Souvenirs de Gilles Marcotte (1925-2015)

Portrait de Gilles Marcotte

Le professeur, écrivain, critique et chroniqueur Gilles Marcotte (1925-2015) est mort hier. À l’Université de Montréal, l’Oreille tendue a suivi ses cours, travaillé avec lui, occupé un bureau à côté du sien. Ils ont été collègues. Souvenirs.

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«Mauvais sang» est le titre d’un poème de Rimbaud. Gilles Marcotte en faisait, pour ses étudiants de première ou de deuxième année, une lecture détaillée, imaginative, étonnante. Ils ne s’imaginaient pas alors qu’il était possible de faire dire tant de choses à ces deux petits mots. Certains s’en souviennent encore, presque quarante ans plus tard.

La tournure favorite de Gilles Marcotte ? «Oui, mais.» Les discussions avec lui n’étaient jamais simples. Elles pouvaient être dures, orageuses. Elles se faisaient toujours dans le plus grand respect, y compris sur des sujets qui pouvaient le fâcher, et se terminaient fréquemment par des éclats de rire. Mais il fallait être prêt et tenir son bout.

«Je sais que je suis un imbécile. Je n’aime pas qu’on me le dise.»

On pouvait parler sport avec lui, baseball et hockey. Il a écrit sur les Expos. Quand, en 1983, la revue Liberté a publié un recueil de pastiches d’écrivains québécois, «Nos écrivains par nous-mêmes», celui de Marcotte s’intitulait «L’attaque à cinq».

Il lui est même arrivé de parler de Maurice Richard, le plus célèbre joueur des Canadiens de Montréal, notamment dans ses entretiens avec Pierre Popovic en 1996 :

Il est vrai que si le hockey, disons le hockey canadien-français, c’est Maurice Richard, il faut dire qu’il ne célèbre pas le calcul, la stratégie ou la lente conquête, comme le football, mais le coup de sang ou d’énergie, le miracle soudain, l’exception, l’explosion. Avez-vous déjà vu Maurice Richard écrasé par deux défenseurs extrêmement costauds, non seulement à genoux mais couché sur la glace, et réussissant malgré tout, contre tout espoir, dans un effort qui conscrit l’extrême des forces humaines, à soulever la rondelle et à l’envoyer derrière un gardien de but stupéfait ? C’est ça, le hockey. C’est-à-dire, au choix, ou tous ensemble : Dollard des Ormeaux, d’Iberville à la baie d’Hudson, la bataille de Chateauguay, le débarquement de Dieppe… (p. 49-50)

C’était cela, Gilles Marcotte, et tant d’autres choses encore.

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En 1995, au moment de son départ à retraite, les éditions Fides publiaient des Miscellanées en l’honneur de Gilles Marcotte. Avec l’autorisation de l’éditeur, on en lira la présentation ici.

 

[Complément du 24 octobre 2015]

«Un machin inépuisable, c’est ça la littérature.»

Calligraphie difficile à déchiffrer et expérience du journalisme : Gilles Marcotte préférait écrire à la machine, souvent sur des feuilles de petits formats (voir un exemple ). Il aimait particulièrement les feuilles de couleurs des tablettes Alouette.

 

[Complément du 19 janvier 2016]

Le ton de ceci est un peu plus solennel :

Melançon, Benoît, «Hommage au professeur Gilles Marcotte», Nouvelles de l’APRUM (Association des professeurs retraités de l’Université de Montréal), novembre-décembre 2015. https://www.aprum.umontreal.ca/Lettres/2015_11_02/Courriel151102.html

 

[Complément du 24 février 2016]

Et enfin :

Melançon, Benoît, «Oui, mais», Liberté, 311, printemps 2016, p. 48. https://doi.org/1866/32183

 

[Complément du 22 avril 2017]

Et encore un coup :

Melançon, Benoît, «Instantanés», Études françaises, 53, 1, 2017, p. 147-152. https://doi.org/10.7202/1039572ar

 

[Complément du 11 août 2022]

Ce n’était finalement pas tout : Melançon, Benoît, «Gilles Marcotte», dans Pierre Hébert, Bernard Andrès et Alex Gagnon (édit.), Atlas littéraire du Québec, Montréal, Fides, 2020, p. 241-242.

 

[Complément du 16 juin 2023]

Là, ça devrait être tout : Melançon, Benoît, «Gilles Marcotte», dans Claude Corbo et Sophie Montreuil, avec la collaboration de Sarah Bardaxoglou et Zoé Barry (édit.), Faire connaissance. 100 ans de sciences en français, Montréal, Cardinal, 2023, p. 116-119.

 

Références

Marcotte, Gilles [pseudonyme], «L’attaque à cinq», Liberté, 145 (25, 1), février 1983, p. 62-63. https://id.erudit.org/iderudit/30403ac

Melançon, Benoît et Pierre Popovic (édit.), Miscellanées en l’honneur de Gilles Marcotte, Montréal, Fides, 1995, 422 p.

Popovic, Pierre, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, Montréal, Liber, coll. «De vive voix», 1996, 192 p. Ill.

Miscellanées en l’honneur de Gilles Marcotte, 1995, couverture

Du mononc’

Étymologie simple : mon oncle => mononcle => mononc’. C’est affaire de prononciation.

Parmi les mononc’, il y a celui qui est réputé lent. Il doit lasser sa place aux plus pressés : «Tasse-toi mononcle, viens-t-en le jeune !» (la Presse, 12 mars 2001)

Ce fut à une époque une publicité télévisée de Volkswagen. Sur Twitter, Marie-France Bazzo s’en est souvenue quand le président de la firme automobile a récemment (été) démissionné.

Tweet de Marie-France Bazzo, 23 septembre 2015, «Le PDG de #Volkswagen démissionne : “Tasse-toi mononcle !”»

Il y a aussi, chez les mononc’, le libidineux. On lui doit des jokes de mononc’. Le terme a beaucoup été utilisé pour parler de Marcel Aubut, ci-devant président du Comité olympique canadien, qui vient d’abandonner son poste à la suite de plaintes pour harcèlement sexuel. Dans le Journal de Montréal d’hier, son vieil ami le journaliste Réjean Tremblay a écrit un texte sur l’affaire Aubut. Il n’a pas été très bien reçu. Marie-France Bazzo, encore, sur Twitter, encore :

On connaît encore celui qui n’est plus à la mode, le ringard : «Mononcles et matantes s’abstenir» (la Presse, 10 février 2002).

Ces catégories ne s’excluent pas l’une l’autre : on peut être lent, libidineux et vieux.

P.-S.—Toujours sur Twitter, le chroniqueur politique Vincent Marissal a proposé le néologisme mononclatisation à la suite de sa lecture du texte de Réjean Tremblay. (L’Oreille tendue ne parierait pas sur le succès de celui-ci.) Pour sa part, @revi_redac le traite de «TurboMononcle».

P.-P.-S.—Il faut être pas mal mononc’ pour publier un communiqué de presse dans lequel, au lieu du mot femmes, on parle «de certaines personnes de la gent féminine».

P.-P.-P.-S.—Plus banalement, mononc’ est un hypocoristique : «Heye, mononc’, raconte-moi l’histoire du Rocket.»

P.-P.-P.-P.-S.—Il a déjà été question du mononc’ ici.

 

[Complément du 22 septembre 2017]

Accueillons un nouveau membre de la famille : celui qui corrige les fautes de langue des autres.

Ce «mononc»-là est un défenseur de la Charte de la langue française du Québec, la ci-devant loi 101.

 

[Complément du 9 juillet 2018]

Il y a (eu) mononclatisation. Il y a aussi mononclisation, par exemple dans ce tweet.

 

[Complément du 7 février 2020]

Dans le Devoir du jour, on peut lire une occurrence de mononcle comme adjectif : «un personnage exagérément mononcle». À l’oreille de l’Oreille, cet usage paraît peu fréquent. (Elle peut se tromper.)

 

[Complément du 17 mars 2021]

Autre adjectif, encore chez Marie-France Bazzo : «droite identitaire “mononquesque”» (Nous méritons mieux, p. 119).

 

[Complément du 20 juin 2024]

Dans la Presse+ du jour : «Place aux vacances pour les élus. Entre ingérence, incurie et “mononcleries”.»

 

[Complément du 23 juin 2024]

Sur Twitter : «mononclisme».

 

Référence

Bazzo, Marie-France, Nous méritons mieux. Repenser les médias au Québec, Montréal, Boréal, 2020, 213 p.

Penser historiquement janvier 2015

Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates, 2015, couverture

Patrick Boucheron est historien. L’Oreille tendue avait lu un de ses articles paru en 2010 et elle l’avait entendu plusieurs fois à France Culture. Elle était admirative.

Voilà pourquoi elle a voulu lire le livre que Boucheron a signé avec Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015. Comment un historien et un écrivain peuvent-ils penser ce qui s’est passé à Charlie hebdo, à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes et dans les rues de Paris au début de 2015 ?

Leur petit livre, publié en avril, a été écrit à chaud, durant «l’hiver de notre déplaisir» (p. 13), dans les jours qui ont suivi les événements, en état de «guerre civile» (passim), pour «occuper un peu, faute de mieux, cet entretemps incertain qui s’étire entre la stupéfaction de l’événement et le recul de l’histoire» (p. 136). Ils ont procédé par échanges, avant de publier un texte commun : on y trouve un je, qui fond, sans les distinguer, les deux signatures, mais aussi un nous et un tu (qui désignent-ils ?).

Organisé en dates, du 6 janvier, soit un jour avant l’attentat à Charlie hebdo, au 14, il vise à suivre le fil des événements, mais surtout à rapporter ces dates à d’autres, en un tourbillon. Lesquelles ? La Révolution, la Deuxième Guerre mondiale (Vichy, Auschwitz), la guerre d’Algérie, mai 1968, «la-montée-du-Front-national» (1984 : près de 10 % des voix aux élections européennes), l’attentat de la rue Copernic en 1980, la chute du Mur de Berlin, des faits divers qui ne le sont pas (1989, 1994, 2006), l’attentat de 1996 dans le RER parisien, ceux d’Utøya en 2011, de Toulouse en 2012 et de Bruxelles en 2014, la mort de Rémi Fraisse au barrage de Sivens le 26 octobre 2014, des attentats à Copenhague le 14 février 2015, à Tunis le 18 mars, à Sanaa le 20. «Ce qu’il fallait d’abord, c’est prendre dates, et le faire à deux pour se préparer à être ensemble, puisque deux en somme est le premier pas vers plusieurs» (p. 129).

Les sujets abordés sont graves (euphémisme) : «la faillite est l’horizon du monde» (p. 48, p. 54); «ne refaisons pas l’histoire, elle est déjà assez compliquée comme ça» (p. 49); leurs questions sont «profondément déplaisantes» (p. 57, par exemple). Pourtant, il faut écrire et penser. Boucheron et Riboulet sont évidemment du côté des victimes, mais sans aveuglement : «Ces trois morts [celles des terroristes], il se trouve qu’on ne les compte pas, qu’on parle des dix-sept morts de ces trois rudes journées, alors qu’ils sont vingt. Il y a, incontestablement, dix-sept victimes, mais vingt morts» (p. 102). Ils refusent la démission : «Tout est à refaire» (p. 137) sont les derniers mots du livre.

La langue tient nécessairement une place importante dans leur travail. Ils constatent l’omniprésence du «lexique guerrier» («périmètre de sécurité», «théâtre d’opérations extérieures») autour d’eux, et en eux (p. 67, p. 97), mais il y a aussi «la langue du capitalisme» (p. 18). Comment dire autrement ce qui vient d’arriver ? Ils ne le savent pas (encore). Sidération ? Stupéfaction ? Mais ils doivent chercher : «nous n’avons que ça, le corps et le langage, pour former tous les “nous” dont nous faisons partie» (p. 16); «Les corps sont là, déjà, le langage se prépare, s’entraîne, ici même c’est bien un peu de ça qu’on tâche de témoigner, pour la suite on verra» (p. 97). Ils donnent un nom aux victimes et aux tueurs — un visage. Ils s’interrogent sur le mot démocratie, sur le mot république (p. 123-125).

Mission accomplie : parler, faire penser.

 

Références

Boucheron, Patrick, «“Toute littérature est assaut contre la frontière.” Note sur les embarras historiens», Annales. Histoire, sciences sociales, 65, 2, mars-avril 2010, p. 441-467. https://www.cairn.info/revue-annales-2010-2-page-441.htm

Boucheron, Patrick et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015, 136 p.

Génuflexions

Illustration tirée de Refrancisons-nous, 1951. Deuxième édition

L’Oreille tendue aime citer cette phrase d’André Belleau (parmi tant d’autres) : «La vérité, c’est que les langues sont des guidounes et non des reines» (éd. de 1986, p. 118). Elle l’a fait dans un article en 1991, et ici même le 2 février 2012 et le 12 novembre 2013. Et la liste n’est pas exhaustive.

Son sens ? Les langues ne sont pas à vénérer (ce ne sont pas des reines), mais à embrasser, voire plus si affinités (ce sont des guidounes).

L’Oreille pensait que cette vénération était propre au Québec. Ce n’est peut-être pas le cas. C’est du moins de ce que donne à penser la citation suivante, gracieuseté de l’émissaire québecquois de ce blogue :

Faire acte d’allégeance à la langue française, amour et soumission, est pour l’écrivain le seul espoir qui lui reste de se reconstituer entièrement, de se rétablir dans son intégrité primitive. À la suite de Charles d’Orléans, de Malherbe, de Jean de Sponde, et de tous ceux qui ont eux-mêmes suivi ces pères fondateurs, Racine et Pascal, Sade et Voltaire, Baudelaire et Hugo, Proust et Céline — deux par siècle, toujours — l’écrivain français doit user et fortifier sa langue, «au seing de la tant désirée France», écrit du Bellay, comme les premiers hommes conservaient le feu et se le transmettaient de père en fils. C’est dans son Enfer que Dante a mis un écrivain coupable d’impiété envers sa langue natale : pas de salut pour lui ! (p. 148)

«Faire acte d’allégeance», pratiquer la «soumission», ainsi que l’écrit Jacques Drillon en 1991, cela se conçoit certes pour une guidoune, mais encore plus facilement pour une reine.

 

Illustration : F. J.-F. [Frère Jean-Ferdinand], Refrancisons-nous, s.l. [Montmorency, Québec ?], s.é., coll. «Nous», 1951, 143 p., p. 14. Deuxième édition.

 

Références

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Drillon, Jacques, Traité de la ponctuation française, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 177, 1991, 472 p.

J.-F., F. [Frère Jean-Ferdinand], Refrancisons-nous, s.l. [Montmorency, Québec ?], s.é., coll. «Nous», 1951, 143 p. Ill. Deuxième édition.

Melançon, Benoît, «Le statut de la langue populaire dans l’œuvre d’André Belleau ou La reine et la guidoune», Études françaises, 27, 1, printemps 1991, p. 121-132. https://doi.org/1866/28657