Le niveau baisse ! (1922)

Joseph Dumais, le Parler de chez nous, 1922, couverture

(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)

 

«Chez nous, l’adoption de mots étrangers appauvrit la langue. L’usage fréquent de mots anglais démontre d’abord l’indigence de notre vocabulaire français et ensuite le peu de respect que nous avons de notre langue maternelle. Enrichissons donc notre vocabulaire d’un plus grand nombre de mots français, au moins des mots usuels, afin d’être plus en mesure de résister aux dangers qui nous menacent. Qu’on le veuille ou non, nous subissons une métamorphose dont il ne faut pas trop se glorifier. Nos traditions s’en vont, notre mentalité se déforme, nos mœurs se vicient et le bon goût, qualité française, se meurt. Que reste-t-il du bel héritage de nos pères ! Que sont devenues les coutumes familiales, l’autorité des parents sur leurs enfants, les habitudes de respect et d’obéissance de la part de ceux-ci, la franchise, la politesse, la cordialité, la simplicité, la confiance entre amis, entre voisins, l’hospitalité courtoise et sincère, le respect de la parole donnée, la rigidité des principes dans toutes les questions où l’honneur est en jeu et combien d’autres belles vertus ancestrales !»

Source : Joseph Dumais, le Parler de chez nous. Conférence donnée à l’Hôtel de ville de Québec, sous le patronage de la Société des arts, sciences et lettres, par M. Joseph Dumais. Professeur de diction française, directeur du Conservatoire de Québec, membre de la Société des auteurs canadiens et de la Société des arts, sciences et lettres, Québec, Chez l’auteur, 1922, ii/41 p., p. 34-35. Préface d’Alphonse Désilets.

P.-S. — Cette citation inaugure une nouvelle rubrique du blogue, «Le niveau baisse !»

 

Pour en savoir plus sur cette question :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Un mot désormais inutile ?

«Tendances. L’ère de la postmodernité», la Presse+, 30 décembre 2015

Croyez-la sur parole : l’Oreille tendue aime les mots. Il est vrai que certains usages l’ennuient — de capitale, d’extrême, de problématique, de quitter, d’urbain, etc. —, mais, en général, elle essaie de ne pas faire (trop) de boutons devant les mots employés n’importe comment.

Cela dit, elle est humaine : il lui arrive de perdre de sa retenue. C’est le cas devant plusieurs occurrences incongrues du mot postmoderne. (Oui, bien sûr, rien là de neuf.)

Exemples.

Le même jour, le 30 décembre dernier, le Devoir publie un texte d’opinion de Yann Boromus et Étienne Boudou-Laforce, «Star Wars. De la vacuité de la cinématographie postmoderne» (p. A7), et la Presse+, un article d’Iris Gagnon-Paradis, «Tendances. L’ère de la postmodernité» (il s’agit de mode). Personne n’a (n’aurait) besoin de définir les mots utilisés en titre; cela va (irait) de soi.

Dans son livre sur le chroniqueur journalistique Pierre Foglia, Marc-François Bernier écrit, au sujet de la présence d’un crucifix à l’hôtel du Parlement du Québec : «Les premiers veulent l’enlever au nom de la pluralité postmoderne qui fait fi des traditions, les seconds veulent le conserver, car ils y voient justement le symbole d’une tradition à défendre, sinon à faire revivre» (p. 170). L’Oreille met l’auteur au défi de trouver qui que ce soit qui ait voulu enlever ce symbole «au nom de la pluralité postmoderne». De la pluralité ? Oui. De la pluralité postmoderne ? Cela est plus que douteux.

Le chroniqueur Mathieu Bock-Côté, lui, écrit ceci le 30 septembre 2015 : «En un mot, la grosse madame anglaise de chez Eaton s’est fait remplacer par le petit branché mondialisé et postmoderne.» Postmoderne paraît être ici un genre d’insulte : être branché (mot venu tout droit des années 1980) et être mondialisé, ce n’est pas bien; être postmoderne, ce n’est pas mieux; petit est la cerise sur le gâteau / le sundae. Transportons-nous au Moyen Âge et essayons d’insulter quelqu’un de l’époque en le traitant de petit troubadour médiéval. Ce serait aussi absurde que de traiter quelqu’un de postmoderne en 2015.

Pour le dire autrement : s’il existe un telle chose que la postmodernité, il s’agit d’un concept pour décrire une époque. Ce n’est ni un étendard (Je suis postmoderne) ni un terme péjoratif (Espèce de postmoderne !).

Ça va mieux. Merci.

P.-S. — Rappelons que le mot n’est pas récent. Il serait avéré, en anglais, en 1949, selon le Dictionnaire historique de la langue française, dans «la terminologie […] de l’art» : «Ces termes [postmoderne, postmodernisme, après-modernisme] recouvrent un mouvement artistique contemporain, notamment architectural, fondé sur la remise en cause des théories modernistes (au sens américain) et du style international dominants dans la première moitié du XXe siècle» (éd. de 1992, p. 1258). Le mot s’impose en français en 1979, avec la parution d’un ouvrage de Jean-François Lyotard, la Condition post-moderne.

 

Références

Bernier, Marc-François, Foglia l’Insolent, Montréal, Édito, 2015, 383 p.

Lyotard, Jean-François, la Condition post-moderne : rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Critique», 1979, 109 p.

Rey, Alain (édit.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires le Robert, 1992, 2 vol., xxi/2383 p.