyclopédie, ici et

Sur le rajeunissement personnel et collectif

Sur l’Eucharistie

Sur Jean-François Rameau, le Neveu

Sur la postérité

Sur le mot marivauder

Sur la «sodomie théâtrale», puis «fiscale»

 

[Complément du 31 juillet 2019]

Encore ? Toujours.

Sur les enveloppes

Sur un supposé «effet Diderot»

Sur les contes d’amour

Sur Emmanuel Macron

Sur les cendres de l’amour

Sur le 8 mars

Sur l’antilogie

Sur des lectures approximatives

Sur le mot fongible

Sur Wikipédia

Sur Jacques le fataliste

Sur le plagiat

Sur l’article Agnus Scythicus

À la radio

 

[Complément du 5 octobre 2020]

Ça continue.

Sur sa langue dorée

Sur les classiques aujourd’hui

Sur la fable de la Gaine et du Coutelet

Sur les gestes barrières au XVIIIe siècle

Sur la Religieuse

 

[Complément du 31 juillet 2023]

Toujours ? Encore !

Sur les échecs et Netflix

Sur Emily Dickinson et l’ordre alphabétique

Sur la mode

Sur les Ostrogoths

Sur les baisers épistolaires

Sur l’âme québécoise

Sur la méchanceté

Sur Hydro

 

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Éric Plamondon, Pomme S, 2013

«Qu’est-ce qu’une trilogie ?
C’est la preuve par quatre que jamais deux sans trois» (p. 47).

 

L’Oreille tendue n’avait pas caché son enthousiasme à la lecture des deux premiers titres de la trilogie romanesque 1984 d’Éric Plamondon, Hongrie-Hollywood Express (2011) et Mayonnaise (2012). Le troisième, Pomme S, vient de paraître. Son enthousiasme est moins grand. Pourquoi ?

Le mode d’arrangement est le même que dans les deux premiers volumes. Le livre est composé de 113 textes, la plupart brefs, finement unis les uns aux autres par une série de correspondances. La linéarité n’a pas sa place ici, et c’est un choix esthétique qui se tient parfaitement.

Le point de vue narratif est toujours aussi éclaté, entre je et il, le personnage-narrateur de Gabriel Rivages et un narrateur omniscient (ou plusieurs).

Au cœur d’Hongrie-Hollywood Express, il y avait une figure, celle de Johnny Weissmuller, mort en 1984. Dans Mayonnaise, il s’agissait de Richard Brautigan, qui s’est tué la même année. C’est Steve Jobs qui est le pivot de Pomme S, lui qui a mis sur le marché un nouvel ordinateur il y a 29 ans. C’est résumé en un chapitre, le quatorzième, «1984» : «En 1984, Johnny Weissmuller meurt de vieillesse. Richard Brautigan se tire une balle dans la tête et Gabriel Rivages perd sa virginité. C’est aussi l’année où Apple lance le Macintosh» (p. 39).

L’érudition — cinématographique, littéraire, musicale, scientifique, informatique, etc. — ne se dément pas, de même que le sens de la formule — Isaac Newton ? «une pomme, un homme, la lune» (p. 81).

Ce roman si conscient de lui-même est une démonstration, tout à fait convaincante, de la nécessité et du pouvoir des histoires : «Je raconte, donc je suis» (p. 173). Les derniers mots du livre (et donc de la trilogie) sont «Il était une fois…» (p. 233).

Pourquoi, alors, cet intérêt tempéré de la part de l’Oreille ?

Cela tient peut-être à deux des lignes de force du roman et, surtout, à l’insistance du romancier à ne jamais les perdre de vue.

Il y a la question des origines. Celles de Steve Jobs, enfant adopté («La piste des origines est parfois une fausse piste», p. 41). Celles de l’informatique, puis de l’ordinateur personnel, qui rassemblent, dans un beau désordre, Jobs, Steve Wozniak, Ron Wayne, Alan Turing, Norbert Wiener, Ada Lovelace, Fou-hi, Thomas Edison, Joseph Marie Jacquard, Jacques de Vaucanson, Charles Babbage, Doug Engelbart, Vannevar Bush, Pascal, Einstein, d’autres encore. Celles du monde, avec Adam, Ève et une pomme. Et, surtout, celles de la famille nucléaire (lui, elle, leur enfant) : un des narrateurs raconte ses joies de père, de la naissance à la préadolescence de son fils; ces pages, exemptes d’ironie, ne sont pas les plus convaincantes du livre, du moins sur le plan de l’écriture.

La deuxième ligne de force du roman, titre oblige, est la pomme. Comme dans Apple Computer («Apple, Pomme, ça ne pouvait pas être plus simple», p. 79) et son logo. Comme dans la commande de sauvegarde informatique, pomme + s. Comme dans la pomme d’Adam. Comme, on l’a vu, dans le jardin d’Éden. Comme dans la pomme empoisonnée avec laquelle Alan Turing se serait suicidé. Comme dans celle qui serait tombée, ou pas, sur la tête d’Isaac Newton. Comme dans l’œuvre de Magritte. Comme dans le jus de pomme que la mère de Jobs lui fait boire.

Devant cette insistance à faire tenir ensemble les fils du récit, on en vient à se demander si l’écriture, en exposant aussi systématiquement son mode de fonctionnement, n’est pas en train de se retourner contre elle-même. Est-ce pour cela que le mot jubilatoire n’apparaît pas le meilleur pour parler de Pomme S ?

P.-S. — Pourquoi ce titre («11111000000») ? Parce qu’il représente 1984 en binaire (p. 108).

P.-P.-S. — L’Oreille — plus précisément : le pion en elle — est triste. Au Quartanier — au Quartanier ! —, on confond «dispendieux» et «cher» (p. 98), on appelle un quart, au football, un «quart-temps» (p. 102), on parle de «connexion Fire Wire» au lieu de «connexion USB» (p. 106), on met deux «n» à Mona Lisa (p. 131 et p. 152) et on oublie un «ne» (p. 133).

 

Références

Plamondon, Éric, Hongrie-Hollywood Express. Roman. 1984 — Volume I, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 44, 2011, 164 p.

Plamondon, Éric, Mayonnaise. Roman. 1984 — Volume II, Montréal, Le quartanier, «série QR», 49, 2012, 200 p.

Plamondon, Éric, Pomme S. Roman. 1984 — Volume III, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 63, 2013, 232 p. Ill.