Accouplements 225

L’Oeil de l’ermite et l’Échiquier, couvertures, collage

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

La Charité, Claude, l’Œil de l’ermite. Fiction en pièces détachées, Longueuil, L’instant même, 2023, 237 p. Ill.

«Déjà enfant, j’aimais être seul. Quand on a annoncé la fermeture des universités le vendredi 13 mars, j’ai éprouvé la fébrilité des écoliers, tout à leur joie d’échapper à la classe à cause de — ou plutôt grâce à — la tempête de neige. Cette pandémie est tombée sur moi comme une bénédiction. Elle allait me libérer des contraintes de la vie sociale. Des réunions inutiles. Des discussions de couloir oiseuses. Des débats hystériques sur l’avènement de l’utopie en ce bas monde, à grand coups d’équité, de diversité et d’inclusion. […] Tout cela, j’allais enfin le laisser derrière moi, en claquant la porte. Pour me livrer à l’écriture de ma fiction sur l’ermite Toussaint Cartier» (p. 31-32).

Toussaint, Jean-Philippe, l’Échiquier, Paris, Éditions de Minuit, 2023, 244 p. Ill.

«De plus en plus souvent, j’ai conscience maintenant que, plus tard, dans quelques mois ou dans quelques années, je verrai cette période comme une période particulièrement heureuse de ma vie. Là où intervient la dualité de la pensée, c’est que ce bonheur supposé que j’imagine que je vais ressentir rétrospectivement en repensant à cette période, je ne le perçois pas pour le moment. Je sais que, plus tard, en repensant à ces journées de confinement, je me dirai que j’avais été heureux dans mon bureau à Bruxelles à travailler à ce nouveau livre, mais ce bonheur que je me promets depuis le futur, je n’en vois pas la couleur pour l’instant, je n’en éprouve aujourd’hui aucun des agréments.

En somme, depuis le début du confinement, je vis heureux sans le savoir» (p. 114-115).

Très longue citation de circonstance : déménageons !

Kevin Lambert, Que notre joie demeure, 2022, couverture

«Le premier juillet, Parc-Extension eut l’air d’une zone de guerre. Des commodes, des lits étaient abandonnés sur les trottoirs parce que les camions étaient trop pleins. Des nouveaux locataires engueulaient ceux qui n’avaient pas encore libéré le logement. On se commandait de la pizza en français ou en anglais, téléphonait au restaurant du coin en hindi ou en grec, s’inquiétait du retard des déménageurs en espagnol, en mandarin et en arabe, disait adieu aux voisins en vietnamien, en italien, s’échangeait son numéro de téléphone en créole, en pendjabi, en bengali ou en tamoul. On se promettait de garder contact, on quittait avec plaisir des voisins détestables, trop bruyants ou trop intolérants au moindre son. La télévision et la radio promettaient que c’était le dernier été à porter le masque, on vaccinait au Campus MIL et ailleurs, la fatigue et la chaleur rendaient irritable et impatient. Des familles parfois nombreuses bougeaient de rue en rue, de quartier en quartier dans des voitures pleines; on gagnait la périphérie, le nord-est ou l’ouest. On aurait près de deux heures de transport à faire matin et soir pour le travail. Les enfants voulaient savoir s’ils retourneraient à la même école, les parents répondaient qu’on verrait plus tard. Les tantes, les cousines, les grands-parents et les amis mettaient la main à la pâte et se passaient des boîtes trop pleines, aux fonds fragiles. On devait parfois laisser la mère ou le petit surveiller les possessions de la famille en attendant le deuxième voyage. Une pluie tiède corsa l’après-midi et détrempa le carton mou, noya plusieurs livres, quelques ordinateurs. Les nouveaux habitants entrèrent dans leur logement en saluant les anciens, se disant qu’il faudrait tout repeindre en espérant que cela couvre l’odeur de nourriture. Plusieurs logements restèrent vacants en attendant qu’une propriétaire débordée les rénove pour les louer plus cher.

Il y eut, raconte-t-on, des oubliés. Des gens qui n’avaient pas su se faufiler entre les rets du marché, qui avaient visité de nombreux appartements sans être sélectionnés parce qu’ils avaient échoué à l’enquête de crédit ou que leur nom, qui ne sonnait ni anglais ni français, avait mauvaise réputation dans les cercles des propriétaires. On se retrouvait à la rue. On retournait temporairement vivre dans sa famille ou chez une connaissance généreuse, en attendant que quelque chose se libère quelque part. Les journaux titraient depuis plusieurs semaines “Pénurie de logements” et “Crise locative”. Des associations de bénévoles distribuèrent toute la journée des bouteilles d’eau et tentèrent de venir en aide à celles et ceux qui se retrouvaient dans une situation précaire, leur proposant des solutions temporaires. On leur répondait avec reconnaissance. On les ignorait par orgueil.»

Kevin Lambert, Que notre joie demeure, Montréal, Héliotrope, 2022, 381 p., p. 147-149.

 

P.-S.—Le lexique québécois du déménagement et de l’immobilier est riche : mouver, portes, casser maison, loyer, électricité, coqueron, signature, unité modèle, autorégulation.

Fil de presse 042

Charles Malo Melançon, logo, mars 2021

La langue ? Des publications !

Alsadhan, Mohammad, Paroles syriennes en exil, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, coll. «Sciences du langage», 2022, 176 p.

Blumczynski, Piotr et Steven Wilson (édit.), The Languages of COVID-19. Translational and Multilingual Perspectives on Global Healthcare, Routledge, 2022, 264 p. Ill.

Brunet, Sylvie, les Mots aux origines étonnantes, Paris, First éditions, coll. «Petit livre de langues», 2023, 160 p.

Cahiers de lexicologie, 121, 2022, 290 p. Dossier «Synonymie verbale et constructions verbales concurrentes».

Cahiers internationaux de sociolinguistique, 21, 2022, 147 p. Ill. Dossier «Les chroniques de langage dans la francophonie».

Avec un texte de l’Oreille tendue.

Les Cahiers Linguatek, 6, 11-12, 2022, 168 p. Dossier «La faute».

Circula. Revue d’idéologies linguistiques, 15, 2022. Dossier «Regards linguistiques sur les mots polémiques», sous la direction de Geneviève Bernard Barbeau et Nadine Vincent.

Coulombe, Claude et Patrick Drouin (édit.), les 101 mots de l’intelligence artificielle : petit guide du vocabulaire essentiel de la science des données et de l’intelligence artificielle, DataFranca, 2022, 96 p.

Del Fiol, Maxime (édit.), Francophonie, plurilinguisme et production littéraire transnationale en français depuis le Moyen Âge, ADIREL, coll. «Travaux de littérature», XXXV, 2023, 442 p.

Guillaume, Gustave, Temps et verbe. Théorie des aspects, des modes et du temps. Suivi de L’architectonique du temps dans les langues classiques, Paris, Honoré Champion, coll. «Linguistique. Hors collection», 14, 2021, 230 p. Préface d’Olivier Soutet. Avant-propos de Roche Valin. Réimpression en version brochée de l’édition de 1993.

Jouenne, Delphine, Un bien grand mot. Les mots de l’année revus et corrigés, Éditions Enderby, 2022.

Langage & société, 117, 2022, 162 p. Dossier «Penser la race dans les approches sociales du langage», sous la direction de Marie-Anne Paveau et Suzie Telep.

Langages, 228, 2022. Dossier «La notion d’expressivité», sous la direction d’Éric Bordas.

Langue française, 216, décembre 2022, 128 p. Dossier «Descriptions du français parlé. Hommage à Claire Blanche-Benveniste».

Launey, Michel, la République et les langues, Paris, Raisons d’agir éditions, cours «Cours et travaux», 2023, 912 p.

Le Monde diplomatique. Manière de voir, 186, décembre 2022-janvier 2023. Dossier «Identités, domination, résistance : le pouvoir des langues».

Montagne, Véronique (édit.), Stratégies de la définition, Paris, Classiques Garnier, coll. «Rencontres», 558, série «Rhétorique, stylistique, sémiotique», 10, 2022, 375 p.

Pruvost, Jean, 100 mots à connaître (d’urgence) pour rehausser un discours (ou une conversation), Paris, Le Figaro littéraire, 2023.

Puig-Moreno, Gentil, Géopolitique des langues romanes et autres, Fouesnant, Yoran Embanner, 2022, 288 p. Ill.

Reflexos, 6, 2023. Dossier «Variation linguistique dans des territoires de langue portugaise et de langues romanes».

Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses, 37, 2, juillet-décembre 2022. Dossier «Autour des constructions formulaires : approches diachronique, didactique et sémantique», sous la direction de Sonia Gómez-Jordana.

La clinique des phrases (xxxx)

La clinique des phrases, Charles Malo Melançon, logo, 2020

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit la consigne suivante, tirée d’une infolettre :

En cas de fièvre, votre enfant doit rester à la maison jusqu’à sa disparition.

Ainsi formulée, la phrase est claire : une fois votre enfant mort, il peut quitter la maison, mais pas avant. On a déjà vu conseil plus éclairé.

Faisons moins cruel :

Votre enfant doit rester à la maison jusqu’à la disparition de sa fièvre.

À votre service.

Cela peut en être un

Réjean Ducharme, Gros mots, 1999, couverture

Selon le Petit Robert (édition numérique de 2018), aria, pour «Embarras, ennui, souci, tracas», serait vieux. Le dictionnaire numérique Usito le dit familier : «Situation ou chose embêtante, compliquée.» Quoi qu’il en soit, le mot est fréquent au Québec.

Dans la presse : «Bref, j’haïs ça, le masque. C’est un aria» (la Presse+, 29 mars 2022).

Dans le roman : «Je sais l’aria que ce sera […]» (Gros mots, p. 135); «Aucun problème à faire demi-tour avec le pick-up, sauf qu’avec ma chaloupe pleine de matériel, ça a été tout un aria» (Cercles de feu, p. 118).

À votre service.

P.-S.—Quand l’Acadien Jean Babineau écrit harias (Gîte, p. 35), il s’appuie sur l’étymologie : «de l’ancien français harier “harceler, tourmenter”» (Usito).

 

Références

Babineau, Jean, Gîte, Moncton, Perce-Neige, coll. «Prose», 1998, 124 p.

Dimanche, Thierry, Cercles de feu. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 138, 2019, 438 p.

Ducharme, Réjean, Gros mots. Roman, Paris, Gallimard, 1999, 310 p.