Chronique pédagogique du jour, en quelque sorte

Interrogation, sur Twitter, d’@aurelberra : «Qui a des idées pour rendre un cours magistral en amphi efficace aujourd’hui ?»

Du temps où elle enseignait l’histoire de la littérature en amphithéâtre, l’Oreille tendue avait emprunté, avec profit, la technique de l’interrogation-éclair à un professeur américain, Donald Kennedy.

Voici comment il définit ce qu’il appelle le one-minute paper.

An important element in these efforts is the development of new teaching techniques. Among the devices that have surfaced in teaching-improvement seminars is the one-minute paper originally described by Patricia Cross. It is worth describing because it embodies so much of what is wrong with traditional large-lecture teaching and how easily it can be made better. Cross’s idea is simply that at the end of a lecture the professor reserve the final minute, during which the students are asked to write a brief, spontaneous essay that supplies feedback about the lecture. It might, for example, be a response to the question : What is the single most important point from today’s lecture ? Or the students could be asked to identify the most crucial information provided about some particular concept, or even to specify the lecture material that was least clear. The professor explains that the exercise is not an evaluation, but that its purpose is to improve the quality of the class by opening a dialog about how things are going. Follow-up is critically important : the results are summarized and discussed with the class at its next meeting.

I have talked with faculty members in all kinds of disciplines who are prepared to swear by this technique. It makes students more active participants in their own learning, they say, and it regularly points out unexpected areas of difficulty in the presentation of lecture material (Academic Duty, p. 77).

Traduction libre

Parmi ces efforts, le développement de nouvelles techniques pédagogiques est important. Originellement décrite par Patricia Cross, l’interrogation-éclair fait partie de ces techniques évoquées dans les séminaires consacrés à l’enseignement. Il convient de la décrire, car elle révèle ce qui va mal dans l’enseignement traditionnel destiné aux grands groupes tout en offrant une façon facile de corriger la situation. L’idée de Cross est simple : à la fin de son cours, le professeur réserve une minute pendant laquelle les étudiants doivent écrire spontanément un court texte en réaction à ce qu’ils viennent d’entendre. Il peut s’agir, par exemple, d’une réponse à la question «Quelle est la chose essentielle de la leçon d’aujourd’hui ?» On peut aussi demander aux étudiants d’indiquer quelle était la dimension la plus importante de tel ou tel concept, voire de dire ce qui était le plus difficile à saisir dans la leçon. Le professeur doit expliquer qu’il ne s’agit pas d’un examen, mais d’une façon d’ouvrir la discussion et d’améliorer par là la marche du cours. Il est essentiel de revenir sur les réponses données : elles seront résumées et discutées lors de la séance suivante.

J’ai discuté avec des professeurs de toutes les disciplines qui ne jurent plus que par cette technique. Selon eux, elle rend les étudiants plus actifs dans leur propre formation et elle permet régulièrement de mettre en lumière des difficultés imprévues dans la transmission de la matière.

Cela intriguait les étudiants; ce n’était pas le moindre bénéfice de l’exercice.

 

[Complément du jour]

Quelques conseils / consignes.

  1. Dire aux étudiants de ne pas mettre leur nom sur leur feuille de réponse. (Ce n’est évidemment pas noté.).
  2. Annoncer que le professeur reviendra sur le contenu des réponses à la prochaine séance.
  3. Poser une question courte, sans sous-question(s).
  4. Laisser uniquement soixante secondes aux étudiants pour répondre. Vraiment. (Au bout de soixante secondes, on commence à ramasser les feuilles de réponse.)

 

Référence

Kennedy, Donald, Academic Duty, Cambridge et Harvard, Harvard University Press, 1999, viii/310 p. Édition originale : 1997.

Enquête : l’est-ce ?

Donc ce tweet de François Bon. Il y épingle trois tics linguistiques de notre époque. Deux ont déjà été abordés ici : au final et genre. On les trouverait en France comme au Québec. Mais le troisième (grave) ?

Son emploi adverbial est avéré dans l’Hexagone depuis au moins vingt ans. Sylvie Brunet le recensait dès 1996 dans son excellent livre les Mots de la fin du siècle (p. 40). Exemple chez Claire Legendre dans Viande en 1999 : «Je ne rase plus mes poils qui ont poussé grave avec la testostérone» (p. 172).

Mais au Québec ? L’enquête est ouverte : l’emploi adverbial de grave l’est-il en nos terres ? (L’Oreille tendue a elle-même utilisé le mot ici, mais ça compte à peine.)

P.-S. — L’adjectif grave, au Québec, peut désigner une personne. Voici ce qu’en co-écrivait l’Oreille en 2004 dans le Dictionnaire québécois instantané : «Caractéristique surtout masculine. Un gars grave est parfois un gars différent, voire spécial; c’est toujours un gars pas comme les autres par excès. Voir malade. / Était beaucoup utilisé dans les années soixante-dix; devrait donc revenir à la mode» (p. 112).

 

Références

Brunet, Sylvie, les Mots de la fin du siècle, Paris, Belin, coll. «Le français retrouvé», 29, 1996, 254 p.

Legendre, Claire, Viande, Paris, Grasset, 1999, 187 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Le niveau baisse ! (1922)

Joseph Dumais, le Parler de chez nous, 1922, couverture

(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)

 

«Chez nous, l’adoption de mots étrangers appauvrit la langue. L’usage fréquent de mots anglais démontre d’abord l’indigence de notre vocabulaire français et ensuite le peu de respect que nous avons de notre langue maternelle. Enrichissons donc notre vocabulaire d’un plus grand nombre de mots français, au moins des mots usuels, afin d’être plus en mesure de résister aux dangers qui nous menacent. Qu’on le veuille ou non, nous subissons une métamorphose dont il ne faut pas trop se glorifier. Nos traditions s’en vont, notre mentalité se déforme, nos mœurs se vicient et le bon goût, qualité française, se meurt. Que reste-t-il du bel héritage de nos pères ! Que sont devenues les coutumes familiales, l’autorité des parents sur leurs enfants, les habitudes de respect et d’obéissance de la part de ceux-ci, la franchise, la politesse, la cordialité, la simplicité, la confiance entre amis, entre voisins, l’hospitalité courtoise et sincère, le respect de la parole donnée, la rigidité des principes dans toutes les questions où l’honneur est en jeu et combien d’autres belles vertus ancestrales !»

Source : Joseph Dumais, le Parler de chez nous. Conférence donnée à l’Hôtel de ville de Québec, sous le patronage de la Société des arts, sciences et lettres, par M. Joseph Dumais. Professeur de diction française, directeur du Conservatoire de Québec, membre de la Société des auteurs canadiens et de la Société des arts, sciences et lettres, Québec, Chez l’auteur, 1922, ii/41 p., p. 34-35. Préface d’Alphonse Désilets.

P.-S. — Cette citation inaugure une nouvelle rubrique du blogue, «Le niveau baisse !»

 

Pour en savoir plus sur cette question :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Un mot désormais inutile ?

«Tendances. L’ère de la postmodernité», la Presse+, 30 décembre 2015

Croyez-la sur parole : l’Oreille tendue aime les mots. Il est vrai que certains usages l’ennuient — de capitale, d’extrême, de problématique, de quitter, d’urbain, etc. —, mais, en général, elle essaie de ne pas faire (trop) de boutons devant les mots employés n’importe comment.

Cela dit, elle est humaine : il lui arrive de perdre de sa retenue. C’est le cas devant plusieurs occurrences incongrues du mot postmoderne. (Oui, bien sûr, rien là de neuf.)

Exemples.

Le même jour, le 30 décembre dernier, le Devoir publie un texte d’opinion de Yann Boromus et Étienne Boudou-Laforce, «Star Wars. De la vacuité de la cinématographie postmoderne» (p. A7), et la Presse+, un article d’Iris Gagnon-Paradis, «Tendances. L’ère de la postmodernité» (il s’agit de mode). Personne n’a (n’aurait) besoin de définir les mots utilisés en titre; cela va (irait) de soi.

Dans son livre sur le chroniqueur journalistique Pierre Foglia, Marc-François Bernier écrit, au sujet de la présence d’un crucifix à l’hôtel du Parlement du Québec : «Les premiers veulent l’enlever au nom de la pluralité postmoderne qui fait fi des traditions, les seconds veulent le conserver, car ils y voient justement le symbole d’une tradition à défendre, sinon à faire revivre» (p. 170). L’Oreille met l’auteur au défi de trouver qui que ce soit qui ait voulu enlever ce symbole «au nom de la pluralité postmoderne». De la pluralité ? Oui. De la pluralité postmoderne ? Cela est plus que douteux.

Le chroniqueur Mathieu Bock-Côté, lui, écrit ceci le 30 septembre 2015 : «En un mot, la grosse madame anglaise de chez Eaton s’est fait remplacer par le petit branché mondialisé et postmoderne.» Postmoderne paraît être ici un genre d’insulte : être branché (mot venu tout droit des années 1980) et être mondialisé, ce n’est pas bien; être postmoderne, ce n’est pas mieux; petit est la cerise sur le gâteau / le sundae. Transportons-nous au Moyen Âge et essayons d’insulter quelqu’un de l’époque en le traitant de petit troubadour médiéval. Ce serait aussi absurde que de traiter quelqu’un de postmoderne en 2015.

Pour le dire autrement : s’il existe un telle chose que la postmodernité, il s’agit d’un concept pour décrire une époque. Ce n’est ni un étendard (Je suis postmoderne) ni un terme péjoratif (Espèce de postmoderne !).

Ça va mieux. Merci.

P.-S. — Rappelons que le mot n’est pas récent. Il serait avéré, en anglais, en 1949, selon le Dictionnaire historique de la langue française, dans «la terminologie […] de l’art» : «Ces termes [postmoderne, postmodernisme, après-modernisme] recouvrent un mouvement artistique contemporain, notamment architectural, fondé sur la remise en cause des théories modernistes (au sens américain) et du style international dominants dans la première moitié du XXe siècle» (éd. de 1992, p. 1258). Le mot s’impose en français en 1979, avec la parution d’un ouvrage de Jean-François Lyotard, la Condition post-moderne.

 

Références

Bernier, Marc-François, Foglia l’Insolent, Montréal, Édito, 2015, 383 p.

Lyotard, Jean-François, la Condition post-moderne : rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Critique», 1979, 109 p.

Rey, Alain (édit.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires le Robert, 1992, 2 vol., xxi/2383 p.