Une affaire d’oreille(s)

Jacques Stoll, Haut mot faux nids, 2015, couverture

«Jacques Stoll est une espèce de Déparleur des bords du Rhin. À son actif : poésies, bandes dessinées, satires, autofictions, épopées, critiques d’art» (p. 4). Et l’ouvrage Haut mot faux nids, paru par souscription en 2015 aux Éditions Éditions.

Le titre le dit et la couverture le redit : il sera ici question d’homophonie («Identité des sons représentés par des signes différents», selon le Petit Robert, édition numérique de 2014).

Haut mot faux nids est découpé en trois parties.

«Clarté de la langue française. Homophonie des syllabes ultimes» (p. 9-39) contient des listes de mots qui s’écrivent de deux façons, mais pour un son unique. L’homophonie y est confondue avec la rime.

Le «1er appendice. Onomatopées monosyllabiques» (p. 41-57) est fait de blocs d’homonymies répétées.

Dans «2e appendice. Homophonies aléatoires» (p. 59-68), l’auteur multiplie les jeux de mots : «Aimer / ses airs» (Aimé Césaire, p. 61); «Les thés meurent triés» (l’Été meurtrier, p. 62); etc. Certains échappent à l’oreille de l’Oreille tendue : «L’ère-comme / l’os-ment» (p. 66).

L’homophonie est affaire sonore, et donc affaire de prononciation. Or la québécoise n’est pas l’hexagonale, ce qui fixe certaines associations à un lieu.

Pour Jacques Stoll, comme pour le Petit Robert, taon est un homonyme de tant (p. 14, p. 28, p. 38, p. 66); pour l’Oreille, ton serait plus usuel.

Pet et épais (p. 14) ? Pet et suspect (p. 25) ? Au Québec, on prononce habituellement le t final, ainsi que dans rot (p. 24).

La distinction quête / raquette est encore audible au Québec, pas dans Haut mot faux nids (p. 29).

Voilà des divergences transatlantiques.

P.-S. — Vous voulez entendre le livre ? C’est par ici.

 

Référence

Stoll, Jacques, Haut mot faux nids, Paris, Éditions Éditions, 2015, 68 p.

Rabouter, post-Shelley

Classic Comics, 26, «Frankenstein», couverture

Serial est une passionnante entreprise radiophonique.

Durant la première saison, Sarah Koenig se penchait sur le meurtre de Hae Min Lee et la condamnation d’Adnan Masud Syed. Était-il vraiment coupable de ce meurtre ?

La deuxième saison, qui est en cours de diffusion, essaie de comprendre pourquoi un soldat américain, Bowe Bergdahl, a quitté son poste en Afghanistan, avant de tomber aux mains des talibans.

Koenig raconte, dans le cinquième épisode de cette deuxième série, «5 O’Clock Shadow», une des missions auxquelles Bergdhal a participées. Arrive un moment où les véhicules qu’on y utilise sont tellement endommagés que les soldats doivent essayer de prendre des pièces de plusieurs pour en faire fonctionner un seul. Description de Koenig : «You could frankenstein them back together if you had the right parts

To frankenstein : rabouter, en quelque monstrueuse sorte.

Le verbe n’est pas neuf. L’Oreille tendue le découvre et s’en réjouit.

Qu’en aurait pensé Mary Shelley, la créatrice de Frankenstein ?

 

Illustration : Classic Comics, 26, image déposée sur Wikimedia Commons

Le niveau baisse ! (1956)

(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)

 

«La décadence est réelle, elle n’est pas une chimère : il est banal de trouver vingt fautes d’orthographe dans une même dissertation littéraire de classes terminales. Le désarroi de l’école ne date réellement que de la IVe République.»

Source : Noël Deska, «Un gâchis qui défie les réformes : l’enseignement secondaire», 1956, cité dans Claude Lelievre, «La “bataille de l’orthographe” à l’Université», 5 octobre 2010.

 

Pour en savoir plus sur cette question :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Même le Petit Robert peut se tromper

Portrait de Marivaux, 1743

L’Oreille tendue se répète : sur une île déserte, s’il ne fallait prendre qu’un seul dramaturge du XVIIIe siècle, ce serait évidemment Marivaux.

Celui-ci est mort un 12 février, en 1763. Pour commémorer la chose, le compte Twitter @LeRobert_com écrivait ceci plus tôt aujourd’hui : «Qui a inventé le verbe marivauder ? Diderot, en 1760 ! Il imaginera aussi son dérivé, marivaudage. #Néologisme.»

Dans l’édition numérique du Petit Robert de 2014, on trouve des propos semblables, mais sans le nom de Diderot. «Marivaudage» : «“préciosité” 1760 • de Marivaux, n. d’un écrivain français du XVIIIe». «Marivauder» : «“écrire comme Marivaux” 1760 • de Marivaux».

À cela, il faut répondre une chose : non.

Pour ne prendre que lui, Frédéric Deloffre, dans Une préciosité nouvelle. Marivaux et le marivaudage (1971, p. 5-6), avance en effet que le premier emploi attesté du mot marivaudage dans le style sérieux se trouve dans les Lettres à Sophie Volland de Diderot en 1760. English Showalter a montré depuis que le mot se trouvait dans la correspondance de madame de Graffigny dès le 12 mai 1739 («Authorial Self-Consciousness in the Familiar Letter : The Case of Madame de Graffigny», p. 119).

Oups.

P.-S. — L’Oreille se répète doublement. Elle faisait déjà cette mise au point dans son Diderot épistolier de 1996 (p. 382-383 n. 23).

 

Illustration : d’après Louis-Michel van Loo, «Portrait de Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (1688-1763)», 1743, Château de Versailles, déposé sur Wikimedia Commons

 

Références

Deloffre, Frédéric, Une préciosité nouvelle. Marivaux et le marivaudage, Paris, Armand Colin, 1971, 613 p. Seconde édition, revue et mise à jour.

Melançon, Benoît, Diderot épistolier. Contribution à une poétique de la lettre familière au XVIIIe siècle, Montréal, Fides, 1996, viii/501 p. Préface de Roland Mortier. https://doi.org/1866/11382

Showalter, Jr., English, «Authorial Self-Consciousness in the Familiar Letter : The Case of Madame de Graffigny», Yale French Studies, 71, 1986, p. 113-130.

Benoît Melançon, Diderot épistolier, 1996, couverture