66 secondes de Count Basie

Count Basie, Straight Ahead, Dot, 1968

L’Oreille tendue ne connaît pas grand-chose à la musique. Bien évidemment, cela ne l’empêche pas d’en parler à l’occasion, soit dans des textes portant sur la chanson, soit dans une série — qu’il faudrait bien poursuivre un jour — sur Ella Fitzgerald.

Parmi les (rares) pièces auxquelles l’Oreille revient sans cesse, il y a le début d’une pièce instrumentale de Count Basie et de son orchestre, «It’s Oh, So Nice».

Cette pièce, l’Oreille l’a découverte il y a très longtemps, du temps où elle servait d’indicatif à l’émission Jazzland, de Don Warner, à la radio anglaise de Radio-Canada. (L’émission a été retirée des ondes en… 1997.)

L’Oreille se souvenait de l’interprète de la pièce, mais pas de son titre. Pendant des années, elle l’a cherché, d’abord en achetant des disques de Basie. Puis, un jour — merci aux échantillons que permet d’écouter Apple sur la plateforme iTunes —, elle a retrouvé ce qu’elle voulait réentendre.

Sur l’album Straight Ahead (étiquette Dot, 1968), la pièce, composée et arrangée par Sammy Nestico, dure 4 minutes 13 secondes. Pour l’Oreille, il n’y a que les 66 premières secondes qui comptent; le reste la laisse de glace (la subtilité s’est envolée).

C’est Count Basie, au piano, qu’on entend le moins : une fois passée l’ouverture, il place quelques notes de-ci, de-là, et c’est tout. Un début lent, un dialogue des cuivres (saxophone, trompette, trombone [?]) où une section cède sa place à l’autre, une basse rythmique (batterie et basse) qui donne sa cohérence à l’ensemble, de lentes montées sans cesse reprises (et qui, malheureusement, culminent à la 66e seconde) : une merveille (retrouvée).

Et l’Oreille ne sait pas la dire.

Détresse du jour

Réjean Ducharme, l’Hiver de force, éd. de 1984, couverture

L’Oreille tendue vient de prendre conscience du fait qu’elle n’a jamais proposé d’article développé sur le verbe zigonner (elle l’évoque cependant ici). Elle ne saurait se l’expliquer. Cela l’inquiète.

Remédions à cela.

Qui zigonne n’arrive pas (bien) à faire quelque chose, mais cela ne l’empêche pas d’essayer, parfois pendant longtemps. Zigonner ne marque jamais une économie de temps.

Le Petit Robert (édition numérique de 2014) classe zigonner dans la catégorie des régionalismes («Canada») et le considère comme «familier». Il en indique trois sens (dont le deuxième n’est jamais tombé dans l’oreille de l’Oreille) :

1. Faire des essais en divers sens, sans savoir s’y prendre.

2. Tenter de se frayer un passage, en se faufilant, en zigzaguant. Zigonner dans la foule.

3. Hésiter, tergiverser. «La plupart des gens zigonnent avant de reconnaître une contradiction» (M. Laberge).

Le verbe peut s’employer seul :

«— Que fait ton père dans la cuisine ?
— Il zigonne.»

On peut lui adjoindre des compléments d’objet directs.

Nicole, dans l’Hiver de force (1973) de Réjean Ducharme, n’est pas douée pour la conduite automobile : «elle zigonne les pédales, elle s’agite, elle s’énerve» (p. 136).

Souvent, il est suivi des préposition sur ou après.

Elle zigonne sur la zapette.

Il zigonne après le piton.

Il a donné naissance à un adjectif : zigonneux et à un substantif : zigonnage.

En 2008, des auditeurs de la radio de Radio-Canada avaient suggéré que ce québécisme soit ajouté au(x) dictionnaire(s). Ils avaient raison.

P.-S. — La Base de données lexicographiques panfrancophone le donne avec une seul n ou deux. Elle en recense plusieurs acceptions (caloriques, halieutiques, équestres, musicales) «vieillies». Zigonner pourrait même renvoyer à la connaissance dite biblique.

P.-P.-S. — Ni le Multidictionnaire de la langue français (2009, cinquième édition) de Marie-Éva de Villers, ni Usito, «Une description ouverte de la langue française qui reflète la réalité québécoise, canadienne et nord-américaine tout en créant des ponts avec le reste de la francophonie», ne connaissent ce mot.

 

[Complément du 8 janvier 2014]

La suite logicielle Antidote propose l’étymologie suivante :

Emprunt au poitevin ou saintongeais zigzounàe, «scier maladroitement»; de l’onomatopée zik-zak, «bruit du va-et-vient d’une scie».

Merci à @revi_redac pour cet ajout.

 

[Complément du 8 juillet 2017]

Dans le quotidien bruxellois le Soir d’hier, l’excellent Michel Francard consacre sa chronique à zigonner. C’est ici, sous le titre «Zigonner sur la zappette».

 

Référence

Ducharme, Réjean, l’Hiver de force. Récit, Paris, Gallimard, 1973, 282 p. Rééd. : Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1622, 1984, 273 p.

Autopromotion 083

«La politique (en effet) se réalise dans les mots
autant que dans les actes.
Il y a des coups de mot
comme il y a des coups d’État
et des coups de foudre»
(Henri Meschonnich,
Des mots et des mondes.
Dictionnaires, encyclopédies,
grammaires, nomenclatures
,
1991).

 

Autour de 10 h 30 ce matin, l’Oreille tendue participera, dans le cadre de l’émission radiophonique Médium large de Catherine Perrin (Radio-Canada), à une discussion avec Carole Beaulieu du magazine l’Actualité sur les insultes politiques. Il y a de quoi faire.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

L’Oreille tendue avait préparé quelques brèves définitions en prévision de la discussion. Les voici. Elles n’engagent qu’elle.

Anarchiste

1. Défenseur d’une conception politique appelée l’anarchisme. Normand Baillargeon est un anarchiste.

2. Citoyen frustré qui décide de ne plus tenir compte des règles de la citoyenneté. Des manifestants violents se disaient anarchistes.

Capitaliste

N’existe plus. Voir néolibéral.

Communiste

Insulte qui a depuis longtemps dépassé sa date de péremption, sauf envers la Corée du Nord et envers Dennis Rodman.

Crypto-

«Élément, du grec kruptos “caché”» (le Petit Robert, édition numérique de 2014). Se dit, pour plus de prudence, de ses adversaires politiques et de leurs objectifs cachés. Selon ses opposants les plus radicaux, le gouvernement de Jean Charest, en 2012, n’était pas un gouvernement fasciste, mais un gouvernement cryptofasciste.

Fasciste

Voir Gestapo. «Jean Charest est fasciste», disait un anarchiste.

Gestapo

La police, quand elle s’en prend à nous et pas aux autres. «Le SPVM et la gestapo, c’est pareil», affirmaient les personnes arrêtées.

-isme

Doctrine à embrasser. Jadis, on embrassait le communisme.

-iste

Embrasseur de doctrine. S’en méfier. Les islamistes intégristes sont contre la Charte québécoise de la laïcité.

Léniniste

Insulte qui a depuis longtemps dépassé sa date de péremption, même en Corée du Nord.

Libéral

N’existe plus. Voir néolibéral.

Marxiste

Chez certains catholiques, méfiance envers les autres catholiques. «François est un pape marxiste», croient les ultraconservateurs; voir -iste.

Marxien

Marxiste qui se méfie des autres marxistes.

Néolibéral

Créature économico-politique dont l’objectif est de manger tous les enfants du monde au petit déjeuner. Le gouvernement Charest était néolibéral. Le gouvernement Marois est néolibéral. Le gouvernement Harper était et est néolibéral.

Socialiste

Défenseur du socialisme. Barack Obama est un socialiste, comme Claude Castonguay; voir –iste. Ne pas voir communiste.

Chronique (partiellement) urbaine

Infidèle à ses habitudes, l’Oreille tendue vient de participer au bilan de l’année écoulée. C’était pour le journal la Presse, à la demande du chroniqueur Patrick Lagacé. (Explication ici.) Elle tire quatre remarques de cette expérience.

I.

L’Oreille était évidemment particulièrement sensible à la catégorie «Expression à ne plus utiliser en 2014» (elle s’était livrée à un exercice semblable à la radio de Radio-Canada le 16 mai 2013). Trois expressions ont été retenues par le jury.

Yolo (You Only Live Once) a terminé en première place.

Urbain en deuxième.

Ostentatoire en troisième.

Pour le choix de yolo, l’Oreille est sceptique («YOLO comme expression de 2013 ? Non. C’est telllllllllllllllement 2012 !» s’est-elle exclamée). Pourquoi ? D’une part, yolo a déjà beaucoup d’heures de vol : c’était un des mots de l’année, en anglais, en 2012. D’autre part, il faudrait distinguer la détestation que l’on peut avoir de l’expression elle-même et celle du comportement qu’elle désigne, sinon on risque de se tromper de cible. Enfin, yolo n’est guère un mot de la communication orale : il est essentiellement utilisé dans les réseaux sociaux. Qui a jamais employé yolo dans la conversation ?

L’Oreille défendait urbain. L’adjectif n’est ni neuf ni propre au français, mais il a pris une folle expansion en 2013. La preuve ? Consultez le blogue Vivez la vie urbaine (merci à @PimpetteDunoyer de l’avoir créé) ou lisez les textes réunis ici dans la catégorie «Ville urbaine».

Ostentatoire a été popularisé par le projet de Charte québécoise de la laïcité. L’Oreille espère avoir un peu de pif en matière de langue. Elle se permettra une (rare) prédiction en la matière : ostentatoire sombrera dans un relatif anonymat fort rapidement, car il est trop lié à une seule sphère de la vie sociale, ce qui n’est pas du tout le cas d’urbain (malheureusement). Pas besoin de l’ostraciser.

II.

Qui veut déterminer le mot de l’année est doublement menacé (triplement, si on compte la confusion du mot et de la chose).

La langue est affaire intime. Ce qui embête une personne en laissera une autre parfaitement insensible. Le risque est dès lors grand de confondre une obsession personnelle avec une vraie plaie sociale.

Il est rare qu’un mot apparaisse et occupe immédiatement l’espace. Le plus souvent, les mots utilisés à toutes les sauces sont des mots qui existent depuis longtemps, auxquels on donne une nouvelle acception ou une nouvelle extension. Des exemples ? Les adjectifs citoyen ou extrême, ces cancers médiatiques.

L’Oreille espère avoir résisté à cette double menace dans son choix.

III.

Pour l’«Expression à ne plus utiliser en 2014», il y eut peu d’élus (trois), mais beaucoup d’appelés. Dans le désordre…

Avec pas de…, on jase là, malaisant, sortir de sa zone de confort, inclusif, exclusivité, citoyen, check, on s’entend, dans le fond, nier, écoutez, selfie, un tsunami de, genre, éclabousser, epic / épique, big, bro, fail, Hey, bo-boy, chest-bras, dudebro, twerking, charte, au niveau de, le gouvernement précédent, controversé, payeurs de taxes, le diable est dans les détails, prendre de la hauteur, suite à, ménage, table de concertation (des intervenants du milieu et des forces vives institutionnelles) ou de pilotage, exactement ou en effet (au lieu de oui ou non), super-poutre, projet structurant, forces vives, plan quinquennal, changement, monopole, du coup, le patient est au cœur de nos priorités ou l’élève est au cœur de nos priorités.

L’Oreille n’est pas peu fière d’en avoir repéré plusieurs au fil des ans.

En revanche, l’expression c’est gras lui pose problème. Que signifie-t-elle ? Dans de récentes agapes festives multigénérationnelles (le souper de Noël), on la connaissait peu, et la tranche d’âge qui en connaissait l’existence (n = 1) ignorait son sens. À l’aide !

IV.

Spectaculaire, le mot de l’année selon Fabien Deglise du Devoir (23 décembre 2013, p. B3), n’était pas dans la liste des collaborateurs, proches ou lointains, de la Presse.

P.-S. — Pour l’ensemble du bilan 2013 de la Presse, voir .