Des deux espèces de la fierté

Publicité dans le Devoir de ce samedi : «Blank. Vêtements fièrement fabriqués ici» (12-13 décembre 2009, p. A22). Le site Web de l’entreprise est plus clair : «Blank. Vêtements fièrement fabriqués au Québec.»

Il est vrai que la fierté est fréquente au Québec.

Il fut un temps où le slogan de la ville de Montréal était «La fierté a une ville». Pour encourager — du moins en théorie — l’économie hors des grands centres, le gouvernement du Québec a créé un Fonds d’intervention économique régional (FIER). Les exemples de fierté municipale, régionale ou provinciale ne manquent pas.

Ce n’est pas (tout à fait) à cela que pensent Les Cowboys fringants quand ils chantent, dans «Toune d’automne», sur l’album Break syndical (2002) : «Chu fier que tu m’aies pas ram’né / Un beau-frère de l’Alberta / Ça m’aurait un peu ébranlé.»

Fier, c’est aussi, tout bêtement, être content.

Je suis fier d’avoir reçu l’argent du FIER désigne donc aussi bien le sentiment patriotique qu’un plaisir bien personnel.

 

[Complément du 30 mars 2022]

C’est ce deuxième sens qu’on entend, en 1863, dans Forestiers et voyageurs, de Joseph-Charles Taché : «Je n’ai pas besoin de vous dire si j’étais fier d’abandonner un pays si tourmenté» (éd. de 2014, p. 219).

 

Référence

Taché, Joseph-Charles, Forestiers et voyageurs. Mœurs et légendes canadiennes, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact classique», 137, 2014, 267 p. Texte conforme à l’édition de 1884, avec une postface, une chronologie et une bibliographie de Michel Biron. Édition originale : 2002.

Inconfort linguistique

Le vendeur de chaussures, tout à l’heure : «Celles-là, elles sont confo.» Encore heureux qu’il n’ait pas dit «Elles sont conf’.»

 

[Complément du 8 février 2015]

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de dire du bien des publicités de la Maison Corbeille (voir ici). En voici une nouvelle, pour ses meubles en cuir (de vache).

Publicité de la Maison Corbeil, février 2015

 

 

Défense et illustration de la garnotte

Il y a de ces mots que la langue populaire utilise à plusieurs sauces : leur existence doit nous réjouir. Garnotte est de ceux-là.

Certaines routes du Québec, inégalement carrossables, sont couvertes de garnotte (au singulier). Il s’agit alors de petites pierres concassées.

Dans le domaine sportif (baseball, hockey), le mot désigne un tir puissant. Le défenseur Marc-André Bergeron a une méchante garnotte. Le frappeur n’a pas vu passer la garnotte d’Éric Gagné. (Le verbe garnotter n’existe qu’en ce sens.)

Comment est-on passé de la pierre au sport ? Hypothèse : vitesse oblige, une rondelle ou une balle puissamment propulsée n’est guère plus grosse, à la vue, que de la garnotte.

Les dictionnaires hexagonaux ne connaissent pas le mot : ni le Trésor de la langue française informatisé, ni le Petit Robert, ni le Petit Larousse, ni le Dixel. Il n’y a pas lieu de s’en étonner.

C’est malheureusement aussi vrai des dictionnaires québécois sérieux : le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française, le Multidictionnaire de la langue française de Marie-Éva de Villers (2009), le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992), le Dictionnaire du français Plus. À l’usage des francophones d’Amérique (1988), la Base de données lexicographiques panfrancophone (Québec).

Les dictionnaires folkloriques ne connaissent que le premier sens de garnotte :

«Gravier, gravillon. “Tourne au chemin en garnotte, pis fais trois milles !”» (Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français […], p. 87-88 );

«n.f. — Cailloux concassés» (Dictionnaire de la langue québécoise, p. 244).

Dans les citations du Trésor de la langue française au Québec, on trouve quelques occurrences du mot, mais sans définition. Elles proviennent notamment de Jacques Renaud, de Jeanne d’Arc Jutras, de Fred Pellerin, des Cowboys fringants, de périodiques. Une seule concerne le sens sportif du mot (le Droit, 19 août 1993, p. 47).

Il faudrait corriger cette grave injustice et donner droit de cité, en sa double acception, à garnotte.

 

[Complément du 18 juillet 2011]

Ô joie ! Le Petit Robert 2012 accueille garnotte, dixit Radio-Canada.

 

[Complément du 22 août 2011]

Tous les divorces ne sont pas également harmonieux. Dany Larivière, le maire de la municipalité québécoise de Saint-Théodore-d’Acton, en a récemment donné la preuve. Histoire d’attirer l’attention des autorités policières sur sa situation — il a réussi —, il a offert à son ex-femme un cadeau dont elle se souviendra longtemps. Le matin de son anniversaire, Isabelle Forest a trouvé un rocher de 20 tonnes devant sa propriété. Sur une face, «Bonne fête Isa»; sur l’autre, «Pour tout ce que tu fais pour moi». Pourquoi cet encombrant présent ? Larivière «a dit avoir voulu donner à son ex-femme, de qui il est divorcé depuis plus d’un an, la “grosse garnotte” qu’elle lui aurait toujours demandée pour son anniversaire» (la Presse, 16 août 2011, p. A16). Bien que le malheureux divorcé soit propriétaire d’une entreprise d’excavation, on peut légitimement penser que la «grosse garnotte» dont il est question ne sert pas à remblayer. Cette «garnotte»-là est une pierre (autrement) précieuse. En contexte (post)conjugal, il est probable qu’il s’agit d’un diamant. La différence est de taille, au point qu’on voit mal monsieur et madame se rabibocher.

 

[Complément du 21 janvier 2016]

Soit la phrase suivante : «Puis [Gibson] dévisse une garnotte dans les gradins du champ droit» (le Devoir, 19 janvier 2016, p. B6). Il s’agit de baseball. En 1988, Kirk Gibson a frappé avec beaucoup de puissance (il l’a «dévissé») le non moins puissant tir du lanceur adverse (sa «garnotte»). (Dans ce sport, les lancers sont aussi des offrandes.) On ne confondra pas «champ droit» et «champ gauche».

 

[Complément du 21 janvier 2016]

Depuis quelques jours, cet article du blogue est particulièrement populaire. L’Oreille tendue se demandait pourquoi. Réponse ci-dessous, via @vanessa_icietla (merci).

 

[Complément du 3 mars 2017]

Au royaume de la pierre, garnotte est sœur de gravelle, d’où le fait qu’on puisse «baptiser en français» le gravel bike «vélo à gravelle ou à garnotte» (vélomag, 22 février 2017). Merci à @petitsmorceaux pour le tuyau.

 

[Complément du 15 août 2022]

La garnotte que l’on se fait passer au doigt peut, en effet, être conjugale, foi de Carolanne Foucher :

ma psy est revenue de voyage très bronzée
avec une garnotte autour de l’annulaire (Submersible, p. 93)

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Foucher, Carolanne, Submersible. Poésie, Montréal, Éditions de ta mère, 2022, 133 p.

Au tournant du siècle dernier

Sylvie Brunet, les Mots de la fin du siècle, 1996, couverture

Quels étaient les mots, les usages et les images populaires à la fin du XXe siècle ? Sylvie Brunet en avait dressé la cartographie dans les Mots de la fin du siècle (1996).

L’ouvrage n’a perdu ni son intérêt ni son actualité. Certains des «modismes» (expressions à la mode) repérés alors ont toujours cours : grave, j’te dis pas, délocaliser, quelque part. Les propos sur le tutoiement (p. 193-197), et notamment celui de Patrick Bruel (on est en 1996…), font mouche, aujourd’hui comme hier. L’économie des mots de liaison sévissait déjà (p. 156-159). L’emprise des médias n’a pas changé : «Notre koinè à nous, c’est le médiatique» (p. 248). Les exemples sont nombreux et bien choisis.

À la lecture, un constat s’impose : l’état de discours que décrit Sylvie Brunet est encore, pour une bonne part, celui dans lequel nous vivons, en France comme au Québec.

Une citation, pour terminer ce bref éloge : «La mayonnaise qui prend évoque un phénomène d’adhésion collective, spontanée et aléatoire, et revient à “réussir dans une entreprise” tandis que le soufflé qui retombe signifie “échouer dans quelque chose”. Étrange langue que celle des images où le soufflé peut incarner l’antithèse de la mayonnaise !» (p. 88)

 

Référence

Brunet, Sylvie, les Mots de la fin du siècle, Paris, Belin, coll. «Le français retrouvé», 29, 1996, 254 p.

Trekking linguistique

Il fut un temps où l’Oreille tendue fréquentait avec assiduité les rues de Paris. Elle y revient aujourd’hui, après une absence de cinq ans. Elle y est frappée par la présence massive de l’anglais.

Des films gardent leur titre original (Funny People). La publicité automobile vante «The Only One», le «Nouveau Mini One Clubman». Les boutiques s’appellent Cinebank, The Conran Shop, Bike in Paris ou Star Nails. Les bars offrent qui un «Happy Hour», qui un «Happy Diner». Comme les magasins d’alimentation («Simply Market»), les restaurants, y compris ceux qui vendent des «French Specialties», sont particulièrement touchés : Speed Rabbit Pizza, Coffee India. Et le favori de l’Oreille, pour des raisons qui seront évidentes dans quelques semaines :

Restaurant Spice and Wine, Paris, 1er octobre 2009

Est-ce cet engouement qui explique pareille petite annonce ?

Cours d’anglais, Paris, 1er octobre 2009

Peut-être…

De deux interprétations l’une. Ou l’Oreille avait oublié; ou les choses ont bel et bien changé. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : elle a parfois l’impression de se trouver à… Bruxelles.