Très longue citation de circonstance : déménageons !

Kevin Lambert, Que notre joie demeure, 2022, couverture

«Le premier juillet, Parc-Extension eut l’air d’une zone de guerre. Des commodes, des lits étaient abandonnés sur les trottoirs parce que les camions étaient trop pleins. Des nouveaux locataires engueulaient ceux qui n’avaient pas encore libéré le logement. On se commandait de la pizza en français ou en anglais, téléphonait au restaurant du coin en hindi ou en grec, s’inquiétait du retard des déménageurs en espagnol, en mandarin et en arabe, disait adieu aux voisins en vietnamien, en italien, s’échangeait son numéro de téléphone en créole, en pendjabi, en bengali ou en tamoul. On se promettait de garder contact, on quittait avec plaisir des voisins détestables, trop bruyants ou trop intolérants au moindre son. La télévision et la radio promettaient que c’était le dernier été à porter le masque, on vaccinait au Campus MIL et ailleurs, la fatigue et la chaleur rendaient irritable et impatient. Des familles parfois nombreuses bougeaient de rue en rue, de quartier en quartier dans des voitures pleines; on gagnait la périphérie, le nord-est ou l’ouest. On aurait près de deux heures de transport à faire matin et soir pour le travail. Les enfants voulaient savoir s’ils retourneraient à la même école, les parents répondaient qu’on verrait plus tard. Les tantes, les cousines, les grands-parents et les amis mettaient la main à la pâte et se passaient des boîtes trop pleines, aux fonds fragiles. On devait parfois laisser la mère ou le petit surveiller les possessions de la famille en attendant le deuxième voyage. Une pluie tiède corsa l’après-midi et détrempa le carton mou, noya plusieurs livres, quelques ordinateurs. Les nouveaux habitants entrèrent dans leur logement en saluant les anciens, se disant qu’il faudrait tout repeindre en espérant que cela couvre l’odeur de nourriture. Plusieurs logements restèrent vacants en attendant qu’une propriétaire débordée les rénove pour les louer plus cher.

Il y eut, raconte-t-on, des oubliés. Des gens qui n’avaient pas su se faufiler entre les rets du marché, qui avaient visité de nombreux appartements sans être sélectionnés parce qu’ils avaient échoué à l’enquête de crédit ou que leur nom, qui ne sonnait ni anglais ni français, avait mauvaise réputation dans les cercles des propriétaires. On se retrouvait à la rue. On retournait temporairement vivre dans sa famille ou chez une connaissance généreuse, en attendant que quelque chose se libère quelque part. Les journaux titraient depuis plusieurs semaines “Pénurie de logements” et “Crise locative”. Des associations de bénévoles distribuèrent toute la journée des bouteilles d’eau et tentèrent de venir en aide à celles et ceux qui se retrouvaient dans une situation précaire, leur proposant des solutions temporaires. On leur répondait avec reconnaissance. On les ignorait par orgueil.»

Kevin Lambert, Que notre joie demeure, Montréal, Héliotrope, 2022, 381 p., p. 147-149.

 

P.-S.—Le lexique québécois du déménagement et de l’immobilier est riche : mouver, portes, casser maison, loyer, électricité, coqueron, signature, unité modèle, autorégulation.

Accouplements 208

Guy Berthiaume, Mes grandes bibliothèques, 2023, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

 

«Parce que c’était lui,
parce que c’était moi.»
Montaigne

 

Lionel Messi — c’est du football, donc du soccer — annonce qu’il souhaite jouer en Amérique du Nord. Des amis sont intéressés à se joindre à lui. Sous-titre dans la Presse+ du 15 juin, italique certifié d’origine : «Un chum, c’t’un chum

Guy Berthiaume publie ses Mémoires : «car, contre vents et marées, je restai solidaire d’Alain [Bideau], sans doute au-delà de ce qui était raisonnable. Mais, comme le disait Bernard Trépanier devant la commission Charbonneau : “un chum c’t’un chum”» (p. 180).

Pour le dire à la façon de Pascal, «L’amitié a ses raisons que la raison ne connaît point».

P.-S.—Ce chum est un ami, voire un ami personnel.

 

Référence

Berthiaume, Guy, Mes grandes bibliothèques. Mes archives. Mes mémoires, Montréal, Del Busso éditeur, 2023, 359 p. Ill.

Découverte lexicale du jour

Caroline Mineau, Habiter une cage ouverte, 2023, couverture

Soit la phrase suivante, tirée de l’essai Habiter une cage ouverte, de Caroline L. Mineau (2023) :

Aiguillonnés par «l’espoir d’acquérir et la crainte de perdre» [Tocqueville] en raison du spectacle constamment renouvelé de ceux et celles qui montent ou qui, au contraire, dégringolent brutalement l’échelle sociale, ils s’agitent continuellement sur place, essayant par tous les moyens d’ajouter une acre à leur champ ou d’impressionner le voisinage en ornant leur demeure de belles colonnes de faux marbre, voisinage qui se verra dans l’obligation de faire de même pour ne pas être en reste, et ainsi de suite, phénomène qu’on observe encore aujourd’hui et qu’on désigne par l’expression «voisins gonflables» (p. 53).

L’Oreille tendue doit l’avouer : elle ne connaissait pas ces voisins gonflables. Ils ne datent pourtant pas d’hier.

Le Wiktionnaire en donne les définitions suivantes : «Cette expression exprime l’idée qu’une personne du voisinage souhaite démontrer qu’elle peut faire mieux que les autres personnes demeurant à proximité, probablement à l’image de la grenouille qui veut être plus grosse que le bœuf»; «Personne nourrissant une escalade de ses désirs en fonction des possessions de son voisinage.» L’exemple retenu est de 2017.

L’Oreille se couchera moins niaiseuse.

 

Référence

Mineau, Caroline L., Habiter une cage ouverte. Regards sur la liberté et ses paradoxes, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 24, 2023, 99 p. Ill.

Chromatisme véhiculaire

Autobus scolaire québécois

Soit la phrase suivante, tirée de l’essai Habiter une cage ouverte, de Caroline L. Mineau (2023) :

C’était donc très pratique pour [mes parents] que leur grande fille parte seule pour l’école le matin. C’était très normal, aussi, à cette époque : à peu près tous les enfants le faisaient, sauf ceux qui, habitant trop loin, prenaient l’autobus jaune.

Pour n’importe quel locuteur du Québec, ce moyen de locomotion, l’autobus jaune, va de soi : c’est un autobus scolaire. Tout le monde sait ça.

P.-S.—En effet : ce n’est pas la première fois que nous croisons la route de l’autobus; voir ici.

 

[Complément du 17 juin 2023]

Exemple romanesque, lui aussi récent (2023), dans la Maison de mon père, d’Akos Verboczy :

Après mon arrivée à Montréal, je repensais souvent à ces vingt minutes perdues quotidiennement durant toutes ces années. J’ai eu le temps de les compter et de les recompter, sur le chemin du retour de l’école, dans le brouhaha des langues incompréhensibles, assis sur la banquette de l’autobus jaune qui me déposait chaque après-midi — à seize heures vingt-cinq pile — devant notre joli duplex de l’avenue Victoria (p. 53-54).

 

Références

Mineau, Caroline L., Habiter une cage ouverte. Regards sur la liberté et ses paradoxes, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 24, 2023, 99 p. Ill.

Verboczy, Akos, la Maison de mon père. Roman, Montréal, Boréal, 2023, 327 p.