Citation outrée du jour

Adeline Dieudonné, Reste, 2023, couverture

Ceci, dans Reste (2023), le plus récent roman d’Adeline Dieudonné :

Le monde d’Hugo ne m’intéressait pas parce qu’il me rendait triste. Il m’a fallu plusieurs mois après notre séparation pour identifier exactement l’origine de cette tristesse. C’était son vocabulaire. Management, CEO, implémenter, data, digitalisation, customer, gestion des flux, expérience client, ressources humaines, target. Un vocabulaire de nazi. Hugo et moi ne parlions pas la même langue. Pourtant c’était un homme intelligent. Peut-être que c’est ça aussi qui me rendait triste. Toute cette intelligence gâchée.

Jusqu’à «nazi», l’Oreille tendue était assez d’accord avec cette détestation de la place des mots (anglais, notamment) de la gestion dans l’univers linguistique contemporain.

P.-S.—On ne confondra évidemment pas ce que dit un personnage et ce que pense sa créatrice.

 

Référence

Dieudonné, Adeline, Reste. Roman, Paris, Éditions de l’Iconoclaste, 2023. Édition numérique.

La phrase presque parfaite du jour

Schéma sur la réingénierie, l’efficience et l’efficacité, la Presse, 15 décembre 2003

«Avec une programmation resserrée autour de projets-phares centrés sur ce qui fait sa valeur ajoutée pour gagner en agilité et en efficacité pour un impact plus grand, l’OIF est désormais dotée d’un nouveau cadre stratégique 2023-2030.»

On pourrait penser que cette phrase, tirée d’un quotidien montréalais de cette fin de semaine, comporte tous les fétiches linguistique du management : «projets-phares», «valeur ajoutée», «agilité», «efficacité», «impact», «cadre stratégique».

De quoi l’Oreille tendue se plaint-elle alors ? Pourquoi pinaille-t-elle ? Elle déplore seulement l’absence d’«efficience». Pourquoi se priver de «pour gagner en agilité, en efficacité et en efficience» ? Cela aurait été si beau.

Laissez-les mourir, bis

Le Journal de Montréal, rubrique nécrologique, logo

L’Oreille tendue ne fréquente pas beaucoup les pages du Journal de Montréal : elle n’a guère d’atomes crochus avec les chroniqueurs de la maison.

Ça ne risque pas de changer. Pourquoi ?

Le quotidien publie des notices nécrologiques (en échange de quelques centaines de dollars). Quand, dans une notice, le client, en l’occurrence l’Oreille, écrit «X est mort», le journal remplace d’office «mort» par «décédé», sans consultation — entre autres corrections inutiles.

Vous savez quoi, le Journal de Montréal ? Mêlez-vous de vos affaires.

P.-S.—Non, mourir et décéder ne sont pas des synonymes.

P.-P.-S.—«Bis» ? Oui, «bis».

P.-P.-P.-S.—Merci à la Presse+ de respecter la volonté des familles.

Casser porte ?

Maison, Sainte-Marie-Salomé, Québec, 1955

 

Le marché de l’immobilier s’embrase au Québec. Que souhaite-t-on acquérir ? À une époque, on aurait parlé de maison, de logement, de condo(minium). Aujourd’hui, les promoteurs immobiliers cherchent à se procurer des portes.

Exemple tiré du Devoir d’hier :

Celle qui se spécialise dans les investissements immobiliers a d’ailleurs commencé à déménager ses billes de la métropole québécoise vers cette municipalité des Laurentides, où elle a acquis «quelques portes», jusqu’à maintenant. «Mais j’aspire à développer ça davantage», relate-t-elle.

Au lieu de casser maison, faudra-t-il dorénavant casser porte ?

Projet bien rangé

«Là, quelque part, tsé.»
Mario Tremblay
Réseau des sports, 17 mai 2013

Lisant le quotidien le Devoir de la fin de semaine dernière, l’Oreille tendue est tombée à deux reprises, dans des entretiens, sur une expression souvent entendue au Québec : «à quelque part». (Elle a déjà évoqué cette étonnante et néanmoins fréquente tournure — ainsi que l’inutilité de la préposition àici.)

Elle a signalé la chose sur Twitter.

 

La réponse de Luc Jodoin à ce tweet — «On entend souvent : en keke part» — mérite un double commentaire.

D’une part, le en de «en quelque part» n’est guère plus utile que le à.

D’autre part, «quelque part» peut avoir un sens élargi (là-bas) et un sens restreint (là derrière).

Exemple, tiré du Dictionnaire québécois instantané, à l’entrée kekpart :

Désigne une partie de l’anatomie qui n’était pas à l’origine destinée au rangement. Son projet, il peut se le fourrer kekpart (p. 125).

En pareil contexte, il peut se le fourrer en kekpart ne serait pas inusité.

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2019, couverture