Actualité de Jacques Godbout

Jacques Godbout, le Murmure marchand, 1984, couverture

L’écrivain québécois Jacques Godbout publie ces jours-ci des Mémoires, De l’avantage d’être né. Il est donc beaucoup question de lui dans l’actualité (littéraire).

L’Oreille tendue, quand elle était petite, a écrit deux comptes rendus de livres de Jacques Godbout. En voici un, tiré du magazine culturel Spirale en 1984. Cela s’intulait «La taverne et le bungalow».

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Dans toute taverne qui se respecte, on trouve un discoureur fort en gueule, généralement prompt à l’invective et toujours prêt à se prononcer sur tout et n’importe quoi. Jacques Godbout est de cette race : il a des opinions sur tous les sujets d’actualité, quelques idées bien arrêtées, un style ferme, le verbe haut et clair. Mais Godbout, qui n’aime guère les «sociologues» et autres universitaires, est beaucoup trop fasciné par l’Université pour se laisser totalement aller à ses emportements «taverniers». Ses essais sont sérieux, documentés, ses prises de position assurées, ses affirmations péremptoires. Entreprise de moraliste, la réflexion de Godbout reste toutefois à la merci des commentaires plus brillants que profonds. À courir d’une tribune à l’autre on doit parfois prendre des raccourcis.

Les textes recueillis dans le Murmure marchand ont d’abord été publiés (sauf un) dans la revue Liberté de 1976 à 1984. Godbout y interroge la télévision, la «bombe informatique», la société québécoise, la littérature, l’histoire comme récit. Le texte éponyme pose les fondements de la réflexion : «fond sonore des bonimenteurs de la nouvelle civilisation», le murmure marchand dépouille l’homme de ses valeurs traditionnelles pour les remplacer par un discours publicitaire où la satisfaction immédiate des désirs est la fin dernière de l’existence. Qu’il s’agisse de ce discours, du référendum ou de la modification du statut de l’écrivain, Godbout a bon nombre d’intuitions fertiles, même quand l’analyse cède le pas à la nostalgie ou à la prophétie, ces deux revers d’une même médaille : la déception.

Car l’essayiste est déçu, désabusé. S’il a encore la force de s’enflammer et d’être outré par l’«espéranto des objets», il n’est pas sans se rendre compte qu’il est trop tard. Sa quête de sens par le recours à la raison ne viendra pas à bout des empires culturels qui nous conditionnent. Le citoyen dont il déplore la disparition, Godbout ne croit pas en sa renaissance. C’est peut-être ici que se fait jour le plus clairement l’inadéquation de la pensée humaniste de l’écrivain : par atavisme religieux ou tout simplement par pessimisme, sa quête de valeurs intemporelles ne semble percevoir que les enjeux mercantiles des mass media et y réduire leur portée symbolique. L’idéalisation du passé n’est pas loin.

Un écrivain du dimanche

Dans son avant-propos, Godbout souhaite s’être «sérieusement trompé» en constatant «l’odeur de mort culturelle» créée par la «police des marchandises». Gilles Archambault n’a pas ces scrupules, lui qui se définit modestement (et auto-ironiquement) comme le «barde de la petite-bourgeoisie urbaine». À l’écart du «Clergé des Lettres» dans son bungalow de Cartierville, Archambault mène ses «travaux littéraires» en compagnie de quelques écrivains amis : Paulhan, Renard, Lichtenberg, Perros, Léautaud, Calet, Chardonne, Vialatte. Entre sa prière matinale «à Stendhal et à Charlie Parker», ses lectures et ses émissions de radio, il a pris le temps de rassembler dans le Regard oblique les billets parus dans Livre d’ici de 1980 à 1983. Ces Rumeurs de la vie littéraire ravissent.

Depuis les Petites Proses presque noires des Plaisirs de la mélancolie (1980) on savait Archambault un de nos meilleurs chroniqueurs. Alors que le romancier est d’un ennui uniforme, l’«écrivain du dimanche» est alerte, enjoué, prêt à dénoncer ses travers comme ceux de ses collègues. Sourire en coin, il apprécie l’aphorisme : «Si tout est bon, rien ne l’est»; «L’écrivain doit écrire l’été»; «La méchanceté ne dispense pas de l’intelligence». Les textes d’Archambault traitent des diverses facettes de notre institution littéraire, des prix («La faute à David») aux subventions («Bibliothèques, je vous hais !»), des salons du livre («Foire au village») à la critique («Universitaire cherche génie»). Chacun y passe — et d’abord l’écrivain Archambault. Le ton est moqueur, tout en fausse retenue. C’est dans la solitude («J’exècre tout ce qui est parade»), à l’abri d’une trop grande vanité, que l’écrivain parle le plus juste.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les textes d’Archambault, écrits au fil des semaines, font davantage ensemble que ceux de Godbout, dont l’organisation est précisément thématique et le propos sous-tendu par une vision unifiante. La collection en recueil des billets d’Archambault leur donne une nouvelle vie, les confronte les uns aux autres, renouvelle la lecture. Le recueil de Godbout est plus inégal, tant par la fragmentation de la réflexion que par son éclectisme. Il n’empêche que ces deux titres lancent fort agréablement la belle petite collection «Papiers collés» des Éditions Boréal Express (sous la direction de François Ricard).

 

Références

Archambault, Gilles, le Regard oblique. Rumeurs de la vie littéraire, Montréal, Boréal Express, coll. «Papiers collés», 1984, 179 p.

Godbout, Jacques, le Murmure marchand. 1976-1984, Montréal, Boréal Express, coll. «Papiers collés», 1984, 153 p.

Godbout, Jacques, De l’avantage d’être né, Montréal, Boréal, 2018, 288 p.

Melançon, Benoît, «La taverne et le bungalow», Spirale, 46, octobre 1984, p. 3.

Chronique alimentaire

Michel Tremblay, les Vues animées, éd. de 2016, couverture

Soit la phrase suivante, tirée des Vues animées de Michel Tremblay (1990) :

«Si mon frère n’a pas mangé une volée, il a au moins mangé un paquet de bêtises» (éd. de 2016, p. 148).

Explication libre :

Si mon frère n’a pas reçu de raclée, il s’est au moins fait engueuler.

À votre service.

 

[Complément du 18 février 2024]

Manger une volée peut aussi s’employer au sens figuré : «Malgré le fait que mes idéaux féministes mangent une volée à chaque nouveau témoignage confié dans ces salons de banlieue cossues, j’écoute ces femmes et je les trouve fortes» (Hors jeu, p. 46).

 

Références

Dubé-Moreau, Florence-Agathe, Hors Jeu. Chronique culturelle et féministe sur l’industrie du sport professionnel, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2023, 235 p. Ill.

Tremblay, Michel, les Vues animées. Récits, Montréal, Leméac, coll. «Nomades», 2016, 229 p. Édition originale : 1990.

Accouplements 110

Lettre de faire-part du futur décès, gravure de Henri Charles Guérard

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Boutet, Josiane, le Pouvoir des mots. Nouvelle édition, Paris, La Dispute, 2016, 256 p.

«Les pratiques d’euphémisation qui consistent, par exemple, à ne pas dire explicitement de quelqu’un qu’il est “mort”, mais qu’“il est parti”, “il est décédé”, “il n’est plus”, “il nous a quittés” s’apparentent aussi aux processus des mots tabous : ne pas dire le mot, c’est éloigner la chose» (p. 244).

Carrère, Emmanuel, D’autres vies que la mienne, Paris, P.O.L, 2009, 309 p.

Étienne : «Ça l’a mis en colère, se rappelle-t-il, qu’elle le réveille et surtout qu’elle dise “Juliette est partie” au lieu de “Juliette est morte”» (p. 293).

Barbe, Jean, Discours de réception du prix Nobel, Montréal, Leméac, 2018, 61 p.

«—Jean… Élaine est décédée.
Sur le coup, je n’ai rien dit. Je regardais le visage de mon frère, inquiet, triste, inquiet surtout, pour moi. J’ai crié :
— Elle n’est pas “décédée”… Elle est morte… Morte !
Puis je suis allé m’enfermer dans ma chambre avec la mort» (p. 19).

Office québécois de la langue française, Banque de dépannage linguistique

«Lorsqu’on parle de personnes, mourir convient dans tous les contextes.»

P.-S.—L’Oreille tendue le sait : son combat pour mourir (voir ici et ) est perdu d’avance. Pas besoin de le lui répéter.

 

Illustration : Lettre de faire-part du futur décès, gravure de Henri Charles Guérard, 1856-1897, Rijksmuseum, Amsterdam

Lumières sur le losange

Nouveau projet, 13, 2018, couverture

L’Oreille tendue aime le baseball et le Siècle des lumières. Dès lors, l’article «Comment rester romantique à propos du baseball», que publie Pierre-Yves Néron dans le plus récent numéro de la revue Nouveau projet, était fait pour lui plaire.

Extrait (il est question de la sabermétrie, soit l’utilisation des statistiques dites «avancées» dans le monde du sport) :

Et elle avait de quoi séduire les amateurs de plusieurs sports, cette idée, étant donné la qualité des débats et des conversations dont ils étaient et sont encore l’objet. C’est d’ailleurs l’un des grands paradoxes du sport contemporain. D’un côté, il passionne les foules. De l’autre, on lui réserve peut-être la pire forme de journalisme qui existe. Si le sport tient une place aussi importante dans la vie de millions de gens, il est traité avec une étonnante négligence discursive.

Dans un tel contexte, le partisan des «stats avancées» ressemble à un penseur des Lumières. Il a les allures de ceux qui nous donnent nos premiers frissons intellectuels, ceux qui luttent désespérément contre l’obscurantisme. On dirait Voltaire nous invitant à combattre le règne du préjugé qui caractérise l’ère du joueurnaliste. Défendre l’importance des chiffres dans le sport, c’est comme imaginer Kant crier son «Ose penser !» sur le plateau d’une émission comme L’antichambre (p. 146).

Voltaire et Rodger Brulotte ? Merci.

 

Référence

Néron, Pierre-Yves, «Comment rester romantique à propos du baseball», Nouveau projet, 13, printemps-été 2018, p. 144-147.

Le zeugme du dimanche matin et de Serge Bouchard

Serge Bouchard, les Yeux tristes de mon camion, éd. de 2017, couverture

«Car si Durham avait vraiment fait une enquête de terrain parmi les Habitants, s’il avait réellement mis les pieds dans une cuisine canadienne, s’il était sorti de sa cour et de ses souliers vernis, il en aurait goûté, du ragoût de pattes, il en aurait mangé, des boulettes, il en aurait vu, des grands-mères maternelles, gardiennes de la santé physique et mentale de leurs familles, et il n’aurait conséquemment jamais écrit ses célèbres inepties sur la disparition inévitable des francophones d’Amérique.»

Serge Bouchard, les Yeux tristes de mon camion. Essai, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 303, 2017, 212 p., p. 66. Édition originale : 2016.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)