La voix du hockey

En 1979, Roch Carrier publie un conte qui deviendra un classique canadien.

Dans «Une abominable feuille d’érable sur la glace», tous se liguent contre le narrateur, des autres enfants au vicaire-arbitre, simplement parce que, à la suite d’une erreur de la maison Eaton’s, il se voit forcé d’endosser le maillot honni des Maple Leafs de Toronto devant neuf incarnations du joueur de hockey mythique des Canadiens de Montréal, Maurice Richard.

Le texte est devenu tellement célèbre que son incipit, dans les deux langues officielles, orne les billets de banque de cinq dollars de la Monnaie royale canadienne :

Les hivers de mon enfance étaient des saisons longues, longues. Nous vivions en trois lieux : l’école, l’église et la patinoire; mais la vraie vie était sur la patinoire.
Roch Carrier
The winters of my childhood were long, long seasons. We lived in three places — the school, the church and the skating-rink — but our real life was on the skating-rink.

En 1980, l’Office national du film du Canada tire de ce conte, désormais baptisé «Le chandail de hockey», un court métrage d’animation réalisé par Sheldon Cohen. (On peut le voir sur le site de l’ONF.) C’est l’auteur lui-même qui en assure la narration.

Si ses oreilles ne trompent pas l’Oreille tendue, c’est le même Roch Carrier qui assure, dans sa version française, la narration d’une publicité télévisée de Canadian Tire diffusée ces jours-ci. L’objectif de cette publicité est de remercier ceux qui rendent le hockey possible au Canada (joueurs, parents, bénévoles) et de préparer les spectateurs à la tenue des jeux Olympiques d’hiver de 2014.

On pourrait se réjouir qu’un écrivain soit sollicité pour ce genre d’activité. On est toutefois obligé de tempérer son ardeur (littéraire et hockeyistique) quand on entend le narrateur utiliser un anglicisme gros comme un équipement de gardien de but, «levée de fonds» (pour «campagne de financement»). C’est bien la preuve que les écrivains n’ont pas le monopole de la correction linguistique.

P.-S. — Pierre Houde, le descripteur des matchs de hockey à la télévision du Réseau des sports, aime répéter que le prénom de Jonathan Toews, le brillant joueur de centre des Blackhawks de Chicago, doit se prononcer Jonathan, à la française, et non Djonathane, à l’anglaise, sa francophone de mère y tenant mordicus. Or Roch Carrier, au début de la publicité, nomme le joueur Djonathane. Sa mère ne sera pas contente.

 

Référence

Carrier, Roch, «Une abominable feuille d’érable sur la glace», dans les Enfants du bonhomme dans la lune, Montréal, Stanké, 1979, p. 75-81. Pour les autres éditions et adaptations, voir ici.

Non, beaucoup, très

Soit la phrase suivante, tirée du Devoir du 23 décembre 2013 : «Pas de souci, ça électrise en titi […]» (p. B8).

En titi ?

On trouvait deux fois la même expression dans le deuxième tome de Motel Galactic (2012), la bande dessinée de Francis Desharnais et Pierre Bouchard, dont une fois sur une pancarte (p. 9; voir aussi p. 8).

Francis Desharnais et Pierre Bouchard, Motel Galactic, 2012, p. 9.

On l’entendait également dans une publicité télévisée récente d’une chaîne de restaurants. Une mère la suggérait à son jeune fils, qui était horrifié à l’idée de l’utiliser.

Son sens ? Le contraire du (pe)ti(t) : beaucoup, très, et voire même très beaucoup.

On comprend le jeune garçon : l’expression est bien faible en terre de sacres. (Elle est faible en titi.)

P.-S. — Le Petit Robert (édition numérique de 2014) connaît cette «locution adverbiale» régionale («Canada»), mais pas son étymologie. Il paraît peu plausible de la chercher du côté du «nom masculin» titi, «Gamin déluré et malicieux», d’essence parisien.

 

[Complément du 2 janvier 2014]

Débat animé sur Twitter l’autre jour au sujet de l’origine de l’expression en titi. Tous s’entendaient pour dire qu’il s’agit d’un superlatif et d’une euphémisation — mais de quoi ?

@PimpetteDunoyer, dans les commentaires ci-dessous, penchait pour «en estie», forme elle-même euphémisée de «en hostie». @beloamig_ cita le Dictionnaire québécois-français. Mieux se comprendre entre francophones de Lionel Meney : «ce serait une variété atténuée de “en maudit”» (p. 1739). Appuyée sur la tradition familiale, Anne Marie Messier, aussi dans les commentaires, proposait «en sapristi», expression venue, elle, de «sacristi», sans «e» (le Petit Robert, édition numérique de 2014).

(Sur un registre plus léger, @Voluuu évoquait «en ouistiti» et @desrosiers_j, «Nefertiti».)

Cela mène à d’autres interrogations. Utiliser un euphémisme à la place de «en estie» peut se comprendre. C’était peut-être vrai aussi, mais à une autre époque, de «en maudit». Mais on ne voit guère pourquoi un euphémisme serait nécessaire à la place de «en sapristi».

Au risque de la répétition : tant de questions existentielles, si peu d’heures.

 

Références

Desharnais, Francis et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, Montréal, Éditions Pow Pow, 2012, 101 p.

Meney, Lionel, Dictionnaire québécois-français. Mieux se comprendre entre francophones, Montréal, 1999 et 2003.

Plausibilité

Soit le tweet suivant, de notre amie @revi_redac :

«Apparence, oui.»

Soit ce passage d’un article de la Presse+ du 22 novembre 2013 :

«Apparence que le prochain patron de la Société de développement des entreprises culturelles sera… une patronne.»

Apparence ou apparence que, donc, en tête de phrase. Signification ? Il semble bien que.

Apparence que c’est un québécisme, du moins aujourd’hui.

 

[Complément du 28 novembre 2013]

Deux réactions rapides à ce billet.

Sur Twitter, @revi_redac apprend à l’Oreille tendue que le mot se trouve dans la suite logicielle Antidote : «[Québec] [Familier] On dirait que. Apparence qu’il va neiger.»

Sa taupe québecquoise, pour sa part, se demande — et lui demande — si l’expression n’apparaissait pas dans la série télévisée le Temps d’une paix, notamment dans la bouche de Joseph-Arthur. L’Oreille a été chroniqueuse télé d’un jour, mais cette question dépasse largement son champ de compétences.

 

[Complément du 31 décembre 2021]

Deux exemples romanesques :

«Le monde jase. Apparence que l’Américaine se serait fêlé la cuisse avec mon Louis-Benjamin avant le mariage. C’est ben pour dire !» (la Fiancée américaine, p. 35)

«Gabrielle relève la tête et elle me fait un sourire aussi fort que si je venais de lui donner mon ticket gagnant de Gagnant à vie. Elle est assise par terre, et moi, sur le canapé. Je me sens un peu mal, mais apparence qu’elle mange tout le temps de même, pis que ça la dérange pas» (Chercher Sam, p. 108).

 

Références

Bienvenu, Sophie, Chercher Sam. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2014, 169 p.

Dupont, Éric, la Fiancée américaine. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2012, 577 p.

Bell et la linguistique

L’Oreille tendue le disait l’autre jour : la compagnie de télécommunications Bell méprise la langue française et, par là, ses clients, actuels et potentiels, et les téléspectateurs qui sont exposés à ses publicités. Elle semble refuser de le reconnaître, mais, pour certains, «ça leur dérange».

(Félicitons au passage la Société Radio-Canada qui a retiré de ses ondes le message dont il était question ici le 21 octobre. Le Réseau des sports n’a pas eu le même courage. Il est vrai qu’il est propriété… de Bell.)

Le plus récent message télévisé de Bell ne comporte pas de fautes de langue aussi grossières que le précédent. Il repose toujours, en revanche, sur le recours aux stéréotypes : ici, celui de la belle-mère qui ne se mêle pas de ses affaires. En outre, il prend appui sur une erreur de conception linguistique commune au Québec : le personnage de la belle-mère y postule en effet que «“on” exclut la personne qui parle».

On entend beaucoup, et depuis longtemps, cette fausseté. Comment démontrer que ce n’est pas vrai ? Un exemple devrait suffire.

Quand un des membres d’un couple dit Ce soir, chéri(e), toi et moi, on fait l’amour, on peut légitimement déduire qu’il ne pense pas à s’exclure de l’invitation. Du moins, on ne le lui souhaite pas.

P.-S. — Ce n’est pas la première fois qu’il est question de cette supposée exclusion chez l’Oreille. Voir ici.

Le Devoir des écrivains : journal

Le quotidien montréalais le Devoir, depuis 2010, confie une de ses éditions à un groupe d’écrivains. Cette année, ils étaient trente-huit, dont l’Oreille tendue (merci encore de l’invitation, @JeanFrancoisNad). Journal.

18 novembre, 19 h 09

L’équipement est prêt pour demain.

Le Devoir des écrivains, 19 novembre 2013

19 novembre, 3 h 14 (heure de Montréal)

Certains des écrivains recrutés vivent Outre-Atlantique. C’est le cas de @MelAbdelmoumen. Sa journée commence plus tôt que celle des Montréalais. Au réveil, l’Oreille la salue.

19 novembre, 8 h 49

Bonne citoyenne, l’Oreille veut prendre le métro pour se rendre à son journal. Horreur ! «Ralentissement de service.» N’écoutant que son courage, elle saute dans un taxi. «Chauffeur, au Devoir. Et que ça saute !»

19 novembre, 9 h 15

Arrivée au journal. Alexis Martin a pris son inspiration à la même source que l’Oreille.

Le Devoir des écrivains, 19 novembre 2013

19 novembre, 9 h 30

Mot de bienvenue dans le hall du journal, par Bernard Descôteaux, Josée Boileau et Jean-François Nadeau (sur la photo).

Le Devoir des écrivains, 19 novembre 2013

19 novembre, 9 h 31

«À quelle heure on tue la une ?» demande l’Oreille. Personne ne lui répond. (Non, ce n’est pas vrai.)

19 novembre, 10 h 13

On a recruté l’Oreille pour une chronique, celle que tient habituellement Francine Pelletier. Elle aurait pu rester chez elle pour la rédiger. Non : pas question de louper une occasion comme celle-là.

Et heureusement. On vient de lui confier une nouvelle affectation : les choix télé du jour. Go. (Ironie du sort : sauf pour le sport, l’Oreille ne regarde jamais la télé.)

19 novembre, 10 h 30

On met en ligne les photos des participants. Horreur ! On a confondu l’Oreille et son éditeur. (La correction est faite en quelques secondes. L’Oreille squatte un bureau à côté de ceux de l’équipe Web.)

Le Devoir des écrivains, 19 novembre 2013

19 novembre, 11 h 10

Première affectation terminée. Chronique à écrire maintenant.

19 novembre, 11 h 21

Foi d’Oreille, une salle de rédaction, c’est bruyant, surtout lorsque Jean Dion est là.

19 novembre, 11 h 28

Les membres de l’équipe Web du journal viennent de s’apercevoir que l’Oreille les espionne.

19 novembre, 11 h 51

Petit creux. Plusieurs des journalistes-écrivains arpentent la ville.

19 novembre, 11 h 54

«Stéphane, y fait quoi ton écrivain ?»

19 novembre, 12 h 05

Réunion de production (ça s’appelle le «budget»). On commente l’édition de la veille et on prépare celle du jour (il y aura des scoops, dont on ne peut pas parler). L’Oreille apprend ce qu’est un «petit champagne» (un encadré tramé). Sa chronique apparaît sous la rubrique «KRO».

19 novembre, 13 h 38

Après une période d’accalmie, l’action reprend. Il semble que les journalistes aient à l’occasion besoin de se sustenter.

19 novembre, 14 h 09

«On n’est pas là pour regarder des films», décrète Stéphane Baillargeon. Tout le monde est d’accord. L’Oreille n’en regardera pas. (Stéphane Baillargeon, si.)

19 novembre, 14 h 57

Chronique télé envoyée.

19 novembre, 15 h

Chronique télé acceptée. Le métier rentre.

19 novembre, 15 h

Deuxième réunion de production. L’Oreille apprend deux nouveaux mots. Quand, entre la première et la deuxième édition, on déplace un texte, c’est un recast (ça vient du langage de la typographie). Un texte susceptible d’aller en une est dit unable.

Elle constate aussi que Jean Dion, le préposé à la «légèreté» et au «divertissement», notamment visuel, est meilleur en politique provinciale qu’en rhinocéros. C’est comme ça.

19 novembre, 16 h 15

L’Oreille vient d’envoyer sa chronique, «Laval, laboratoire social». Sa journée au bureau est finie. En route vers la maison.

19 novembre, 17 h

De retour chez elle, l’Oreille trouve un message téléphonique et un courriel : il faut raccourcir son texte de quelques signes. Les propositions du journal lui conviennent.

19 novembre, 19 h

Une question linguistique, par téléphone. Ça se règle en quelques secondes.

20 novembre

Les textes de l’Oreille sont en ligne, les choix télé et la chronique.

L’expérience aura été passionnante.

P.-S. — On peut aussi retrouver les tweets de la journée avec le mot-clic (hashtag) #DevoirÉcrivains. Et voir des photos .

Le Devoir des écrivains, 19 novembre 2013