«Blessures sportives du cœur»

Stéphane Picher, le Combat du siècle, 2018, couverture

«Le combat du siècle est celui
des fils et des pères»

Le Combat du siècle : un fils, un père, trois suites poétiques, trois sports.

«Le braconnier» (p. 9-31) réunit le fils et le père sur un lac, à la pêche. Le premier a peur du second, qu’il n’appelle jamais autrement que «le paternel» ou «le monsieur» : «À côté du monsieur son enfant cassant fragile, presque invisible» (p. 25). Sous forme de poèmes en prose — contrairement aux deux suites suivantes — sont tirées des «cartons humides du souvenir» (p. 25) des images sombres d’une «assemblée inquiète de ses enfants» (p. 13) et d’une «tribu chancelante» (p. 15). La maison n’est pas un lieu protecteur : «c’est du dedans à vif que venait la colère» (p. 18). Le fils voudrait «échouer enfin dans les bras du père» (p. 27), s’accrocher à «un lien ténu comme un cheveu de lumière» (p. 29). Il n’y parvient guère.

La deuxième suite (p. 33-46), qui donne son titre au livre, est placée sous le signe d’un combat de boxe légendaire, celui entre Mohamed Ali et George Foreman à Kinshasa le 30 octobre 1974, «The Rumble in the Jungle». L’épigraphe rappelle l’importance des relations familiales :

My father was a poet
But he didn’t know it.

Muhammad Ali (p. 33).

Qui sont les adversaires de cette série découpée en douze rounds ? «Dans le coin bleu : § JE / le fils», «Dans le coin rouge : § TU / le père». Ils sont seuls, face à face : «Dans les gradins § la mère fabrique § un tricot de silence» (p. 40). Le combat est à la mort : «Œdipe, tue-le» (p. 41).

Les relations père-fils se résolvent — si tant est qu’elles puissent jamais se résoudre — au baseball, dans «Hesitation pitch» (p. 49-70). Une fois de plus, les thèmes de la virilité et la masculinité ostensibles sont évoqués, mais un apaisement paraît envisageable : après les «blessures d’étourderie et d’alcool» (p. 43) ne reste qu’un «vieux corps résigné» (p. 63). «Notre histoire d’amour § a la noblesse du cuir» (p. 68), écrit le poète, par allusion au cuir de la balle. Le lecteur, lui, pense aux «coutures filiales» (p. 57) enfin resserrées, ce fil rouge de la couverture.

 

Référence

Picher, Stéphane, le Combat du siècle. Poésie, Montréal, Éditions du passage, coll. «Poésie», 2018, 70 p.

Stéphane Picher, le Combat du siècle, 2018, détail typographique

Tombeau d’Ella (12) : jouer

Ella Fitzgerald, timbre-poste, États-Unis, 2007

[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

Depuis 2007, février est officiellement, au Québec, le Mois de l’histoire des Noirs. Cette année, février est aussi un mois olympique. Or, en 1968, Ella Fitzgerald assistait, à Grenoble, aux jeux Olympiques d’hiver. Ella Fitzgerald et le sport ? L’association ne va peut-être pas de soi, mais elle existe. Allons-y jeter une oreille.

La chanteuse évoque divers sports dans ses chansons : la boxe («I’m Beginning to See the Light», «The Lady Is a Tramp»), les courses hippiques («You’re the Top»), le ski («Moonlight in Vermont»), la course à pied («Get Out of Town»).

Elle s’intéressait, à la télévision, au boxeur Muhammad Ali ou aux activités des Lakers de Los Angeles — c’est du basket. On l’entend chanter dans Raging Bull, le grand film de Martin Scorcese sur la boxe (1980). En 1972, elle a participé au spectacle de la mi-temps du Super Bowl, le VIe du nom, à la Nouvelle-Orléans.

Bing Crosby, voulant lui rendre hommage au cours de l’émission télévisée The Hollywood Palace (ABC, 18 février 1969), la présente en la comparant à deux grands baseballeurs : «The Sandy Koufax of Song, the Brooks Robinson of Rhythm, the All-Star of Timing — the Peerless One» (cité par Geoffrey Mark Fidelman, p. 178). Ce n’est que justice : Ella Fitzgerald était fan de baseball.

Ce sport est évoqué dans la chanson «The Lady Is a Tramp». À la télévision, on l’a vue avec le gérant des Dodgers de Los Angeles, Tommy Lasorda, l’équipe qu’elle suivait au petit écran. Elle aurait fréquenté Jackie Robinson et Willie Mays. Ainsi que l’a rappelé Marissa Del Toro en 2006, le Smithsonian Institution possède des artefacts liés au baseball ayant appartenu à Ella Fitzgerald, elle qui était souvent invitée à chanter l’hymne national états-unien au début des matchs.

L’Oreille tendue aurait aimé être là.

 

[Complément du 17 mai 2018]

L’histoire du timbre reproduit ci-dessus est racontée dans cette vidéo :

 

[Complément du 20 juin 2021]

Steven Jezo-Vannier a publié récemment Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique. À la page 30, il est question d’Ella jeune, à Yonkers, dans «la cour de recréation» avec des garçons «dont elle partage le goût pour le baseball et le hockey.» Pour le baseball, on ne s’étonnera pas. Pour le hockey, l’Oreille, grande fan d’Ella et de hockey, est un peu plus sceptique, mais elle ne demande qu’à être convaincue.

 

[Complément du 2 mai 2022]

Kostya Kennedy a publié récemment une nouvelle biographie du baseballeur Jackie Robinson. On y apprend qu’Ella Fitzgerald a chanté dans un des concerts-bénéfice qu’il organisait chez lui, à Stamford au Connecticut («The Afternoon of Jazz Concerts»), pour aider des organismes de défense des droits des Noirs, la Southern Christian Leadership Conference et la National Association for the Advancement of Colored People (p. 213-214).

Une fois encore, l’Oreille tendue aurait aimé être là.

 

Références

Del Toro, Marissa, «The Queen of Jazz and Her Love of Baseball», blogue O Say Can You See ? Stories from the National Museum of American History, 4 avril 2016.

Fidelman, Geoffrey Mark, First Lady of Song. Ella Fitzgerald. For the Record, New York, A Citadel Press Book, Carol Publishing Group, 1996, xx/379 p. Ill. Édition originale : 1994.

Jezo-Vannier, Steven, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p. Ill.

Kennedy, Kostya, True. The Four Seasons of Jackie Robinson, New York, St. Martin’s Press, 2022, viii/278 p. Ill.

Autopromotion 347

Les Indians de Cleveland — c’est du baseball — viennent d’annoncer que le logo de l’équipe, jugé offensant voire raciste par plusieurs, sera remplacé par un nouveau à compter de 2019.

L’Oreille tendue, dans le Devoir du jour, répond aux questions de Stéphane Baillargeon à ce sujet.

Notes californiennes

Ces derniers jours, l’Oreille tendue a été californienne, histoire de rendre hommage à un collègue, et néanmoins ami, sur le point de partir à la retraite. Notes.

De Westwood à Hollywood, il faut un peu plus de trois heures de marche. Il n’y a pas grand-monde qui s’y essaie (euphémisme). L’Oreille, si, en conjugale compagnie. Ils se sentaient comme des Martiens.

Pendant le trajet, admirer ce paradoxe publicitaire.

 

Publicité, Santa Monica Boulevard, Los Angeles, 20 mai 2017

Ella Fitzgerald aurait son étoile gravée dans un trottoir d’Hollywood. Ce sera pour une autre fois : la foule ne voulait pas qu’on la trouve.

Le système de transport de Los Angeles n’est pas de la première clarté. (Il y aurait un métro et des tramways, mais personne ne semble en avoir entendu parler.) Cela dit, il est efficace, surtout les jours où on ne souhaite pas ajouter trois heures de marche pour revenir à son hôtel.

Le Californien peut être serviable; on ne saurait le lui reprocher. Quand il vous offre de l’aide (non sollicitée), qu’il vous explique qu’il a presque 60 ans et qu’il aime marcher, qu’il est le voisin de Céline Dion à Las Vegas, qu’il écrit des chansons pour elle (mais qu’elle ne les retient pas), qu’il a déjà chanté les Beatles en français, du temps des Baronets, en Louisiane, avec René Angélil (qu’il appelle René Charles), qu’il a déjà été modèle à Paris (il parle français) et que sa fille y est danseuse, et que sa femme, adoptée, a du sang royal (il semble confondre les Bourbons et la Sorbon[ne]), ça commence à faire un peu trop de serviabilité (et de mythomanie). Tout cela en quatre minutes chrono. «Merci, mais nous devons y aller. À une prochaine.»

Au resto, à la table d’à côté, deux soi-disant acteurs, dans la vingtaine, qui s’échangent des souvenirs. De Jack Warner, mort en 1978.

Au cocktail, le serveur se dit acteur et cascadeur. Qui serions-nous pour le contredire ?

Au même cocktail, discuter du centralisme linguistique hexagonal avec une collègue états-unienne et toujours s’étonner de sa puissance. Convaincre une doctorante de fermer son compte sur Academia.edu.

Il y a plusieurs façons, en librairie, de classer les livres. Pourquoi pas une section de livres censurés («banned books») ?

Dans une librairie de Los Angeles, section des «Banned Books», 19 mai 2017

La chose la plus difficile à faire en Californie ? Commander un simple expresso, pour qui ne veut que cela. Autrement, on est noyé sous les choix.

Essayer des chaussures à 300 $ US la paire (quand même). Ne pas les acheter.

Suivre les séries éliminatoires de la Ligue nationale de hockey à la télé, près des palmiers. Pleurer chaque jour le départ de P.K. Subban de Montréal. (Et manger, sans y avoir réfléchi, chez Pikey.)

L’Oreille causait sur le campus de l’Université de la Californie à Los Angeles (UCLA). On y a formé nombre d’athlètes. Dans le couloir qui menait à sa chambre, il y avait des photos de Jimmy Connors, de Lew Alcindor et de Jackie Joyner-Kersee. Jackie Robinson a aussi étudié à UCLA. On serait ému à moins.

Monument en l’honneur de Jackie Robinson, UCLA, 22 mai 2017

Le Getty Center est une splendeur, qu’on visite gratuitement. On y trouve des masses de merveilles, dont des tableaux d’Hubert Robert. Ça tombe bien : c’était l’anniversaire de sa naissance pas plus tard que la veille.

À l’aéroport de Los Angeles, l’Oreille a droit à une fouille particulière de son sac à dos. «Pourquoi ?» demande-t-elle. «Vous avez des livres ? Cela pourrait avoir la forme d’un livre et ne pas en être un.» Sale temps pour la lecture.

Le vol en avion fait sortir ce qu’il y a de pire en l’humain.

Ceci, abandonné en cabine, par un voyageur. Un présage ? (Non, heureusement.)

Couverture du magazine The New Yorker

Poème du jour

Nature morte, dite à la balle de baseball

La saison de baseball commence. Célébrons ce moment avec de la poésie lutétiosportive.

The crack of a bat

Dick Roraback

Away on this side of the ocean
When the chestnuts are hinting of green
And the first of the café commandos
Are moving outside for a fine
And the sound of spring beats a bolero
As Paree sheds her coat and her hat
The sound that is missed more than any
Is the sound of the crack of a bat.
There’s an animal kind of feeling
There’s a stirring down at Vincennes Zoo
And the kid down the hall’s getting restless
Taking stairs like a young kangaroo
Now the dandy is walking his poodle
And the concierge sunning her cat
But the heart’s with the Cubs and the Tigers
And the sound of the crack of a bat.
In the park on the corner run schoolboys
With a couple of cartons for props
Kicking goals à la Fontaine or Kopa
While a little guy chikies for cops
“Goal for us,” “No it’s not,” “You’re a liar,”
Then the classical shrieks of a spat
But it’s not like a rhubarb at home plate
Or the sound of the crack of a bat.
Here the stadia thrill to the scrumdowns
And the soccer fans flock to the games
And the chic punt the nags out a Longchamp
Where the women are dames and not dames
But it’s different at Forbes and at Griffith
The homes of the Buc and the Nat
Where the hotdog and peanut share laurels
With the sound of the crack of a bat.
No, a Yank can’t describe to a Frenchman
The rasp of an umpire’s call
The continuing charms of statistics
Changing hist’ry with each strike and ball
Nor the self-conscious jog of the slugger
Rounding third with the tip of his hat
Nor the half-smothered grace of a hook slide
Nor the sound of the crack of a bat.
Now, the golfer is buffing his niblick
And the tennis buff’s tightening his strings
And the fisherman’s flexing his flyrod
Like a thousand and one other springs
Oh, the sports on both sides of the ocean
Have a great deal in common, at that
But the thing that’s not HERE
At this time of the year
Is the sound of the crack of a bat.