Lire en confinement : ébauche de typologie médiatique

Albert Camus, la Peste, édition de 1972, couverture

«Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.»
Jean de La Fontaine, «Les animaux malades de la peste», 1678

À distance, l’Oreille tendue termine, de peine et de misère, l’enseignement de son cours Questions d’histoire de la littérature (PDF). Lors des deux premières séances de cours, elle avait abordé les formes (parfois étonnantes) de la présence des classiques parmi nous. (Oui, comme dans ce livre.)

La crise actuelle donne d’autres exemples de cette présence. En ces temps de coronavirus, on peut noter la très forte récurrence de quelques titres littéraires dans l’espace public, et notamment dans les médias. Rassemblons-les, pour l’instant, en deux catégories.

1. Les titres qui évoquent la maladie. Depuis quelques semaines, on entend à répétition des allusions à la Peste (Albert Camus, 1947), à Journal de l’année de la peste (Daniel Defoe, 1722), à l’Amour aux temps du choléra (Gabriel García Márquez, 1985). S’agissant de ce dernier titre, on notera que l’auteur emploie le pluriel (aux temps), alors que la plupart de ceux qui lui font allusion ont recours au singulier (au temps). Même les œuvres que l’on croit connues ne le sont pas toujours correctement.

2. Les titres qui évoquent le confinement. Deux textes anciens sont fréquemment cités. Le Décaméron (XIVe siècle) est constitué de narrations enchaînées, par des narrateurs confinés à cause de la peste. Voyage autour de ma chambre (1794), de Xavier de Maistre, comme son titre l’indique, se déroule en un seul lieu.

Italo Calvino le disait : «Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire» (p. 9).

 

Référence

Calvino, Italo, «Pourquoi lire les classiques», dans Pourquoi lire les classiques, Paris, Seuil, coll. «La librairie du XXe siècle», 1993, 245 p., p. 7-14. Traduction de Michel Orcel et François Wahl. Édition originale : 1981.

La saveur du jour

«Budget à saveur de transport collectif»

À l’occasion (2009, 2010, 2011, 2013, 2014, 2015, 2017, 2017), l’Oreille tendue pratique un tri sélectif dans sa corbeille de à saveur, ce fléau québécois.

Histoire de varier les plaisirs — façon de parler —, regroupons aujourd’hui les à saveur selon leur syntaxe.

Avec un adjectif

«film à saveur médiévale» (le Devoir, le D magazine, 21-22 mars 2020, p. 5)

«à saveur sanitaire» (Twitter)

«texte à saveur techno-environnementale» (Twitter)

«à saveur internationale» (la Presse+, 10 mars 2020)

«Gourmandises à saveur musicale» (la Presse+, 7 août 2019)

«une comédie romantique costumée à saveur féministe» (le Devoir, D le magazine, 30 juin-1er juillet 2018, p. 13)

«un hamburger à saveur montréalaise» (la Presse+, 28 novembre 2017)

«des œuvres d’art à saveur sportive» (le Devoir, 24 novembre 2017, p. B2)

«Le Parti libéral a tenu un Conseil général à saveur préélectorale, ce week-end» (le Devoir, 5 juin 2017, p. A3).

«discours à saveur électorale» (le Devoir, 17 janvier 2011, p. B1)

Avec complément introduit par de

«Cabrera était venu à Montréal pour prendre la relève de Rémi Garde, congédié quelques jours après un match nul de 3-3 à saveur de défaite, le 17 août contre le FC Dallas au stade Saputo» (la Presse+, 25 octobre 2019).

«Le programme du Parti québécois. Maintenant à saveur de gouvernance souverainiste» (le Devoir, 1er novembre 2011, p. A8, caricature de Garnotte).

La clinique des phrases (uu)

La clinique des phrases, logo, 2020, Charles Malo Melançon

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit le tweet suivant :

La biologiste, Alice Lebreton, ouvre la porte de son laboratoire. Selon elle, «une grande partie de la société a une vision utilitariste de la science. Alors que le versant de la science, qui est de comprendre, n’est pas forcément directement d’innover.»

Commençons par la première phrase. On peut croire qu’il reste plus d’un biologiste sur la planète. Donc :

La biologiste Alice Lebreton ouvre la porte de son laboratoire. Selon elle, «une grande partie de la société a une vision utilitariste de la science. Alors que le versant de la science, qui est de comprendre, n’est pas forcément directement d’innover.»

La troisième phrase pose un problème qui n’est pas, lui, de ponctuation (encore que). La biologiste a-t-elle bien dit ce qu’on rapporte entre guillemets ? Si oui, souffrons en silence. Sinon, essayons, dans une «vision utilitariste», de clarifier un peu les choses :

La biologiste Alice Lebreton ouvre la porte de son laboratoire. Selon elle, «une grande partie de la société a une vision utilitariste de la science. La science doit comprendre, ce qui ne veut pas forcément dire innover.»

À votre service.

Accouplements 150

Gustave Flaubert et Jean Echenoz, collage

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

«La vie conne et fine de Gustave F. [épisode 6]», la Mer gelée, mars 2020.

«La mère des enfants se serait appelée Béatrice, Béa pour ses amis, rien à voir avec Christelle, ce nom de contrôleuse de l’URSSAF ou de gestionnaire de sinistres en assurances. Il aurait voyagé un temps, et connu aussi l’angoisse du ratage définitif, la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.»

Echenoz, Jean, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

«Il connaît la mélancolie des restauroutes, les réveils acides des chambres d’hôtels pas encore chauffés, l’étourdissement des zones rurales et des chantiers, l’amertume des sympathies impossibles» (p. 196).

Flaubert, Gustave, l’Éducation sentimentale. Histoire d’un jeune homme, introduction, notes et relevé de variantes par Édouard Maynial, Paris, Classiques Garnier, 1961, xii/473 p. Édition originale : 1869.

«Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues» (p. 419).

P.-S.—En effet : ce n’est pas la première fois que l’Oreille tendue aborde les liens entre Jean Echenoz et Flaubert.

Accouplements 149

Gousses d’ail

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Les pouvoirs salvateurs de l’ail à travers les âges.

Hardy, Siméon-Prosper, Mes loisirs, ou Journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma connoissance (1753-1789). Volume VII (1781-1782), Paris, Hermann, «Collections de la République des lettres», 2019, 705 p. Sous la direction de Pascal Bastien, Sabine Juratic, Nicolas Lyon-Caen et Daniel Roche. Présentation de Hans-Jürgen Lüsebrink. (Merci à Martine Sonnet.)

«Du vendredi cinq juillet : Espèce d’épidémie répandue à Paris après avoir circulé dans l’Europe.

Ce jour une maladie qu’on prétendoit avoir circulé dans presque toute l’Europe, que les uns appelloient la Coquette du Nord, comme ayant commencé par la Russie, d’autres la Générale, et d’autres encore, la Royale ou la Lévite; consistant en rhume, mal de gorge et fiebvre, mais qui par bonheur n’étant pas intraitable, moissonnoit peu d’individus, se faisoit sentir dans notre capitale, au point qu’il n’existoit pas, pour ainsi dire, de maison où l’on n’entendît quelqu’un se plaindre d’en être tourmenté. Bien des gens avoient l’esprit frappé qu’une sorte de contagion se répandoit dans l’air et portoient en conséquence par précaution des gousses d’ail dans leurs poches.»

Arsenault, Mathieu, la Morte, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 141, 2020, 131 p.

«Son imaginaire corporel était baroque, enthousiaste, désinhibé. Son tramp stamp, sa vaginite, les gousses d’ail qu’elle se mettait dans le vagin pour se soigner» (p. 18).

 

[Complément du 1er avril 2020]