Accidents de travail

Arnaldur Indridason, Betty, 2011, couverture

La vie universitaire a ses rites : l’examen de synthèse au doctorat, la soutenance de thèse, la leçon inaugurale, le colloque, la conférence.

Il y a jadis naguère, l’Oreille tendue s’était amusée à croquer sur le vif quelques «Scènes de la vie de colloque» (en PDF ici).

Cela lui est revenu en mémoire au début de Betty d’Arnaldur Indridason :

Je ne me rappelle plus le sujet de la conférence au cinéma de l’université. Je ne me rappelle pas non plus le titre de mon intervention, d’ailleurs cela n’a pas d’importance. C’était quelque chose comme la situation des négociations des armateurs islandais à Bruxelles, quelque chose au sujet de l’UE et nos pêcheries. J’ai utilisé PowerPoint et Excel. Je sais aussi que j’aurais pu m’endormir (p. 10).

Ce sont les risques du métier.

 

Références

Indridason, Arnaldur, Betty, Paris, Métailié, coll. «Métailié noir. Bibliothèque nordique», 2011, 205 p. Traduction de Patrick Guelpa. Édition originale : 2003.

Melançon, Benoît, «Scènes de la vie de colloque (extraits)», le Pied (journal de l’Association des étudiants du Département des littérature de langue française de l’Université de Montréal), 4, 29 février 2008, p. 12-13. Repris dans la Vie et l’œuvre du professeur P. Sotie, Montréal, À l’enseigne de l’Oreille tendue, 2022, p. 43-48. https://doi.org/1866/13167

Roman gothique, Montréal, 1924

Jean Féron, le Philtre bleu, 2011, couverture

L’histoire de la littérature le dit et le redit : la littérature québécoise du XIXe et d’une large part du XXe siècle aurait été moralisatrice, agricole, historique, «chaste et pure comme le manteau virginal de nos longs hivers» (dixit Henri-Raymond Casgrain, en 1866, dans «Le mouvement littéraire en Canada»). La réédition récente du roman le Philtre bleu de Jean Féron (1924) permet de nuancer l’affirmation.

À Montréal, en 1907, les détectives de l’agence Godd, Hamm, Quik & cie reçoivent une lettre anonyme. Il se passerait des choses mystérieuses dans la résidence cossue, rue Sherbrooke Est, d’un mystérieux médecin, Hiram Jacobson. Les détectives ayant un vieux contentieux à régler avec Jacobson, l’un d’entre eux se déguise pour s’établir chez lui et faire enquête. Ce qui s’annonce comme un roman policier se transforme toutefois en récit fantastique.

Quik, se faisant passer pour… un neveu de Jacobson — Féron n’est guère porté sur le réalisme —, découvre l’opulence de sa résidence et ses habitants — le médecin, les pépiantes Lina, Pia et Maria, une camériste et une cuisinière. (Il ne comprendra que plus tard que la maison est aussi occupée par «un grand singe roussâtre et à demi pelé» et par «une panthère toute noire, mais légèrement tachetée de blanc et de gris» [p. 28].) Il entend surtout, la nuit, des bruits troublants.

Pour essayer d’en comprendre l’origine, il introduit subrepticement ses deux associés dans la maison. Le trio fera l’erreur de boire de ce «philtre bleu», pas encore commercialisé, inventé par Jacobson pour guérir… la lèpre. Leur imagination les entraînera de supplices en tortures, dans une crypte «horrible» (p. 96) ou «fantastique» (p. 97), où des machines atroces, certaines inspirées de «nos scieries» (p. 101), leur feront subir sévices sur sévices. L’explication finale rassurera tout le monde.

Le style est celui du roman populaire, qui ne recule ni devant la grandiloquence ni devant l’exagération. Quelques citations suffiront à le faire entendre :

la mémoire n’est pas toujours un livre imprimé en gros caractères (p. 13);

Ô lèpre ! Ô maladie infâme ! Ô pustule maudite ! Oh ! auras-tu jamais fini de faire des misérables ! Car je te tiens, lèpre immonde… et je te vaincrai, je te vaincrai (p. 39);

leurs dents, en s’entrechoquant, se brisèrent (p. 95).

L’auteur, qui n’a pas peur des répétitions, va fréquemment à la ligne :

Car la liqueur versée avait une teinte bleue… un bleu foncé, comme un Bleu de Prusse !
— Le Philtre bleu ! bégaya M. Godd.
— Le Philtre bleu ! balbutia M. Hamm.
— Le Philtre bleu ! bredouilla M. Quik.
Tous trois chancelèrent… (p. 85).

On n’est donc guère étonné par l’écriture, mais on peut l’être par le décor, par la galerie de personnages, par les horreurs que subissent (ou pas) les détectives. On l’est plus encore quand on constate que tous les protagonistes — les amis comme les ennemis de Jacobson — s’expriment, dans leur vie quotidienne, en anglais, bien que le récit soit livré en français. Si Jacobson peut lire en français les romans publiés par l’éditeur original du Philtre bleu, les éditions Édouard Garand — charité bien ordonnée commence par soi-même —, il n’en est pas de même de Quik, qui ne parle pas cette langue : «Vraiment ? je ne savais pas qu’on écrivait en français en Canada» (p. 71). Jean Féron — Joseph-Marc-Octave-Antoine Lebel de son vrai nom — met en scène une société qui n’est pas celle que l’on trouve habituellement dans les romans de la même époque. La fin du roman consistera d’ailleurs en un jeu de mots, uniquement en anglais, sur le nom de l’agence de détectives (p. 113).

Tout ça, c’est indubitable, nous change du roman du terroir.

P.-S. — Un mot sur l’édition. Il faut féliciter les gens de Moult éditions, dont c’est le deuxième titre, de donner à lire pareille curiosité, mais ils ont encore du travail à faire, et doublement. En matière de typographie : coquilles, ligatures aléatoires, espacements irréguliers. En matière d’interprétation : le rapprochement de Féron avec Sade, même martelé en préface et en postface, n’est guère convaincant; la Juliette du divin marquis n’est pas «une héroïne de roman policier» (p. 118); il n’est pas sûr que l’imagination soit «un organe du texte» (p. 120); il faut beaucoup de bonne volonté pour faire de ce roman une œuvre érotique; il est question de censure dans la postface, mais on ne sait pas si ce roman de Féron a été censuré ou pas (en tout cas, il n’apparaît pas dans le Dictionnaire de la censure au Québec). Une dernière chose : le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec dit que l’auteur est né en 1879 et est mort en 1955 (p. 706); le Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord (p. 508) et l’Histoire de la littérature québécoise (p. 211) donnent 1881 et 1955; dans sa postface, Christian Lacombe retient 1881 et 1946 (p. 116). Qu’en est-il ?

 

Références

Biron, Michel, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, avec la collaboration de Martine-Emmanuelle Lapointe, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, 689 p. Ill.

Dionne, René, «De la littérature française à la littérature québécoise (évolution de la littérature canadienne-française)», dans René Dionne (édit.), le Québécois et sa littérature, Sherbrooke et Paris, Naaman et ACCT, 1984, p. 31-46. (La citation d’Henri-Raymond Casgrain se trouve p. 38-39.)

Féron, Jean, le Philtre bleu. Grand récit canadien, Montréal, Moult éditions, coll. «Inauditus», 2, 2011, ix/125 p. Illustrations d’Albert Fournier. Préface de Jasmin Miville-Allard. Postface de Christian Lacombe. Édition originale : 1924.

Hamel, Réginald, John Hare et Paul Wyczynski, Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord, Montréal, Fides, 1989, xxvi/1364 p.

Hébert, Pierre, Yves Lever et Kenneth Landry (édit.), Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma, Montréal, Fides, 2006, 715 p. Ill.

Lemire, Maurice, avec la collaboration de Gilles Dorion, André Gaulin et Alonzo Le Blanc (édit.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec. Tome II. 1900-1939, Montréal, Fides, 1980, xcvi/1363 p.

-ounes

Le français du Québec est friand des mots en –oune.

La minoune est une voiture qui a subi des ans l’irréparable outrage. C’est aussi une femelle féline, voire un hypocoristique (Viens ici, ma minoune).

La pitoune est un jeton, une pièce de bois flotté ou une beauté — nécessairement féminine — surfaite (littéralement). Martin Winckler emploie le mot en ce dernier sens dans son polar les Invisibles (2011, p. 152).

Dans le même registre, poupoune n’est guère mieux. Celle-ci peut être «extrême», croit la Presse (23 octobre 2010, p. A5). Si elle fréquente les pistes de course, elle est dans une catégorie, au moins lexicale, à part : «“Les racing poupounes” : jolies reliques du passé» (la Presse, 28 novembre 2011, cahier Auto, p. 16). Elle a son verbe : se poupouner.

En revanche, poupoune peut s’employer pour parler affectueusement d’une enfant. Ainsi, la chanteuse Shilvi a un album intitulé Ma p’tite poupoune (2001).

Comme le ti-coune, la nounoune n’est pas appréciée pour ses qualités intellectuelles. On suppose qu’il en va de même de la «paranounoune» évoquée par Mélika Abdelmoumen (le Dégoût du bonheur, 2001, p. 154). Certains lecteurs de ce blogue se sont demandé récemment si le mot n’est pas la forme féminine de nono; sur le plan du sens, cela se défend; en revanche, sur le plan morphologique, le passage de nono à nounoune ne va pas de soi. (Cela étant, on peut imaginer un cas semblable, de coco à coucoune.)

Les foufounes désignent l’arrière-train, sans distinction de sexe : tout le monde en a. Elles ont donné leur nom à un célèbre bar montréalais, Les foufounes électriques. À l’antipode des foufounes, il y a la noune (chez les femmes) ou la bizoune (chez les autres).

Une chanson est une toune, par exemple «Toune d’automne» des Cowboys fringants (Break syndical, 2002).

La toutoune n’a (généralement) rien à voir avec la musique. Le mot désigne une personne du sexe, un brin enrobée. Francine Allard a signé une Défense et illustration de la toutoune québécoise (1991); le catalogue numérique de Bibliothèque et Archives nationales du Québec classe ce titre sous «Femmes obèses–Humour».

Les gougounes se portent aux pieds. Ailleurs qu’au Québec, ce seraient des sandales de plage ou des tongs.

La balloune existe sous deux orthographes, avec une l ou deux, et sous au moins cinq espèces. L’une est enfantine : on souffle une balloune comme on souffle un ballon. La deuxième est pré-enfantine : une femme en balloune est enceinte. Les deux suivantes relèvent de la beuverie : qui part sur une balloune vise l’imbibition alcoolique, au risque d’être forcé à souffler dans l’ivressomètre (à souffler dans la balloune). La dernière est sportive : une balloune est un tir sans force au baseball ou au tennis, par exemple.

Qui fait la baboune ou, plus simplement, qui baboune, exprime ouvertement son mécontentement. La bouderie a plus d’un nom, comme la lèvre (aussi dite baboune).

La doudoune québécoise n’est pas une «Veste matelassée, légère et chaude» (le Petit Robert, édition numérique de 2010), mais un «Objet choisi par le jeune enfant qui s’y attache; objet transitionnel» (bis). Bref, un doudou.

La guidoune est une personne aux mœurs légères, femme (surtout) ou homme. Il lui arrive donc de guidouner, parfois contre rétribution. L’ange tutélaire de l’Oreille tendue, André Belleau, avait une belle formule pour parler des échanges linguistiques : «La langue française aussi est à tout le monde. C’est une guidoune que personne n’a réussi à maquer» (éd. de 1986, p. 35).

Parmi les mots en -oune, il en est un particulièrement populaire depuis quelques années. Il y a jadis naguère, surtout dans les cours d’école, moumoune désignait l’efféminement, voire l’homosexualité; il évoque aujourd’hui une faiblesse supposée, et désapprouvée. Les exemples abondent, avec ou sans italiques : «Ce n’est pas un hasard si “moumoune” rime avec “Sigmund”» (le Devoir, 10 juin 2003); «Gang de moumounes» (la Presse, 26 janvier 2004); «Je n’ai pas envie d’avoir l’air d’une moumoune en sortant d’ici» (Suzanne Myre, Humains aigres-doux, p. 148); «Camping de moumoune» (le Devoir, 14 octobre 2005, p. B10); «Croisière d’hiver pour une moumoune quatre saisons» (le Devoir, 24 février 2006, p. B10); «Éloge du hockey moumoune» (la Presse, 21 avril 2006, p. A5); «Ce n’est pas sa faute si vous êtes aptères, / Mounounes, / À ce que rapportent les dernières dépêches Reuter» (François Hébert, Toute l’œuvre incomplète, p. 9). On ne devient pas moumoune; on «vire moumoune» (Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones, p. 48). La moumoune est victime de sa moumounerie : «Toutes ces moumouneries étaient inutiles pour un Bleuet qui a fait la drave» (la Presse, 1er mars 2003).

On imagine sans peine les euphoniques concaténations que permet cette terminaison.

«[Deux] filles, l’une un peu nounoune et nièce de la Poune [surnom de la comédienne Rose Ouellette], l’autre un brin toutoune et qui ne quittait jamais ses gougounes, se promenaient dans une minoune rue Sainte-Catherine Est. Au feu rouge, à la sortie d’un bar de moumounes, une cliente, partie sur une balloune, traitait ses amis de guidounes» (le Devoir, 5 décembre 2003).

«les poupounes les toutounes
avec leurs grosses foufounes
forment des rimes assez nounounes» (Plume Latraverse, «Le beau filon», Chants d’épuration, 2003)

Plume a raison : le «filon» est «beau».

 

[Complément du 7 janvier 2017]

Un esprit chagrin pourrait voir, dans la «baboune boudeuse» de Patrick Senécal en 2011 (p. 249), un pléonasme (mais aussi une alliération).

 

[Complément du 8 avril 2022]

Qui ne souhaite pas utiliser guidoune peut remplacer ce mot par guedaille. Exemple tiré de Mouron des champs de Marie-Hélène Voyer (2022) : «boîtes de dévotion maisons de poupées bagues de foi brassards de communion trousseaux rongés Vierges d’accouchées coiffes de Sainte-Catherine guêpières de guedailles robes d’enfirouapeuses fourrures informes fuseaux rouets soufflets icônes de bois Jésus de cire statues de carême images pieuses aux visages effacés» (p. 89).

N.B. En 1981, Léandre Bergeron propose la graphie guédaille (p. 108), de même que Pierre Corbeil en 2011 (p. 138); Ephrem Desjardins, en 2002, guidaille (p. 91). C’est comme ça.

 

[Complément du 21 avril 2022]

Coup double, chez Stéfanie Tremblay, dans Musique (2022) : «lady guedaille de Sainte-Guedoune» (p. 63). On notera le guedoune mis pour guidoune.

 

Références

Abdelmoumen, Mélika, le Dégoût du bonheur, Montréal, Point de fuite, 2001, 174 p.

Allard, Francine, Défense et illustration de la toutoune québécoise, Monréal, Stanké, 1991, 125 p.

Belleau, André, «Parle (r)(z) la France», Liberté, 138 (23, 6), novembre-décembre 1981, p. 29-34; repris, sous le titre «Parle(r)(z) la France», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 45-47; repris, sous le titre «Parle(r)(z) de la France», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 33-38; repris, sous le titre «Parle(r)(z) de la France», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 33-38. https://id.erudit.org/iderudit/60322ac

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Corbeil, Pierre, Canadian French for Better Travel, Montréal, Ulysse, 2011 (troisième édition), 186 p. Ill.

Les Cowboys fringants, Break syndical, 2002, disque audionumérique, étiquette La Tribu.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Latraverse, Plume, Chants d’épuration, 2003, disque audionumérique, étiquette Disques Dragon.

Myre, Suzanne, Humains aigres-doux. Nouvelles, Montréal, Marchand de feuilles, 2004, 157 p.

Roy, Patrick, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p.

Senécal, Patrick, Malphas 1. Le cas des casiers carnassiers, Québec, Alire, coll. «GF», 16, 2011, 337 p.

Shilvi, Ma p’tite poupoune, 2001, disque audionumérique, étiquette Les Disques Petite Plume.

Tremblay, Stéfanie, Musique, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 120 p.

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Winckler, Martin, les Invisibles, Paris, Fleuve noir, 2011, 277 p.

Souligner ou pas ?

L’écrivain Martin Winckler vit maintenant à Montréal. C’est là où il situe l’action de son plus récent roman, un polar, les Invisibles (2011). Pour aller vite : meurtres, finalement résolus, parmi les itinérants autochtones, les éthiciens et les mécènes des uns et des autres.

Winckler a-t-il cédé, comme plusieurs de ses compatriotes, au syndrome Ma cabane au Canada ? Non.

Sur le plan factuel, une seule erreur est à signaler : Stephen Harper est rebaptisé Steven (p. 43).

Sur le plan linguistique, on félicitera le romancier : il a bien tendu l’oreille. Les dialogues en langue populaire sonnent presque toujours juste : «T’es qui, toué ?» (p. 30); «Qu’est-ce t’attends ?» (p. 31); «Gad’ ta marde !» (p. 32); «C’est-tu tout ce que tu peux faire ?» (p. 34); «Tu t’mets-tu à parler comme nous ?» (p. 161); «Comment t’sais ça ?» (p. 209); «Qu’est-ce tu m’veux, tabarnac ? Laisse-moé donc tranquille !» (p. 217); «Ça vas-tu ?» (p. 264); «T’sais-tu [?]» (p. 268 et 270). Les tournures idiomatiques sont bien choisies : «la question à mille piasses» (p. 122); «Jamais dans cent ans !» (p. 269). L’alternance codique anglais / français, si typique de Montréal, est fréquente. Il n’est que de très rares cas où l’on peut chipoter. On ne parle guère de «meublé» (p. 22, 23 et 44) à Montréal. Au lieu de «Crisse ! Remue-toi !» (p. 30), on aurait attendu quelque chose comme «Crisse ! Grouille-toi !» ou, mieux, «Crisse ! Grouille-toé !». Un policier québécois ne dira jamais «Monsieur, posez la batte, s’il vous plaît» (p. 216); le masculin est de rigueur. Qu’on se rassure : on a vu bien pire.

Il y a pourtant un aspect du roman — en l’occurrence de sa mise en pages — qui est moins réussi : certains mots qui seraient propres au français du Québec sont en italiques, d’autres pas, sans qu’il soit toujours possible de comprendre pourquoi. Pour «parce que», il y a «Pasque» (p. 99) et «Pasque» (p. 264). Quand on «s’enivre», on lit «s’paqueter la gueule» (p. 99) et «m’paqueter la gueule» (p. 200). Les compagnes sont des «blondes» (p. 152), puis des «blondes» (p. 154, 241 et 269). Pourquoi «logement» (p. 22, 173 et 213), mais «cans» (p. 20) ?

Le narrateur, un Français fraîchement débarqué à Montréal, se met à parler de «cellulaire» — on peut légitimement penser qu’il aurait dit «portable» à la maison —, on le voit «pitonner» dans un «4 1/2» (p. 226) et on l’entend dire «niaiseuse» (p. 152), tout cela sans italiques. En revanche «poupouner» (p. 99), «pitoune» (p. 152) et «pantoute» (p. 239) en ont.

L’usage des jurons n’est pas plus clair. Page 30 : «Crisse ! Remue-toi !». Page 166 : «toute une tabarnac de crisse d’utopie». Page 210 : «Crisse». Page 213 : «une tabarnac de procédure». Page 217 : «Qu’est-ce tu m’veux, tabarnac ?». Page 260 : «Calisse». Ça fait désordre.

On a déjà rencontré, ici même, un problème identique, dans un autre polar, Peaux, de Diane Vincent (2009).

Morale de cette histoire ? Accueillez les mots du cru comme vous accueillez les autres; ça sera plus simple pour tout le monde.

 

Références

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.

Winckler, Martin, les Invisibles, Paris, Fleuve noir, 2011, 277 p.

Dixième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Allitération

Définition

«Retours multipliés d’un son identique» (Gradus, éd. de 1980, p. 33).

Exemples

En f : «rencontre fortuite du fiancé furax, à vingt futaies de mon futon» (Éric McComber, la Solde, p. 20).

En f, bis : «feu de fleur fumée envolée» (Plume Latraverse, «Blouse d’automne», Chants d’épuration).

En g : «Gare goret, tu te goures de Gourin» (Jean Rouaud, les Champs d’honneur, p. 69).

En n : «Non, il n’est rien que Nanine n’honore» (Voltaire, Nanine, acte III, sc. dernière).

En p : «Pourquoi Pierre Pitre parle presque pas ?» (titre d’une chanson d’Arseniq33).

En p, bis : «une pomme on n’peut plus pulpeuse» (Plume Latraverse, «Érosion éolienne», Chants d’épuration).

En v : «Ce vent vert qui vient des villes» (Forces, 167, automne 2011, p. 43).

En fricatives : «Il perçut, tout autour de son corps, les sons entrelacés des vagues, du vent, et du vent sur les vagues, comme un vaste frisson froid, frisé, froncé, froissé, et ce fut sur ce fond farci de fricatives qu’il entendit se rapprocher les mercenaires» (Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, p. 234-235).

En image et en ville :

Vos vets en ville, enseigne, rue Décarie, Montréal

 

 

[Complément du 8 décembre 2011]

Les passionnés de Philip Roth et de baseball se souviendront des premières pages du «Prologue» de son The Great American Novel (1973). Non seulement elles abondent en allitérations, mais le narrateur, Word Smith, y livre des bribes de sa théorie en matière de rhétorique. En une formule : «Alliteration is at the foundation of English literature» (éd. de 1980, p. 9). Rien de moins.

 

[Complément du 18 juin 2012]

«Un jour, je le jure, je jouirai d’un juste juillet joyeux, juste pour jubiler de juin joufflu, juteux, jeté» (@franciroyo).

 

[Complément du 12 août 2015]

En titre et en image, gracieuseté de @mcgilles :

P. Nouvel, Crissements de Kriss, couverture

 

[Complément du 11 avril 2016]

Allitération du jour, tirée de la Presse+ : «Voilà, Voiles en Voiles envoie la voile.»

 

[Complément du 27 avril 2016]

F comme…

Affiche de film érotique, dans le Dictionnaire de la censure au Québec, 2006, p. 553

Source : Hébert, Pierre, Yves Lever et Kenneth Landry (édit.), Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma, Montréal, Fides, 2006, 715 p., p. 553.

 

[Complément du 5 juin 2016]

Conseil du jour, via @AcademiaObscura : «Always avoid alliteration. Alternatives are available

 

[Complément du 3 août 2016]

Dans ses fabuleux Mémoires, Open (2009), le joueur de tennis Andre Agassi offre une utile mise en garde : «Bud Collins, the venerable tennis commentator and historian, the coauthor of [Rod] Laver’s autobiography, sums up my career by saying I’ve gone from punk to paragon. I cringe. To my thinking, Bud sacrificed the truth on the altar of alliteration. I was never a punk, any more than I’m now a paragon» (éd. de 2010, p. 371). L’allitération n’est pas un autel («altar»), dit-il. En revanche, «the altar of alliteration», n’est-ce pas une allitération ?

 

[Complément du 19 septembre 2017]

Ella aussi…

Ella Sings Sweet Songs for Swingers, 1959, pochette

 

 

[Complément du 10 décembre 2017]

Cette allitération (en p) provient des Notules du jour : «“Dans le domaine de la mode, signalons les nouveaux Peignes Pleins Pour Personnes Pelées. On a remarqué bien souvent, en effet, combien était absurde, pour des personnes entièrement chauves, l’usage du peigne ordinaire à dents divisées. Le peigne plein, au contraire, est un polissoir du plus heureux effet qui, loin d’écorcher le crâne inutilement, lui donne l’aspect brillant d’un ivoire ancien.” Gaston de Pawlowski, Inventions nouvelles & dernières nouveautés

(Les Notules ? Par ici.)

 

[Complément du 19 décembre 2017]

P comme poules.

Poules qui pondent, 1927, couverture

 

 

[Complément du 19 décembre 2018]

Wine, Women and War, couverture

 

[Complément du 15 avril 2019]

Encore en p.

«Prison passion péril possession», Bibliothèque nationale de France, 2019

 

 

[Complément du 22 mai 2019]

En w.

The Weird of the White Wolf, couverture

 

 

[Complément du 6 juillet 2019]

En (double série de) s : «Tel un animal savant (“sussucre”, susurre ce sadique Sabrecourt), la Tourterelle d’argent a dû longtemps se consacrer uniquement à apprendre sous sa férule les rôles du répertoire (“Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?”).» L’Oreille tendue — promis juré — n’avait aucun souvenir d’avoir publié cette phrase en… 2002.

 

[Complément du 4 avril 2022]

En f : «sifflons feux follets fumées vents fous» (Mouron des champs, p. 33).

 

[Complément du 5 avril 2022]

Allitération en a, «impeccable» selon son auteur, Jean-Philippe Toussaint :

Dans les vapeurs de l’air ambiant, flottait une odeur de détergent parfumé, aux relents d’andropogon, d’ammoniaque et d’agrumes.

Avant d’écrire cette phrase dans Faire l’amour, je ne connaissais pas, je le confesse, le mot andropogon. Je crois, mais le souvenir est lointain, que je cherchais un équivalent au mot anglais lemon grass, parce qu’il me semblait qu’il devait régner une odeur de citronnelle dans cette piscine du grand hôtel de Shinjuku où se trouve le personnage. Mais, ouvrant un dictionnaire, puis un autre, mes recherches m’ont entraîné trop loin et je me suis vite retrouvé avec trop de mots sur les bras, parmi lesquels l’énigmatique schénanthe ou l’exotique herbe au chameau. J’ai jeté mon dévolu sur cet impénétrable andropogon, qui m’offrait l’occasion d’une impeccable allitération : «d’andropogon, d’ammoniaque et d’agrumes». J’étais satisfait, et je pensais que les choses s’en tiendraient là. Mais lorsque, quelques années plus tard, au collège de Seneffe, mes traducteurs, déconcertés, m’ont interrogé sur cet andropogon, j’ai bien dû leur avouer que j’en ignorais l’origine, et nous avons été amenés à nous poser cette intéressante question : comment traduire dans une autre langue un mot qu’à l’origine l’auteur ne comprend pas lui-même en français ?

 

[Complément du 7 avril 2022]

En t, chez la Monique Proulx des Aurores montréales : «Prends garde à toi, Ugo Lagorio, je m’en viens tuer la tiédeur qui te tue» (éd. de 2016, p. 98).

 

[Complément du 22 janvier 2024]

Deux occurrences dans le Crook Manifesto (2023) de Colson Whitehead.

En p : «Quincy huffed in disgust. “Pickles. Pepper. Pope—what is this, some kind of fucked-up convention”» (p. 164).

En s : «Grinding & Sharpening Blades Saws Scissors Skates» (p. 185).

 

[Complément du 21 avril 2024]

En h : «I stamped through the high, hushed, hollow marble halls and accosted the grand ex-cavalry officer who started the twenty elevators» (The Body on Mount Royal, p. 131).

 

Références

Agassi, Andre, Open. An Autobiography, New York, Vintage Books, 2010, 385 p. Ill. Édition originale : 2009.

Arseniq33, Tranquillement les tranquillisants, 2002, étiquette Indica.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Latraverse, Plume, Chants d’épuration, 2003, étiquette Disques Dragon.

McComber, Éric, la Solde. Roman, Montréal, La mèche, 2011, 218 p. Ill.

Melançon, Benoît, «Diderot chez les francs-maçons : les Gymnastes de l’émotion. Ode au théâtre, sur fond de mauvaise critique / Louis Champagne et Gabriel Sabourin», Jeu, 104, septembre 2002, p. 12-17. https://id.erudit.org/iderudit/26390ac

Montrose, David, The Body on Mount Royal, Montréal, Véhicule Press, A Richochet Book, 2016, 237 p. Édition originale : 1953. Introduction de Kevin Burton Smith.

Proulx, Monique, les Aurores montréales. Nouvelles, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 85, 2016, 238 p. Édition originale : 1996.

Roth, Philip, The Great American Novel, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1980, 382 p. Édition originale : 1973.

Rouaud, Jean, les Champs d’honneur. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1990, 187 p.

Toussaint, Jean-Philippe, C’est vous l’écrivain, Paris, Le Robert, coll. «Secrets d’écriture», 2022, 176 p. Édition numérique.

Voltaire, Nanine ou le Préjugé vaincu, dans Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 241, 1972, vol. I, p. 871-939 et p. 1442-1449. Textes choisis, établis, présentés et annotés par Jacques Truchet. Édition originale : 1749.

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Colson Whitehead, Crook Manifesto. A Novel, New York, Doubleday, 2023, 319 p.