(S’)enfarger

À quelques reprises, l’Oreille tendue a utilisé ici le verbe (s’)enfarger sans se donner la peine de le définir. Elle en a pris conscience devant ce tweet de Mathieu Avanzi :

Sa réponse immédiate ? «Et “s’enfarger” au Québec», où il a le sens de faire tomber, de trébucher, de se prendre les pieds dans, d’être entravé.

Corrigeons la situation pendant qu’il en est encore temps.

Le verbe peut être transitif : «on enfargeait des vieilles», disait Yvon Deschamps en 1968, cité dans le dictionnaire numérique Usito. (On voit aussi, dans le même sens, donner ou faire une jambette.)

Il est souvent pronominal, comme chez les poètes François Hébert :

sur mes deux jambes
laquelle devant laquelle après laquelle
sans m’enfarger (Où aller, p. 43)

et Patrice Desbiens :

William Carlos
Williams
viens chercher

ta brouette
rouge

On est
tannés

de s’enfarger
dedans

câlisse («WCW»)

Les prosateurs ne sont pas en reste, qu’il s’agisse de Nicolas Guay :

Je n’ai pas découvert dans le bois du Séminaire une entrée dérobée menant à un vaste système de cavernes, où j’aurais fait de la spéléologie avec des amis et les moyens du bord et où, alors que nous aurions été pourchassés par une mystérieuse créature troglodyte et sanguinaire, je me serais enfargé dans une stalagmite retorse, ce qui m’aurait fait faire une chute de plusieurs mètres (blogue le Machin à écrire, 18 juillet 2018; oui, il y a un zeugme dans cette phrase).

ou de William S. Messier :

Bon, Landquist vient de s’enfarger dans le juge de ligne, maudit sacrament de gnochon, pardonnez-moi mon Père (Townships, p. 38).

Si la personne qui s’enfarge bute généralement sur quelque chose qui risque de la faire choir, il peut arriver, étrangement, que cette chose soit sans relief. C’est le cas, pour le dire avec Jean Dion, quand un joueur de hockey s’enfarge «dans la ligne bleue» (le Devoir, 14 janvier 2017).

Au sens figuré, les possibilités sont nombreuses. Ainsi que le note Serge Quérin sur Twitter, qui s’enfarge «dans les fleurs du tapis» s’arrête «à de petits détails». Un ancien ministre, il y a quelques années, avait refusé de «s’enfarger dans un débat de sémantique» avec «cet universitaire-là», en l’occurrence l’Oreille. Pour le romancier Jean-Philippe Chabot, on peut s’enfarger dans un récit :

Les âmes sensibles comme les héros d’un livre dont vous êtes le héros seront libres de prétendre qu’ils ne chient pas et de passer au chapitre suivant sans s’enfarger dans ce que Luc Larouche du rang d’Anjou décida de conter, ce soir de février là, autour de la truie chaude dans laquelle allaient se consumer, tout au long de l’hiver, autant de cordes de bois que d’histoires douteuses (le Livre de bois, p. 94-95; oui, c’est encore un zeugme).

Qui est entravé dans son mouvement, enfin, peut avoir recours au verbe :

Puis je me penchai sur le contrat, gribouillai une signature, puis deux, m’enfargeai dans mon numéro d’assurance sociale, oubliai une minute mon code postal, remis enfin un exemplaire à mon nouvel employeur, qui le rangea dans un classeur métallique (le Continent de plastique, p. 16).

Vous êtes prévenu.e.s.

P.-S.—Les amateurs d’histoire de la langue n’oublieront pas que George Sand connaît enfarger pour entraver une bête, mettre les enfarges.

 

Références

Chabot, Jean-Philippe, le Livre de bois. Roman canadien-français, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 114, 2017, 135 p.

Desbiens, Patrice, «WCW», dans Un pépin de pomme sur un poêle à bois, Sudbury, Prise de Parole, 1995, p. 69.

Guay, Nicolas, «Passé simple (77) — Comment je ne me suis pas cassé la jambe», blogue le Machin à écrire, 18 juillet 2018.

Hébert, François, Où aller, Montréal, L’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2013, 89 p.

Messier, William S., Townships. Récits d’origine, Montréal, Marchands de feuilles, 2009, 111 p.

Turgeon, David, le Continent de plastique. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 16, 2017, 298 p. Édition originale : 2016.

110 %

Guillaume Corbeil, le Meilleur des mondes, 2019, couverture

Il est évidemment arrivé à l’Oreille tendue d’évoquer l’expression «110 %» : c’était le 1er décembre 2010 («Tout juste s’il ne nous dit pas qu’il a donné son 110 %, qu’il travaillait fort dans les coins et que la puck roulait pas pour lui», Voir, 29 mars 2001) et le 4 juin 2013 («J’donne mon 110 %», Zéphyr Artillerie, «Scotty Bowman», chanson, Chicago, 2008).

On le voit : cette expression venue de la langue de puck a migré dans la langue courante. La personne qui donne son 110 % n’économise pas ses efforts, bien au contraire.

Guillaume Corbeil l’utilise à trois occasions dans le Meilleur des mondes, son allègre adaptation théâtrale du roman Brave New World d’Aldous Huxley (1932).

Elle apparaît dans une des capsules de l’«Hypnopédie», cette machine qui vise à conditionner les humains de la dystopie d’Huxley / Corbeil : «Au travail, je donne toujours / mon cent dix pour cent» (p. 88). Le message est bien reçu par Bernard, qui, pour se défendre des accusations portées contre lui, reprend deux fois l’expression à son compte (p. 92, p. 195).

Avoir donné son 110 % lui suffira-t-il pour éviter l’exil ? (Le dramaturge, lui, a donné le sien.)

P.-S.—Oui, une célèbre émission de télévision a eu 110 % pour titre.

P.-P.-S.—Oui, l’Oreille avait apprécié une pièce précédente de Guillaume Corbeil, Unité modèle.

 

Références

Corbeil, Guillaume, le Meilleur des mondes. D’après Aldous Huxley. Théâtre, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 139, 2019, 238 p.

Corbeil, Guillaume, Unité modèle, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 07, 2016, 109 p. Ill.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture