La Langue dans la Cité : dictionnaire

Jean-Marie Klinkenberg, la Langue dans la Cité, 2015, couverture

Les habitués de l’Oreille tendue savent qu’elle tient les travaux de son ami Jean-Marie Klinkenberg en très haute estime. Celui-ci a fait paraître ce printemps un ouvrage intitulé la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle. Ci-dessous, dictionnaire de ce livre à mettre entre toutes les mains — pour la fermeté de son information, de ses démonstrations et de ses prises de position, de même que pour ses vertus pédagogiques et que pour son approche globale de la langue, de son imaginaire et de ses représentations. Voilà un livre ambitieux, qui tient ses promesses.

anglais «ce n’est pas l’anglais qui est dominant, ce sont les États-Unis» (p. 38).

Belgique Son premier ministre est-il un «asexué linguistique» ou un «bisexuel linguistique» (p. 118) ? La question reste ouverte.

citoyen S’il fallait résumer l’ouvrage d’une formule, ce pourrait être celle-ci : il faut «réconcilier le citoyen avec sa langue» (p. 287).

constructiviste C’est la perspective retenue par l’auteur : «la force du langage n’est pas seulement d’obscurcir, de clarifier ou de transmettre, mais aussi de construire» (p. 24); voilà «ce que font toutes les langues : construire le réel et assoir la légitimité de cette construction» (p. 29).

crise Y a-t-il une crise (externe ou interne) du français ? Réponses (négatives) dans le quatrième («Dominantes et dominées. Le français sur le marché des langues») et dans le cinquième chapitre («Une langue en déliquescence ?»).

démocratie «Se soucier du langage est donc plus qu’une chose naturelle pour un État démocratique : c’est un devoir» (p. 63).

économie Nul angélisme ici. En matière de langue, «l’adaptabilité est la condition de la survie» (p. 211), et cette adaptabilité est notamment économique. Si «l’économie vend de la langue» (p. 57), le français doit s’adapter à ce marché en pleine expansion.

essentialisme Non, non, non — la «perspective essentialiste […] fait de tout locuteur un coupable potentiel» (p. 143-144).

éveil aux langues L’Oreille tendue avait déjà croisé cette approche pédagogique dans un «Avis» du Conseil supérieur de l’éducation du Québec portant sur l’enseignement de l’anglais (2014, p. 31) et dans Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues de François Grosjean (2015, p. 128-129). De quoi s’agit ? De tels programmes, nés en Grande-Bretagne dans les années 1980, «agissent aussi et surtout sur les représentations et attitudes envers les langues, et ont donc […] [une] fonction éthique : ils suscitent une ouverture à l’Autre». Ils ont pour but «de développer la capacité à procéder à des comparaisons, de façon à développer l’esprit d’analyse et une conscience des mécanismes de sa propre langue» (p. 192). Il y a là quelque chose à méditer pour la formation des élèves québécois.

féminisation des noms de métiers et des titres (la «Guerre de la Cafetière») Oui.

francophonie Il en est beaucoup question dans le livre, et à juste titre. Elle doit servir à «combattre l’uniformisation du monde» (p. 104), à «faire contrepoids à la massification» (p. 105), à «défendre la diversité culturelle dans un monde unipolaire» (p. 119). Le passage sur la «discipline» qui s’intéresse à son étude, lui, est d’une grande sévérité : «les études francophones sont mal parties» (p. 198).

frites Pas ici. Là, oui.

glande grammaticale «Un Francophone, c’est d’abord un mammifère affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu’un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d’une conscience impérieuse, une conscience volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu’il dit ou écrit» (p. 36). (Jean-Marie Klinkenberg établissait le même diagnostic dès 2001 dans son livre la Langue et le citoyen, mais il parlait alors de «sujet», pas de «mammifère». «Impérieuse» est un ajout.)

index (des matières) Il est très détaillé. Merci. (Il y en aurait eu un des noms propres, qu’on aurait été encore plus heureux.)

langue Jean-Marie Klinkenberg commence par le commencement : il donne des définitions de ce qu’est une langue («La langue, cet obscur objet politique», chapitre I). Exemple, parmi d’autres : «La langue est […] un outil aux fonctions variées : instrument de la communication comme du solipsisme, de la précision comme du flou, instrument de la pensée, de l’action et de la création» (p. 22).

mythes linguistiques, discours convenus et idées reçues Ils en prennent pour leur rhume. «La langue est l’objet de tant de préjugés !» (p. 289)

numérique Ce n’est pas une menace pour la langue, d’autant qu’il y a «un certain temps déjà que l’on est passé d’une informatique du chiffre à une informatique de la lettre» (p. 58). Il faut partir du constat que «la révolution informatique est bien une révolution linguistique» (p. 218) et tirer les conclusions de cela en matière de «génie linguistique»; c’est l’objectif du septième chapitre, «Moderniser l’équipement linguistique». (Jean-Marie Klinkenberg parle tantôt d’«informatisation» du monde, tantôt de «numérisation». Ce deuxième terme peut porter à confusion, puisqu’il désigne aussi bien le fait de numériser des contenus que le devenir-numérique de nos sociétés.)

plurilinguisme Tant en Europe que dans la francophonie, il devrait être défendu, ce qui pose nécessairement la question du statut de l’anglais, mais aussi du contact entre les variétés de langue régionales. «Le français et les autres» (chapitre VIII) propose plusieurs mesures concrètes en cette matière.

politique linguistique C’est à sa définition qu’est consacré l’essentiel du livre, qu’elle soit le fait de l’État ou du secteur privé. Cette politique doit être fondée sur quatre principes («La langue, affaire politique. Mais quelle politique ?», chapitre II) : être explicite; «inverser le rapport de sujétion entre la langue et le citoyen, en mettant celui-ci au premier plan» (p. 86); reposer sur la transversalité (ce qui suppose «une approche intersectorielle et interdisciplinaire», p. 94); être valable pour la francophonie (c’est l’objet du troisième chapitre, «La francophonie : une mission ou un destin ?»). De quoi cette politique serait-elle faite ? Nombre de propositions concrètes sont regroupées dans le sixième («Maitriser la langue, ou se l’approprier ?») et le septième chapitre («Moderniser l’équipement linguistique»).

purisme Non, non — «le purisme a si profondément imprimé sa trace dans les esprits que le francophone croit qu’on lui arrache son âme si l’on touche au corps de sa langue» (p. 208).

Québec Jean-Marie Klinkenberg connaît bien, et depuis longtemps, le Québec et sa situation linguistique. Il salue son rôle en matière de féminisation des noms de métiers et des titres (p. 126), sa «promotion positive» du français (p. 149), le succès de ses programmes d’intégration, «parmi les plus efficaces au monde» (p. 285), et «le remarquable succès» de sa politique linguistique (p. 287). L’Oreille ne partage pas tout à fait sa lecture de l’échec, en 1992, du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui paru sous la direction de Jean-Claude Boulanger (p. 128). Et si la réaction des «censeurs» avait été causée par la faiblesse de certains aspects de ce dictionnaire et pas simplement par leur «fragilité linguistique» ?

rédaction technique À enseigner. Vite.

réforme de l’orthographe de 1990 (la «Guerre du nénufar») Oui.

typographie L’Oreille serait bien en mal d’expliquer pourquoi Francophone et Francophonie ont parfois la majuscule, et parfois pas. (Elle devrait s’en remettre.)

 

Références

Boulanger, Jean-Claude (édit.), Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. Langue française, histoire, géographie, culture générale, Saint-Laurent, Dicorobert, 1992, xxxv/1269/343/lxi p. Cartes. Avant-propos de Gilles Vigneault.

Conseil supérieur de l’éducation, Avis au ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport. L’amélioration de l’enseignement de l’anglais, langue seconde, au primaire : un équilibre à trouver, Québec, Gouvernement du Québec, 2014, 106 p.

Grosjean, François, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015, 228 p. Ill.

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue et le citoyen. Pour une autre politique de la langue française, Paris, Presses universitaires de France, coll. «La politique éclatée», 2001, 196 p.

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.

Accouplements 28

Pierre Encrevé et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, 2007, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Les Années (2008), d’Annie Ernaux, constituent «une sorte d’autobiographie impersonnelle» (p. 252). Leur but est, «en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, [de] rendre la dimension vécue de l’Histoire» (p. 251). L’auteure se souvient notamment d’une déclaration (de 2005) de celui qui deviendra, en 2007, président de la République française :

Un discours mauvais cognait librement, rencontrant l’assentiment de la plus grande partie des téléspectateurs qui ne s’émouvaient pas d’entendre le ministre de l’Intérieur vouloir «nettoyer au Karcher» la «racaille» des banlieues. […] On pressentait que rien n’empêcherait l’élection de Sarkozy, le désir des gens d’aller à son terme. Il y avait de nouveau une envie de servitude et d’obéissance à un chef (p. 238).

Parallèlement à celle des Années, l’Oreille tendue terminait, le même jour, la lecture des Conversations sur la langue française (2007). Le linguiste Pierre Encrevé y répond aux questions de Michel Braudeau. Dans leur troisième conversation, consacrée notamment à la langue des banlieues, il est question de la même déclaration (p. 81-85). Le jugement n’est pas moins sévère :

Cet emploi [«nettoyer au kärcher»] n’était «approprié» que s’il cherchait délibérément à provoquer des réactions virulentes. Rien n’autorise à le croire. Mais conjointe à la mort dramatique de deux jeunes gens, cette expression, augmentée du mot «racaille» pour désigner l’objet de cette «kärcherisation», est apparue à tous comme déterminante dans le développement d’une série de violences urbaines telles qu’on n’en avait pas vu en France depuis plus de deux décennies. […] Ce n’est pas très surprenant, dans un pays aussi soucieux de sa langue que le nôtre, qu’un tel usage de la langue française ait pu jouer dans cette affaire un rôle sinon de déclencheur du moins de relais efficace dans la propagation des émeutes (p. 81-82).

Quant à la métaphore du «nettoyage», elle a un lourd passé politique, qu’aggravait encore l’évocation du «kärcher». La connotation ici est déshumanisante. D’où le sentiment de révolte, et parfois les gestes, dans une situation urbaine, économique et sociale propre à les susciter (p. 83).

La littérature, la politique et l’histoire sont affaire de mots.

P.-S. — Alfred Kärcher est un «industriel allemand qui créa, vers 1935, la société qui a mis au point les nettoyeurs haute pression portant son nom» (Conversations sur la langue française, p. 84).

P.-P.-S. — L’une (p. 108-109) et les autres (p. 82) ont aussi un autre mot en commun, chienlit, employé par le général de Gaulle pour désigner ceux qui ont cru aux idéaux de Mai 68.

 

Références

Encrevé, Pierre et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, Paris, Gallimard, coll. «nrf», 2007, 190 p.

Ernaux, Annie, les Années, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 5000, 2015, 253 p. Édition originale : 2008.

Dialogue sur des conversations

Pierre Encrevé et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, 2007, couverture

Moi. — Vous lisez quoi ?

L’Oreille tendue. — Conversations sur la langue française (2007), que je viens de découvrir grâce à @JosephBoju. En 2005-2006, la Nouvelle revue française a publié cinq entretiens dans lesquels le linguiste Pierre Encrevé répond aux questions de Michel Braudeau. Ils sont regroupés dans cet ouvrage, «sous une forme légèrement remaniée» (p. 11). Chacun est réputé se tenir en plein air à Paris : au Palais-Royal, aux Tuileries, aux Buttes-Chaumont, au musée Rodin, au jardin du Luxembourg.

Moi. — C’est très technique ?

L’Oreille. — Point pantoute. Le ton est léger, les conversants se tutoient, cela ne s’appesantit jamais. Il y a des anecdotes personnelles et des exemples liés à l’actualité. Ça parle clair. Il y a de fréquents allers-retours d’un passage à l’autre. Et ce n’est pas du tout un échange artificiel.

Moi. — (Tutoyons-nous, nous aussi.) Tu en retiens quoi ?

L’Oreille. — Des masses de choses. Vous voulez des exemples ? (Non, nous n’allons pas nous tutoyer.) Le français n’est pas «en danger de mort prochaine» (quatrième de couverture). Il n’a pas de «génie» particulier : «La prétendue transparence de la langue française n’est qu’imaginaire» (p. 71). Les pages sur l’anglais, en France et dans le monde, sont claires, sans céder à l’alarmisme — et on y remet les pendules à l’heure : «L’anglais n’est pas une langue plus facile que les autres» (p. 37). Sur le bilinguisme et le plurilinguisme, les positions d’Encrevé sont les mêmes que celles de François Grosjean : le premier est «la situation normale dans le monde» et il «ne détruit pas les langues en contact» (p. 29); «l’homme est partout plus ou moins plurilingue» (p. 139). La «langue littéraire» est beaucoup mise à contribution par les auteurs, notamment celle du XVIIIe siècle et l’œuvre de Proust, mais jamais à des fins utilitaires : «La littérature n’enseigne pas la langue mais la littérature» (p. 77); «la langue littéraire a plus et mieux à offrir que la clarté» (p. 79). Vous êtes obsédé par les règles de l’accord du participe passé ? Attention : «Il faut faire de l’orthographe un usage raisonnable» (p. 115). Vous trouvez que les jeunes, quoi que soient les jeunes, parlent mal ? «Il n’y a pas entre eux et nous de “fracture linguistique”, contrairement à une opinion courante» (p. 87). Les pages sur la langue des signes (p. 171-185) sont passionnantes.

Moi. — Vous avez des passages favoris ?

L’Oreille. — Plein. Dans la deuxième conversation, on voit comment la «langue administrative», celle de l’État, est un objet linguistique et politique capital. La troisième conversation, celle sur la langue des jeunes des banlieues, qui se termine par un passage sur l’orthographe et son histoire, vaut le détour pour ses nuances.

Moi. — Il est question du Québec ?

L’Oreille. — Oui, surtout dans les pages sur la féminisation (p. 141-150). C’est dans ce développement que j’ai trouvé une des rares déclarations du livre qui me paraissent moins convaincantes. Quand je lis «la féminisation est devenue, en France aussi, un phénomène irréversible» (p. 144), je me dis qu’un phénomène peut être irréversible tout en étant bien lent.

Moi. — Une dernière chose à ajouter ?

L’Oreille. — La linguistique ressort grandie de ce genre d’ouvrage de vulgarisation. Encrevé se définit comme un «observateur professionnel de la politique de la langue en France» (p. 83) et il fait fort bien son travail, «même si la dimension proprement technique […] est totalement absente» de ses propos (p. 187).

Moi. — À qui recommanderiez-vous le livre ?

L’Oreille. — À tous ceux qui pensent que les langues sont des essences, histoire de leur montrer qu’ils ont tort. Et à tous les autres, qui ont raison de ne pas le penser. (Tu devrais le lire, toi aussi.) C’est une merveille.

 

Références

Encrevé, Pierre et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, Paris, Gallimard, coll. «nrf», 2007, 190 p.

Grosjean, François, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015, 228 p. Ill.

Accouplements 27

Tiphaine Rivière, Carnets de thèse, 2015, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

L’Oreille tendue a donc pris quelques avions récemment.

Elle y a lu une bande dessinée un roman graphique sur les déboires d’une thésarde parisienne. L’héroïne (en quelque sorte) de Carnets de thèse est notamment forcée de donner des cours de littérature médiévale, alors qu’elle n’y connaît rien.

«Littérature médiévale, fait chier… Ma culture Moyen Âge c’est Game of Thrones… Éventuellement Robin des Bois à cause du ménestrel» (p. 41).

Dans le même avion, l’Oreille a aussi lu Prendre dates, le petit livre que Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet ont écrit sur le vif au moment de l’attentat contre Charlie hebdo. Ils rapportent les événements de janvier 2015 au concept de guerre civile.

«La guerre civile, celle de tous contre tous, notre devenir Game of Thrones, série néo-shakespearienne et para-moyenâgeuse où l’on trucide allègrement avec un goût prononcé pour les gorges tranchées, au couteau ou à la hache selon l’humeur» (p. 57).

Une période, une série télévisée — des regards bien différents.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté Prendre dates le 29 septembre 2015 et Carnets de thèse, le 12 septembre 2015.

 

Références

Boucheron, Patrick et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015, 136 p.

Rivière, Tiphaine, Carnets de thèse, Paris, Seuil, 2015, 179 p.