Charles Bruneau à la radio canadienne

Charles Bruneau, Grammaire et linguistique, 1949, couvertures recto et verso

De passage à Montréal et à Québec en 1939-1940, Charles Bruneau, «de la Sorbonne», prononce des conférences à Radio-Canada sur des questions de langue. Elles sont reprises dans Grammaire et linguistique, aux Éditions Bernard Valiquette.

Chaque conférence porte sur un thème précis, de «La langue française au Canada» à «De la clarté». Le recueil se clôt sur des «Adieux au Canada» (p. 150-154). Le conférencier s’adresse à ses auditeurs («Vous aurez remarqué», p. 84), rapporte des souvenirs («ma grand-mère employait», p. 113), fait preuve de légèreté : «Le verbe français possède six modes et un grand nombre de temps. Pour les temps, il serait imprudent de fixer un chiffre précis […]» (p. 70); «Vous me demanderez pourquoi : je n’en sais rien !» (p. 113); la conjonction et «est un mot vide dans le plein sens du terme» (p. 123). À plusieurs reprises, il affirme répondre à des «demandes» (p. 89, p. 101, p. 148). Il donne des conseils : «Donc [!], dans une classe ou dans une conférence, jamais assez de conjonctions : dans un roman, dans un poème, toujours trop de conjonctions» (p. 131). Il multiplie les citations d’écrivains du présent comme du passé, Victor Hugo en tête, avec de rares allusions à des auteurs du cru : Ringuet, Félix-Antoine Savard, Louis Fréchette. Le rapport du français à l’anglais nourrit plusieurs pages chez cet apôtre du bilinguisme, ce «trésor linguistique» (p. 15).

Certaines des positions de Bruneau restent parfaitement d’actualité.

Il n’existe pas de langue propre au Québec : «Tout d’abord, il n’y a pas de Parisien français et de Canadien français : il n’y a qu’un français» (p. 15).

Depuis quelques années, on discute beaucoup, dans la francophonie, d’écriture inclusive. En 1939-1940, sans en faire tout un plat, Bruneau en pratique une des formes, la double flexion :

Et je connais des Américaines et des Américains des États-Unis, installés en France depuis vingt-cinq ou trente ans, qui sont mariés à des Français ou à des Françaises, et dont la phrase est restée anglaise, ou plutôt américaine (p. 15).

L’accord du participe passé dépend d’une «règle artificielle» (p. 105, p. 109), dont le principe est «tout à fait étranger à nos habitudes françaises» (p. 105). Exemple :

Le plus amusant [des «traquenards» en matière de participe passé] est celui des trois jeunes filles et de la boîte de peinture. Comment accorder : «je les ai vues peindre» ? Attention. Si vous avez vu trois jeunes filles munies de toiles, de pinceaux, assises devant un paysage, vous accordez : vous avez vu les jeunes filles qui peignaient. Mais si les trois jeunes filles sont assises sur un canapé devant un artiste qui s’applique à reproduire leurs physionomies sympathiques : pas d’accord. Vous avez vu qu’on peignait les jeunes filles. Dans la première phrase, les est le complément de vues et le sujet de peindre; dans la seconde, les est le complément de vu peindre. Est-il nécessaire de vous dire que Mathusalem lui-même, au cours de sa longue existence, n’a sans doute jamais eu l’occasion d’appliquer la règle dite «des trois jeunes filles» ? (p. 107-108)

On devrait recommander la lecture du chapitre «Le participe» à certain commentateur du Devoir.

L’auteur, enfin, appelle de ses vœux la création d’une structure qui ressemble à celle qui sera créée en 1961, l’Office de la langue française du Québec, mais avec un personnel légèrement différent.

Le plus sage ne serait-il pas d’instituer une commission comprenant des professeurs, des journalistes, des écrivains, etc. Cette commission serait chargée officiellement de trouver un équivalent français aux termes anglais pour toutes les affiches publiques. Elle éviterait la création d’un abominable jargon, prétendument canadien-français, qui n’est qu’une grotesque caricature du véritable français (p. 30).

Qu’en est-il, justement, du français du Québec («le canadien») ? Bruneau essaie de faire preuve de bienveillance sans tomber dans la condescendance. Les régionalismes ne lui posent pas de problème : «Le Canada doit garder ses achigans et ses orignaux» (p. 31). Les Canadiens, de la même façon que les Français, «ont un accent, plus ou moins local, plus ou moins individuel» (p. 16); c’est comme ça. Le linguiste y va néanmoins de recommandations sur la prononciation, les anglicismes et, ce qui est plus étonnant, sur la préposition : «elle constitue, pour le Canadien français, une difficulté de tous les jours, de tous les instants» (p. 111). Il a même une mission pour son public : «Les Canadiens français doivent devenir les professeurs de français de toute l’Amérique» (p. 13).

Si le français du Québec n’est pas le sujet principal de Bruneau, il prend soin d’y faire discrètement allusion quand l’occasion se présente : «Pénétrons, la hache à la main, dans cette forêt grammaticale, et tâchons de ne pas nous écarter» (p. 55). A-t-il besoin d’une soupe, elle sera aux pois (p. 73-75).

Bruneau ne multiplie pas les jugements de valeur, malgré un sexisme et un élitisme d’époque. Les rares fois où il en formule, il n’y va pas de main morte.

Le mot anglais est acceptable — il est même recommandable — il est même indispensable ,— quand il s’agit de choses anglaises : un constable, un shériff. Il est abominable quand il se substitue à un mot français : le commerçant qui parle de poires en tin, la ménagère qui canne ses tomates sont, au point de vue linguistique, de véritables criminels (p. 27-28).

Et la faute de genre est sans doute, sinon la plus grave de toutes, du moins une des plus graves. C’est une de celles qui indignent le grammairien, qui font souffrir le puriste — et qui, chose pire encore, font rire la galerie. C’est une des fautes qui déclassent : dire : «j’ai vu une grosse incendie» est aussi déshonorant que de se moucher dans ses doigts au milieu d’un salon (p. 35).

«Boire le café» est une locution extrêmement répandue en France, où le repas de midi se termine généralement par une tasse de café noir; mais beaucoup de gens qui «boivent le café» chaque jour disent : «boire un apéritif». «Boire l’apéritif» est, dans la bouche d’un Français, une locution inquiétante, qui trahit des mœurs déplorables. Singulière puissance de l’article qui révèle au moraliste toute la psychologie d’un individu ! (p. 45)

Toute colère n’est pas bonne à dire. Heureusement, ce n’est pas le ton qui domine dans le livre.

 

[Complément du 9 novembre 2024]

En 2022, Cristina Brancaglion a publié un article sur le séjour canadien de Charles Bruneau. Il est particulièrement utile pour comprendre le cadre dans lequel il s’inscrivait — la coopération scientifique francoquébécoise — et pour mesurer sa fortune — jusque dans le Québec des années 1970 — notamment dans les médias.

Bruneau s’était aussi intéressé à la littérature, la française et la locale. Alex Gagnon, dans son étude du littéraire dans le quotidien le Devoir durant la deuxième moitié de l’année 1939, consacre quelques pages à cette question. Il résume ainsi les positions littéraires de Bruneau : «La perfection du style correspond […] à l’effacement maximal de la voix subjective» (p. 226); «Tel qu’il est présenté dans Le Devoir, le discours de Bruneau a valeur de confirmation historique : investi d’une autorité étonnante, doté d’un capital symbolique magnifié et littéralement adulé par le journal, Bruneau est présenté comme un démiurge débarqué de Paris et permettant aux Canadiens français de lever le dernier doute qu’ils avaient encore sur l’existence, la spécificité et la valeur de leur littérature nationale» (p. 227).

Le succès de la tournée de Bruneau a été immédiat et durable.

 

Références

Brancaglion, Cristina, «Un professeur de la Sorbonne au Canada : la mission montréalaise de Charles Bruneau», dans Gerardo Acerenza, Marco Modenesi et Myriam Vien (édit.), Regards croisés sur le Québec et la France, Castello, I libri di Emil, 2022, p. 27-50.

Bruneau, Charles, Grammaire et linguistique. Causeries prononcées aux postes du réseau français de la Société Radio-Canada, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, [1940 ?], 154 p. «Avant-propos de L.H.» (Léopold Houlé).

Gagnon, Alex, «Culture écrite et survivance. Les représentations du livre, de la lecture et de la littérature dans Le Devoir», dans Micheline Cambron, Myriam Côté et Alex Gagnon (édit.), les Journaux québécois d’une guerre à l’autre. Deux états de la vie culturelle québécoise au XXe siècle, Québec, Codicille éditeur, coll. «Premières approches», 2018, p. 209-232.

Autopromotion 777

[En librairie durant la semaine du 21 octobre 2024 : Langue de puck. Abécédaire du hockey. Édition revue et augmentée, Montréal, Del Busso éditeur, 2024, 159 p. Préface d’Olivier Niquet. Illustrations de Julien Del Busso. ISBN : 978-2-925079-71-2.]

Benoît Melançon, Langue de puck, édition revue et augmentée, 2024, projet de couverture

Au printemps 2013, pendant les séries éliminatoires de la Ligue nationale de hockey, l’Oreille tendue a publié quotidiennement les entrées de son «Dictionnaire des séries», auquel elle a fait des ajouts au fil du temps.

L’année suivante, elle en tirait un petit livre intitulé Langue de puck. Abécédaire du hockey (voir ici).

Une version revue et augmentée de ce livre paraîtra en octobre, toujours chez Del Busso éditeur, avec une préface d’Olivier Niquet (merci !) et des illustrations de Julien Del Busso (bis).

L’abécédaire a été actualisé et six textes synthétiques ont été ajoutés : «Le gardien et les autres», «Le bal du printemps», «Les temps d’une puck», «La chaise du gestionnaire», «Ce n’est pas fini tant que ce n’est pas fini», «Et maintenant ?»

En primeur : un projet de couverture (ci-dessus); sa quatrième de couverture (ci-dessous).

Pourquoi faut-il que les joueurs de hockey trouvent leur chaise ? Qu’arrive-t-il quand on leur donne du temps et de l’espace ? Trouvez-vous acceptable qu’ils purgent une mineure sur le banc ? Qui est ce l’aveuglette à qui tant de passes sont destinées ?

En 2014, avec Langue de puck, Benoît Melançon proposait un premier périple dans les mots du hockey. Il a séduit la critique et les lecteurs, amateurs ou pas.

Aujourd’hui, plutôt que de couper son banc, il offre une version revue et augmentée de son Abécédaire du hockey. Il continue à marier sa passion pour les mots à son amour du sport.

Professeur émérite de l’Université de Montréal, Benoît Melançon est essayiste et blogueur (oreilletendue.com). Dix-huitiémiste de formation, il travaille actuellement sur les questions de langue au Québec et sur les rapports du sport et de la culture. Lauréat du prix Georges-Émile-Lapalme, la plus haute distinction du gouvernement du Québec en matière de rayonnement et de qualité de la langue française, il patine sur la bottine.

 

[Complément du 20 octobre 2024]

Pour les amateurs de statistiques…

Plus de 900 mots et expressions du hockey

200 citations, de sources diverses : médias, roman, poésie, théâtre, chanson, cinéma, etc.

Un abécédaire de 61 entrées, certaines revues depuis l’édition de 2014

23 illustrations

Six textes complètement nouveaux

Une préface, mais d’Olivier Niquet

Payer avec des tomates

Thérèse Loslier, le Hockey et l’amour, s.d., couverture

Soit les deux phrases suivantes :

«Et puis maintenant que je gagnerai $ 20,000 par saison, on va pouvoir les rembourser les 750 tomates…» (le Hockey et l’amour, p. 32)

«En tout cas, avec cinq mille tomates, je te fais confiance pour trouver quelque chose qu’il va aimer» (la Classe de madame Valérie).

On l’aura compris : au Québec, dans le registre populaire, tomate est synonyme de dollar.

À votre service.

P.-S.—Bien vu : l’Oreille tendue a présenté le Hockey et l’amour ici.

 

Références

Blais, François, la Classe de madame Valérie. Roman, Québec, L’instant même, 2013, 400 p. Édition numérique.

Loslier, Thérèse, le Hockey et l’amour. Roman d’amour mensuel, Montréal, Éditions PJ, numéro 22, s.d., 32 p.

Glace conversationnelle

Éric Forbes, le Fugitif, le flic et Bill Ballantine, 2024, couverture

Soit l’extrait suivant du roman policier québécois le Fugitif, le flic et Bill Ballantine (2024) :

«Elle sourit.
—Ah, ça… De l’imagination, il en a pour dix, ce môme !
—Ça fait longtemps qu’il… euh… t’aide à… (Il toussote dans sa main.) Que tu l’utilises pour… euh…
Chénier patine, mal à l’aise. Il ne veut surtout pas qu’elle croie qu’il la juge.
—Que je l’utilise pour mes casses ?» (p. 172-173)

Que vient faire le patinage dans cette affaire ? Réponse du Petit Robert (édition numérique de 2018), sous patiner : «Fig. Région. (Canada). Éluder une question, éviter d’y répondre.»

À votre service.

P.-S.—En effet : il est question de patin par là.

 

Référence

Forbes, Éric, le Fugitif, le flic et Bill Ballantine, Montréal, Héliotrope, coll. «Noir», 2024, 274 p.

Ne pas le devenir, si possible

Tee-shirt «Unreliable narrator»

La semaine dernière, l’Oreille tendue mangeait avec un ex-collègue et néanmoins ami. Celui-portait un t-shirt où on pouvait lire «Unreliable Narrator». Depuis, elle se demande si ce qu’il lui a raconté est vrai. Était-il de confiance («reliable») ?

Le narrateur du roman les Bottes suédoises, lui, paraît fiable. En revanche, il est constamment désagréable.

Parfois, c’est amusant.

Je me suis assis à l’endroit qu’elle m’avait indiqué et j’ai contemplé le portrait du couple royal. Le cadre était de travers. Je me suis levé et j’ai accentué un peu l’inclinaison (p. 217).

La plupart du temps, c’est plus grave : Fredrik Welin est plein de ressentiment, assez peu sensible à la souffrance des autres, pleutre, mesquin, manipulateur, menteur, cruel.

Welin a 70 ans et ne cesse de se plaindre des méfaits de la vieillesse. En lisant ce roman d’Henning Mankell, l’Oreille a tout de suite caractérisé le personnage en utilisant une figure venue de son familiolecte : c’est un vieux déplaisant.

Essayez de ne pas le devenir. De son côté, l’Oreille s’y applique.

P.-S.—Le marabout peut se corriger. C’est plus difficile pour le vieux déplaisant.

P.-P.-S.—Interrogation transatlantique : le vieux déplaisant québécois serait-il le laid p’tit vieux belge ?

 

[Complément du 31 juillet 2024]

Synonymes québécois : «vieux haïssable» (Twitter), «vieux malcommode» (l’Oreille).

Synonymes wallons : «vî strouk» («“vieille branche” (plutôt “vieux moignon” ou “vieille souche”)», Nicolas Ancion), «vîreûs» («grincheux, grognon», Michel Francard).

 

[Complément du 1er novembre 2024]

Chez Simenon, dans Malempin : «Est-ce que tante Élise, qui avait épousé son laid vieux Tesson pour…» (p. 328)

 

Références

Mankell, Henning, les Bottes suédoises. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P4600, 2017, 363 p. Édition originale : 2015. Traduction d’Anna Gibson.

Simenon, Georges, Malempin. Roman, dans Pedigree et autres romans, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 553, 2009, p. 223-328 et 1526-1539, p. 262. Édition originale : 1940. Édition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis.