Amours épistolaires

«Tu sais que je t’aime encore», graffiti, bureau de poste, Montréal, 2 août 2022

«Les lettres d’une personne sont sacrées…»

Les romans de Georges Simenon évoquent très fréquemment diverses formes de l’épistolaire : lettres (anonymes ou pas, de menaces, de démission, d’amour…), télégrammes, pneumatiques, notes, cartes postales, courrier judiciaire, lettres aux journaux, etc. Certains sont adressés, par exemple Lettre à mon juge (1947). D’autres contiennent d’étonnants échanges écrits : le Chat (1967). La situation dans Maigret et les vieillards (1960) est différente.

Armand de Saint-Hilaire aime Isabelle (Isi) de V. Il a beau être comte, il est désargenté : ils ne peuvent s’épouser. Il restera célibataire, pas elle : elle donnera un fils à son mari, le prince de V., avec qui elle a fait un mariage de convenance. Le comte et la princesse seront néanmoins amoureux pendant presque cinquante ans, jusqu’au moment de la mort, évidemment violente, de l’ancien diplomate, dans son appartement de la rue Saint-Dominique. Comment sait-on qu’ils n’ont jamais cessé de s’aimer ? Parce qu’ils ont échangé des milliers de lettres, envoyées souvent quotidiennement, précieusement conservées, dans la chambre à coucher d’Armand de Saint-Hilaire (p. 743) ou dans son bureau (p. 755), et rassemblées en liasses datées (p. 755). Ils habitaient «à cinq minutes de marche» l’un de l’autre (p. 758), mais sans jamais se voir, sinon de loin : ils ne sont unis que par la poste et que par une intermédiaire dévouée, la vieille servante Jaquette (p. 772, p. 792). Ils espéraient se marier à la mort du prince; cela ne se fera pas.

Le commissaire Maigret, qui enquête sur le crime, ne sait trop quoi faire de ces lettres, dont l’existence est connue de la famille du prince de V. (p. 758, p. 765, p. 791), de l’aristocratie parisienne (p. 755, p. 811) et de «tout le monde» au ministère des Affaires étrangères (p. 743, p. 755). Comment aborder cette «légende» (p. 795, p. 822), cette «sorte d’amour mystique» (p. 799) ou «platonique» (p. 807, p. 812, p. 826) ? Malgré les protestations de Jaquette («C’est de la correspondance privée», p. 763; «Cela ne devrait pas être permis, après la mort des gens, de fouiller leur correspondance», p. 774) et du neveu d’Armand de Saint-Hilaire (p. 787), il lit quelques lettres et il est partagé entre un refus spontané (p. 765-766) et un attachement auquel il ne s’attendait pas (p. 767). Il ne considère pas les lettres d’Isi, ces «lettres enfantines» (p. 812), comme des lettres d’amour : «La jeune fille qui les avait écrites racontait, dans un style assez vif, les menus événements de sa propre vie et de la vie parisienne» (p. 757); «Elle racontait avec complaisance et vivacité les menus événements qui meublaient ses journées et décrivait assez spirituellement les gens qu’elle rencontrait» (p. 765). Il semble que cela puisse aussi s’appliquer à ses lettres à lui : «Voyez-vous, pendant cinquante ans, j’ai été habituée à vivre en pensée avec lui. Je savais ce qu’il faisait à chaque heure de la journée» (p. 791), bien qu’il ait fait preuve d’un souci de la forme : «Il écrivait fort bien, avec vivacité, un peu comme le cardinal de Retz», note un petit-fils d’Isabelle, normalien de son état (p. 822). Dans ces lettres proches du journal intime, les amoureux se vouvoient et ne paraissent rien se cacher.

À la fin du roman, l’énigme résolue, Isi seule, une question demeure : qu’adviendra-t-il de cette double offrande amoureuse ?

 

Référence

Simenon, Georges, Maigret et les vieillards, dans les Essentiels de Maigret, présentation de Benoît Denis, Paris, Omnibus, coll. «Tout Simenon», 2011, p. 733-832, p. 743. Édition originale : 1960.

Proses sportives de la semaine

Rondelle à l’effigie de Patrice Bergeron

Depuis plusieurs lustres, l’Oreille tendue ne cesse de contredire ceux qui disent que la lettre est disparue avec l’apparition du numérique. À partir du moment où de nouveaux modes de communication sont devenus disponibles, la lettre, elle, a commencé à jouer un rôle particulier. Pour aller vite : on l’utilise évidemment moins, mais, quand on la choisit, cela donne un poids considérable à la forme épistolaire. (L’Oreille cause de cela, par exemple, dans cet entretien.)

C’est notamment vrai dans le domaine du sport. En 2015, le joueur de baseball Alex Rodriguez diffuse une lettre d’excuse — manuscrite ! : oui, il s’est dopé. En 2020, Willian Borges da Silva quitte le club de foot de Chelsea et rédige une lettre d’adieu. En 2021, le hockeyeur Mike Bossy écrit une lettre à ses partisans pour commenter ses problèmes de santé.

Plus tôt cette semaine, le joueur de centre des Bruins de Boston Patrice Bergeron a annoncé sa retraite. Comment ? En rédigeant deux longues lettres, l’une en anglais, l’autre en français. Pourquoi cette façon de faire ? Il a expliqué à Simon-Olivier Lorange de la Presse+ comment «ce médium […] s’est imposé à lui à ce moment névralgique de sa vie», même si l’écriture n’a jamais été une «force» chez lui :

Je savais que d’écrire mes pensées et mes états d’âme, c’était probablement la meilleure façon pour moi d’exprimer ce que je ressentais, ce que je voulais dire aux gens qui m’ont tant aidé, qui ont eu une influence immense sur ma carrière, a-t-il poursuivi. C’était la meilleure solution.

Une conférence de presse a suivi, mais le principal intéressé s’en serait passé. La lettre, cette forme qui reste, lui aurait suffi.

P.-S.—Oui, bien sûr, l’Oreille a écrit sur les lettres des sportifs : voir ici, ou là encore. Ci-dessous, une autre référence.

 

Référence

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires. Le courrier des sportifs», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 33, 2007, p. 279-283; repris, sous le titre «Sportifs épistolaires», dans Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, p. 81-89.

Benoît Melançon, Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

Poste funèbre

Thierry Horguelin, Ma vie d’espion, 2023, couverture

L’Oreille tendue aime les livres de Jean-Philippe Toussaint, de Jean Echenoz et de David Turgeon. Elle ne pouvait donc pas ne pas aimer le court récit que vient de faire paraître Thierry Horguelin, Ma vie d’espion. Un photographe indolent, le narrateur, y retrouve d’anciens compagnons, devenus intégristes de l’art conceptuel; ça va chauffer. Une question traverse le texte : quelles traces l’œuvre d’art doit-elle / peut-elle laisser ? Elle n’est pas banale : «La mémoire est un muscle utile» (p. 38).

L’Oreille a aussi travaillé sur les lettres qui circulent après la mort de leur signataire, qu’elle appelle les lettres d’outre-tombe. Imaginez son plaisir quand, sous la plume de Thierry Horguelin, elle a lu ceci :

D’ailleurs, la réputation de Delruelle ne faisait que grandir. Il avait poursuivi dans la veine des biographies imaginaires. Une de ses installations récentes était constituée de valises et de malles trouvées dans des brocantes, exposées avec leurs maigre contenu : vêtements défraîchis, photos de famille jaunies, à partir duquel il rêvait la vie de leur propriétaire. À présent, il était engagé dans un nouveau projet. Il envoyait des lettres de condoléances aux proches des défunts dont il relevait les noms dans les rubriques nécrologiques, en évoquant des souvenirs inventés relatifs aux chers disparus. «Je n’oublierai jamais notre tournée des bordels à Saïgon…» Il appelait cela du mail-art spéculatif : des lettres adressées à de parfaits inconnus, sans adresse de retour, dont il ne connaîtrait jamais l’effet sur les destinataires (p. 47-48).

La lettre, c’est la vie.

 

Références

Horguelin, Thierry, Ma vie d’espion, Montréal, L’Oie de Cravan, 2023, 73 p.

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 35, 2009, p. 251-254; repris, sous le titre «Lettres d’outre-tombe», dans Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, p. 139-147.

Benoît Melançon, Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

La machine de la mémoire

Élisabeth Nardout-Lafarge, Carnet d’inventaire, 2023, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue et Élisabeth Nardout-Lafarge ont longtemps été collègues.)

 

«Va savoir qui se souvenait de quoi.»

C’est un abécédaire, d’«Abitibi» à «Ysengrin», en passant par «Silence». L’épistolarité est partout : lettres, courriels, cartes postales, mots de condoléances, courrier du cœur, manuels de civilité, lettres de recommandation, cartes de vœux, invitations, etc. Il est question de langue à presque toutes les pages : mots, expressions, noms propres (lieux, personnes), surnoms et pseudonymes, accents, tics d’écriture, étymologies et «bribes de […] parole» (p. 195) font tourner «la machine de la mémoire» (p. 148), d’abord la familiale. Pierre Bergounioux, François Bon, Annie Ernaux et Pierre Michon sont cités — et le rapprochement va de soi. (Martine Sonnet y aurait été qu’on n’aurait pas été étonné.) Certaines phrases sont parfaitement cadencées : «“Quand même !” signalait chez elle [la mère] l’étendue de la bévue, de la faute, de l’offense, et le bien-fondé, la légitimité, l’évidence de sa réprobation» (p. 183).

Le Carnet d’inventaire d’Élisabeth Nardout-Lafarge — «je suis plus près aujourd’hui du bilan que du programme» (p. 150) —, c’est de la magnifique ouvrage, qui a tout pour ravir l’Oreille.

 

Référence

Nardout-Lafarge, Élisabeth, Carnet d’inventaire, Montréal, Leméac, 2023, 237 p.

Curiosité sportivo-épistolaire du jour

L’Oreille tendue est épistologue : elle s’intéresse à toutes les formes de la lettre, notamment à la carte postale.

L’Oreille tendue travaille aussi sur les représentations culturelles du sport, particulièrement sur celles de Maurice Richard.

L’Oreille tendue a donc réfléchi aux correspondances des sportifs, par exemple à celles d’Andre Agassi et de Jean Béliveau.

Ce matin, elle découvre ceci, sur eBay : une carte postale de Maurice Richard à sa femme, envoyée de Spokane en 1961.

Carte postale de Maurice Richard à sa femme, Spokane, Washington, 1961, recto

Carte postale de Maurice Richard à sa femme, Spokane, Washington, 1961, verso

Tout est dans tout, et réciproquement, comme le disait si justement le journaliste sportif Jean Dion.

 

Références

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires. Le courrier des sportifs», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 33, 2007, p. 279-283; repris, sous le titre «Sportifs épistolaires», dans Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, p. 81-89. [Sur la correspondance des sportifs]

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 43, 2017, p. 171-173. [Sur la carte postale à l’ère du numérique]

Benoît Melançon, Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture