Mission impossible

«Précision», la Presse+, 29 janvier 2016

On le sait : au quotidien montréalais la Presse, on préfère préciser plutôt que rectifier. En revanche, au Devoir, on n’hésite pas à publier des «Rectificatifs».

Mais il y a plus fort. Il arrive que l’on demande à ses lecteurs de lire ce qui n’a pas été écrit. Exemple, tiré de la Presse+ du jour : «Il aurait fallu lire que le marché de la mode masculine devrait atteindre 40 milliards de dollars en 2019, et non 40 millions comme il était indiqué.»

«Il aurait fallu lire» ? Mais comment lire autre chose que ce qui est écrit ? S’il est «indiqué» qu’il s’agit d’une somme de «40 millions», par quel tour de magie les lecteurs pourraient-ils lire «40 milliards» ?

L’Oreille tendue aurait besoin de précisions là-dessus.

 

[Complément du 2 février 2016]

L’Oreille y perd ses petits. Le Devoir du jour publie, non pas un «Rectificatif», mais une «Précision» :

Il aurait fallu lire «…l’un affichant une sensibilité à l’inflation basse, l’autre une sensibilité élevée». Et non «…l’un étant sensible à une inflation basse, l’autre à une inflation élevée» (p. A10).

«Précision», «Il aurait fallu lire» : c’est le monde à l’envers.

Finalement

Un collègue de l’Oreille tendue, croulant sous les corrections, lui écrit ceci :

Pourquoi les gens ont-ils décidé que l’adverbe «finalement» n’existait plus ? Pourquoi «en définitive» est-elle devenue une expression obsolète ? […] «Au final» est devenu au Québec ce qu’est «pas de souci» en France : une ponctuation. Bon je me calme.

«Au final», donc.

Ce collègue n’est pas seul à avoir remarqué sa prolifération, au Québec comme en France. Antoine Perraud a consacré sa chronique du 25 octobre 2015 sur France Culture à ce «tic de langage». Le Monde publiait, le 7 février 2014, un article de Didier Pourquery intitulé «Pour en finir avec l’expression “au final”».

La récrimination est généralisée : pas de doute là-dessus.

Signalons cependant le flair de James Grieve, qui a publié un article savant sur le sujet. Son incipit : «A new connective structure has recently evolved in French : au final.» Quand a-t-il annoncé cette évolution «récente» ? En 1995.

 

[Complément du jour]

Oups ! L’Oreille allait oublier ce texte de François Bon.

 

Référence

Grieve, James, «Au final : A Connector in the Making», Cahiers AFLS, 1, 1, printemps 1995, p. 18-23. http://afls.net/cahiers/1.1/grieve.pdf

Merci, madame la professeure

S’il faut en croire ceci, Tania Longpré est présidente par intérim de l’Association québécoise des professeurs de français. Blogueuse au Journal de Montréal, elle y publiait le 11 décembre un texte intitulé «Syriens : deux poids, deux mesures».

Le pion qui sommeille (peu) en l’Oreille tendue a pleuré en lisant ce texte.

Quand elle parle de «réfugiés Syriens» (trois fois) et d’«enfants Syriens», Tania Longpré devrait écrire «réfugiés syriens» et «enfants syriens», puisque «syriens», dans ces cas, est un adjectif. (Le problème est le même avec «les immigrants Iraniens».)

Quand elle écrit «le Québec se prépare à les recevoir à grands coûts et d’annonce de mesures particulières», on se pose des questions sur sa syntaxe : à quoi le «et d’annonce de mesures particulières» est-il rattaché ?

Quand elle souligne, chez les Québécois, «leurs élan de générosité», il lui manque une s, ou il y en a une de trop. (Plus loin, il y a «leur diplômes» et «à tout ceux».) Dans «interpellés», en revanche, il y a clairement une l de trop.

Quand elle affirme que les Québécois «donnent un peu partout des vêtements et autres dons», elle est un brin pléonastique («donnent […] des dons»).

Quand elle s’inquiète des «enfants immigrants» qui «débutent leur parcours scolaire au Québec», elle paraît ne pas savoir que «débuter» est un verbe intransitif; elle le confond avec «commencer».

Quand, dans la même phrase, elle ignore les règles de la ponctuation, cela rend sa prose difficile à suivre. Au lieu de :

Les classes d’accueil sont des classes spécialisées où les enfants immigrants [commencent] leur parcours scolaire au Québec, les enseignants spécialisés en accueil des migrants, apprendront les rudiments de la langue française aux enfants et les initieront au système scolaire québécois

il aurait fallu, par exemple :

Les classes d’accueil sont des classes spécialisées où les enfants immigrants [commencent] leur parcours scolaire au Québec; les enseignants spécialisés en accueil des migrants apprendront les rudiments de la langue française aux enfants et les initieront au système scolaire québécois.

(Ce n’est pas la seule fois où Tania Longpré malmène la ponctuation. Voir le «paragraphe» qui commence par «Cependant».)

Quand l’auteure hésite entre «quelques heures par semaines» et «quelques heures par semaine», en deux lignes, elle devrait choisir la seconde forme (sans s à «semaines»).

Quand elle s’écrie «Tant mieux si l’arrivée des Syriens fait changer les choses, et mette enfin les projecteurs sur les services d’intégration des migrants», elle a tout faux en matière de concordance des temps (ce devrait être «met»).

Quand elle souhaite «que l’enfant apprennent», on se dit que ce ne serait pas plus mal pour l’enseignant(e) aussi.

Tout ça en 758 mots. Édifiant.

(Merci, en quelque sorte, à @lecorrecteur101 d’avoir signalé cet article à l’attention de l’Oreille tendue.)

 

[Complément du jour]

Dans les heures qui ont suivi la mise en ligne de cette entrée de blogue, le texte de Tania Longpré a été corrigé (sauf pour «interpellés») et l’Oreille a reçu cette sibylline réponse (?) :

Tweet de Tania Longpré, 13 décembre 2015

La clinique des phrases (e)

La clinique des phrases, logo, 2020, Charles Malo Melançon

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit la phrase suivante :

La langue de la littérature, de la chanson, du théâtre, du cinéma, de la télévision sont inventées (p. 35).

Ça ne va évidemment pas. Qu’est-ce que c’est que ce verbe au pluriel («sont inventées») avec un sujet au singulier («La langue») ?

Premier traitement : «La langue de la littérature, de la chanson, du théâtre, du cinéma, de la télévision est inventée.» Le problème d’accord est réglé, mais cela trahit le sens : il n’y a pas une seule langue pour toutes ces formes artistiques.

Deuxième traitement : «Les langues de la littérature, de la chanson, du théâtre, du cinéma, de la télévision sont inventées.» Le problème d’accord est réglé, mais le sens est un peu flou : y a-t-il plusieurs langues pour chacune des formes artistiques ?

Troisième traitement : «La langue de la littérature, comme celles de la chanson, du théâtre, du cinéma, de la télévision sont inventées.» Le problème d’accord est réglé, mais, stylistiquement, ça se discute : il y a déjà un «comme» deux lignes plus loin.

Quatrième traitement : «La langue de la littérature, ainsi que celles de la chanson, du théâtre, du cinéma, de la télévision sont inventées.» Le problème d’accord est réglé, mais l’auteur de ce texte a la mauvaise habitude d’abuser du ainsi que. Ne l’encourageons pas.

Cinquième traitement (mais qui n’est pas le dernier) : ne toucher à rien et prétendre que le pluriel du verbe s’explique par une ellipse (avoir voulu ne pas répéter quatre fois le «La langue» initiale). Il faut croire son lecteur bien candide pour lui servir une excuse pareille.

Bref : si peu de jours, tant de problèmes à solutionner.

À votre service.

 

Référence

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Accouplements 19

Arnaldur Indridason, les Nuits de Reykjavik, 2015, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

L’Oreille tendue a lu plusieurs romans de l’Islandais Arnaldur Indridason. Elle a souvent été frappée du souci de correction linguistique du personnage principal de ces romans, le policier Erlendur. Celui-ci corrige à l’occasion la langue de ses interlocuteurs (voir, ici même, les entrées du 25 juin et du 8 octobre 2009).

Il en va de même dans les Nuits de Reykjavik, qui vient de paraître en français :

— Ah, et vous en faites quoi ?
— Rien, répondit le gamin, prêt à repartir. On les balance dans les mares. C’est pas des trucs dont j’ai envie de garder.
Que j’ai envie de garder serait plus correct.
— Ok (p. 25).

Le personnage (fictif) d’Erlendur aurait été probablement fort marri d’une faute de langue du traducteur (réel) du roman de son concepteur :

Erlendur s’apprêtait à débuter une nouvelle nuit de travail quand, tard dans la soirée, il aperçut Thuri à Hlemmur (p. 184).

Commencer une nouvelle nuit serait plus correct, aurait-il pu lui dire, en lui rappelant que débuter est un verbe intransitif et qu’il ne peut donc pas avoir de complément d’objet direct.

Malheureusement, les personnages et les traducteurs se rencontrent peu fréquemment.

 

Référence

Indridason, Arnaldur, les Nuits de Reykjavik, Paris, Métailié, coll. «Métailié noir. Bibliothèque nordique», 2015, 259 p. Traduction d’Éric Boury. Édition originale : 2012.