Autoportrait de lectrice-cueilleuse

Chantal Thomas De sable et de neige, 2021, couverture

«J’appartiens à l’âge de la cueillette. Une sorte de blocage archaïque m’a arrêtée à ce stade. Et quand j’ai commencé non de pouvoir lire mais de prendre le goût de lire, j’ai pensé que j’irais à travers des milliers de pages animée de l’esprit de cueillette, j’empilerais au fur et à mesure de leur découverte des mots, des phrases, des tournures dans un baluchon extensible, qui aurait la vertu de s’alléger tout en s’accroissant.»

Chantal Thomas, De sable et de neige, avec des photos d’Allen S. Weiss, Paris, Mercure de France, coll. «Traits et portraits», 2021, 199 p., p. 177.

Autoportrait au pardessus

Antoine Brea, l’Instruction, 2021, couverture

«Dans les panneaux transparents et les verrières étincelantes, je surprenais partout la silhouette du même homme discret en costume neutre, au pardessus sans teinte porté sur le bras pour ne pas transpirer, du même homme jeune plutôt bien de sa personne mais à l’allure rébarbative, avec des mouvements lents, précis d’homme fatigué, d’homme fatigué mais attentif. Un homme dont l’œil était las, dont tout le corps était engourdi, et pourtant le fait d’avoir passé une sale nuit cette fois n’y était pour rien, ni la douceur tout estivale de cet après-midi de fin novembre, c’était plutôt comme si moi, Favre Patrice, qui étais cet homme que je croisais et que j’avisais en étranger, comme si je me laissais aller, que je mollissais après avoir suivi trop nerveusement un but presque touché du doigt.»

Antoine Brea, l’Instruction. Roman, Montréal, Le Quartanier, série «QR», 154, 2021, 310 p., p. 271-272.

Portrait préfunéraire du jour

Germaine Guèvremont, le Survenant, éd. de 1954, couverture

«Un soir, Angélina Desmarais se joignit à la compagnie. Un teint cireux et une allure efflanquée la faisaient ressembler à un cierge rangé dans la commode depuis des années. Sans cesse ses cheveux morts s’échappaient du peigne par longues mèches sur la nuque. Seuls ses yeux vifs et noirs, brillants comme deux étoiles, vivaient sous le front bombé.»

Germaine Guèvremont, le Survenant. Roman, suivi d’un «Vocabulaire», Paris, Plon, 1954, 246 p., p. 41. Édition originale : 1945.

L’art du portrait à rallonge

Lawrence Block, The Burglar Who Painted Like Mondrian, 1983, couverture

«Four more men filled out the audience. One had a round face and a high forehead and looked like a small-town banker in a television commercial, eager to lend you money so that you could fix up your home and make it an asset to the community you lived in. His name was Barnett Reeves. The second was bearded and booted and scruffy, and he looked like someone who’d approached the banker and ask for a college loan. And be turned down. His name was Richard Jacobi. The third was a bloodless man in a suit as gray as hiw own complexion. He had, as far as I could tell, no lips, no eyebrows, and no eyelashes, and he looked like the real-life banker, the one who approved mortgages in the hope of eventual foreclosure. His name was Orville Widener. The fourth man was a cop, and he wore a cop’s uniform, with a holstered pistol and a baton and a memo book and handcuffs and all that great butch gear cops get to carry. His name was Francis Rockland, and I happened to know that he was missing a toe, but offhand I couldn’t tell you which one.»

Lawrence Block, The Burglar Who Painted Like Mondrian. A Bernie Rhodenbarr Mystery, New York, HarperCollins, 2005. Édition numérique. Édition originale : 1983.

Portrait sommaire

Jean-Patrick Manchette, la Position du tireur couché, 1981, couverture

«— Tout va bien. Décrivez-moi cette personne.

— C’était une dame, dit le réceptionniste. Je ne sais pas quoi dire. Des cheveux noirs, courts, en forme de casque, ça se porte beaucoup en ce moment, avec une frange, voyez-vous ? Des yeux bleus, un nez fin et long, une bouche un peu tombante, comme Jeanne Moreau, l’actrice, voyez-vous ? Et puis quoi ? Taille moyenne, peut-être un mètre soixante-trois. Un imperméable en nylon bleu marine, boutonné jusqu’au cou, et des bottes de cuir bleu. Elle avait un chapeau de pluie à la main, assorti à son imperméable, et… ah, elle portait des gants montants en peau bleue. Elle fumait une cigarette à bout liégé. Elle m’a donné vingt francs, deux pièces de dix. C’est tout ce que je vois. Ah si. Pour me permettre un jugement, monsieur, elle avait la peau sèche. Les joues roses, voyez-vous ? Mais comme après qu’on a pelé à cause d’un coup de soleil, ou bien comme lorsqu’on a une mauvaise circulation. Ça n’allait pas jusqu’à la couperose, parce que c’est une dame d’une trentaine d’années, mais cependant… Certaines Anglaises et certaines Scandinaves ont ce genre de teint. Je crains de ne pas me rappeler grand-chose d’autre, en fait. Je ne suis pas très observateur et je n’ai pas fait très attention.»

Jean-Patrick Manchette, la Position du tireur couché, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 1856, 1981, 181 p., p. 58-59.