Singularité(s) musicale(s)

Pochettes : Mes aïeux et Réal Béland

La chanson est un art singulier. Sur des musiques séduisantes, on peut dire des horreurs — et l’auditeur reste séduit.

Voici deux cas, qui ont toujours intrigué l’Oreille tendue.

Depuis 2003, le groupe Mes aïeux connaît un succès considérable avec «Dégénérations». Le titre le dit : tout va à vau-l’eau chez les jeunes. Ils ont quitté «la terre» (quatre fois) pour se retrouver dans un «p’tit trois et demi ben trop cher frette en hiver». L’avortement est devenu leur mode de contrôle des naissances («Quand tu fais des conneries tu t’en sauves en avortant»). Les pères ont privé leurs fils d’héritage en plaçant leur argent dans des REER. Leurs descendants ne savent plus s’amuser comme dans le temps des «veillées». C’était tellement mieux avant ! «Dégénérations» est une chanson réactionnaire. Pourtant, plein de gens l’ont entonnée et l’entonnent encore, entraînés d’abord par ses percussions, puis par son reel, comme l’indique le sous-titre («Le reel du fossé»).

En 2007, Réal Béland lance la chanson «Hockey bottine». Le texte en est à la fois misogyne, homophobe et ethnocentré. Misogyne : «Asteur les fans écoutent le hockey / À cause de Chantal Machabée / On va aller voir les games au Centre Always» — le féminin, c’est les menstruations (Always est une marque de produits d’hygiène féminine). Homophobe : «Les joueurs sont rendus des hommes d’affaires / Faudrait leur faire peur dans l’vestiaire / Envoyer deins douches André Boisclair» — l’homosexualité, c’est le trouble sexuel dans le vestiaire (l’ancien homme politique André Boisclair est homosexuel). Ethnocentré : «I reste pus beaucoup d’joueurs francophones / Qui nous donnent le deuxième effort […] Pis si t’es tanné des caprices d’Ovechkin / Ben ferme ta tévé / Pis viens jouer au hockey bottine» — l’étranger, c’est le caprice (Alexander Ovechkin est russe). «Tout l’monde dans l’temps avait l’CH tatoué / Ç’a ben changé / C’est dans nos mam’lons qu’i est percé» : c’était tellement mieux avant ! Pourtant la chanson est entraînante.

Comment résister ?

P.-S. — L’Oreille tendue a beaucoup écrit sur les chansons du hockey, par exemple ici.

 

Références

Béland, Réal, «Hockey bottine», Réal Béland Live in Pologne, 2007, 4 minutes.

Mes aïeux, «Dégénérations / Le reel du fossé», En famille, 2003, 5 minutes 24 secondes.

Chanter sur la glace

«Skating on the Lake of Suresne, Bois de Boulogne, Paris», 1869

L’Oreille tendue s’est beaucoup occupée des chansons consacrées au hockey (voir ici), mais il n’y a pas, s’agissant de patinage, que le hockey dans la vie. Il est des chanteurs qui ont célébré les joies de la glace sans s’y battre pour une rondelle.

Première constatation : en chanson, on ne patine pas seul ou, si on le fait, c’est pour le regretter. Plume Latraverse parle d’une «belle chevelue» à qui le vent a fait perdre son béret : «Me suis perdu dans ses yeux d’ange.» Hervé Brousseau se souvient de sa «Françoise jolie». La sœur de Marie-Michèle Desrosiers et son cavalier «Dansent et dansent en se tenant la main», sur du Chopin.

Deuxième constatation : sur la glace, on n’est pas toujours parfaitement heureux. Marie-Michèle Desrosiers est seule, Hervé Brousseau et Plume Latraverse vont l’être.

Troisième constatation : tout le monde n’est pas également doué. Plume Latraverse patine «sur la bottine», voire «comme une oie», et Hervé Brousseau a mis son patin «à l’envers». (Marie-Michèle Desrosiers, elle, ça va. Et «le grand Marcel / patine de reculons / I fait des ronds / En forme de cœur.»)

Dernière constatation : le patinage — sur un lac, sur un étang —, c’est la nostalgie. Quelque chose s’est perdu, l’enfance ou l’amour.

P.-S. — Vous connaissez d’autres chansons sur le patinage non hockeyistique ? L’Oreille reste tendue.

 

[Complément du jour]

Via Twitter, @Hortensia68 a fait découvrir «Le patineur» de Julien Clerc (1972) à l’Oreille.

 

Références

Brousseau, Hervé, «Mon patin», 1958 [?], 2 minutes 46 secondes, disque 45 tours, étiquette PAM 77.207 Pathé; repris dans Hervé Brousseau : vol. 2, disque 33 tours, 1961, 2 minutes 46 secondes, étiquette SAD-508 Alouette et étiquette Select SP-12078; et repris dans le double album collectif En veillant sur l’perron, 1976, 2 disques 33 tours, étiquette SKB-70.047 Capitol. Paroles reproduites dans Roger Chamberland et André Gaulin, avec la collaboration de Claude Légaré, Pierre G. Mailhot et Richard Plamondon, la Chanson québécoise de La Bolduc à aujourd’hui. Anthologie, Québec, Nuit blanche éditeur, coll. «Cahiers du Centre de recherche en littérature québécoise de l’Université Laval», série «Anthologies», 1994, p. 41-42.

Desrosiers, Marie-Michèle, «La patinoire», Marie-Michèle se défrise, disque audioniumérique, 2008, 2 minutes 9 secondes, étiquette Galoche.

Latraverse, Plume, «Les patineuses», Hors-Saisons, disque audioniumérique, 2007, 4 minutes, 11 secondes, étiquette Disques Dragon (DBCD-1915).

Illustration : The Illustrated London News, supplément, 6 février 1869 : «Skating on the Lake of Suresne, Bois de Boulogne, Paris», Jules Pelcoq, collection du Rijksmuseum, Amsterdam.

Plume, contre

Plume Latraverse, spectacle «Récidives», 2015, affiche

Grâce à la sagacité d’un des membres de son couple — ce n’était pas elle —, l’Oreille tendue a assisté hier soir au spectacle «Récidives» de Plume Latraverse à la Cinquième salle de la Place des arts de Montréal. (Oui, ce Plume-là, celui de mais, des foufounes, du zeugme, de FIP, de l’allitération en f, des chansons pour sacrer.)

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut savoir que Plume a un public fidèle — il était présent hier soir — et que ce public apprécie plus (euphémisme) certaines de ses chansons que d’autres. Ledit public a essayé d’obtenir ces chansons hier soir, en hurlant «cognac» (pour «Rideau») ou «Chambre à louer» (c’est le titre d’une vieille chanson de Plume). Il ne manquait que «Bobépine».

Rien à faire : ce spectacle en «Trio laid» — complété par Jean-Claude Marsan et Grégoire Morency — était pour le chanteur l’occasion de faire des chansons moins connues («Les patineuses») et des inédites («Le monde fatal», «Le noctambule égaré»), et rien n’allait lui faire perdre le cap. Comment s’assurer de cela ?

En enchaînant les pièces. Il y avait très peu de silences durant lesquels le public aurait pu vociférer ses desiderata.

En proposant de nouvelles compositions. «À l’os Thanatos» est le refrain de «Vieux os», chanson pour tournée de CHSLD, dixit l’interprète.

En refusant, au rappel, les succès attendus et en offrant plutôt des chansons plus douces, par exemple «Vivre dans une valise».

En répondant à une spectatrice, qui venait de lui hurler «On s’ennuie», «Ennuie-toi câlice. C’est pas moi qui vas t’en empêcher.»

Tout un spectacle contre ses propres lieux communs. Il faut admirer.

P.-S. — Cela dit, il y avait aussi «La chanson de Jean-Claude» et «Les concaves». On ne se refait pas.

 

[Complément du 28 novembre 2019]

Spectacle «Séquelles ?», 2019, affiche

Rebelote hier soir au Théâtre de la ville à Longueuil : Séquelles ?, le nouveau spectacle du Trio laid.

Public (I). Comme en 2015, les spectateurs n’hésitent pas à crier leurs demandes (pas du tout) spéciales. Exemple. Une spectatrice exige, évidemment, «Bobépine». Le chanteur répond : «Ça, c’est une chanson de monsieur Lapointe. Ulric Lapointe.» Les fans d’Éric Lapointe apprécieront.

Public (II). Buveurs de bière. Pas toujours de la première jeunesse (plusieurs «têtes grises», note Plume). Beaucoup de barbus à casquette qu’on imagine sans mal chauves et tatoués.

Répertoire. Plume interprète des chansons anciennes et nouvelles, parfois au complet, parfois partiellement : les toujours magnifiques «Marie-Lou» et «Les patineuses», «El Niño», «Blouse d’automne», «À tire-larigot», «Les avaleurs d’asphalte», «Survivre», «Cahin-caha», «Si / Immatérielle Daynise» (Caron), «Fait D’hiver (Ti-minou d’amour)», «La piste cyclable», «Quelle histoire», «Ainsi soit-il», «La p’tite vingnenne pis l’gros torrieu», «Alice», «Les mauvais compagnons», «Chez Dieu», «La bienséance», «New Orleans», «Beau filon» («les poupounes les toutounes / avec leurs grosses foufounes / forment des rimes assez nounounes»). Pour «Les pauvres» (qu’appréciait Gilles Marcotte), le chanteur demande un éclairage «misérable», si possible avec «du brun». L’enchaînement entre «Le roi de la marchette» et «Chien fou» est parfait. «Sapolin» est donnée dans une réjouissante version rock. «Jonquière» est adaptée : «Merci ben pour l’accueil / On a eu ben du fun à Longueuil.» En rappel : la récente «Enwèye Emma !» («Braille-nous kèk chose»), joliment mêlée à l’ancienne «Ne pleure pas petite fille», évoque les travers de la «dramaturgie québécoise» (à la télévision, ça pleure tout le temps); ça se termine avec «La piaule de Louis».

Marsan (Jean-Claude). Pour cause de blessure au milieu du corps du guitariste attitré du Trio laid, la représentation du 18 octobre avait dû être reportée à hier. Malgré le titre (interrogatif) du spectacle, «Jean-Claude» n’avait pas de séquelle. Il pétait le feu.

Enchaînements. Plume était juste assez bougonneux.

À la prochaine ? Certes.