Ceci n’est toujours pas une pipe

Jean-Philippe Baril Guérard, Royal, 2018, couverture

Au cours d’aventures antérieures, nous avons croisé deux pipes linguisticoquébécoises : mettre ça dans sa pipe et tirer la pipe.

Ajoutons aujourd’hui conter de(s) pipes.

Exemples romanesques :

«On va pas se conter de pipes : l’élite de la société, dans la tranche d’âge des dix-huit à vingt-cinq ans, ça se compte pas par centaines; il doit nécessairement y avoir de l’ivraie, ici» (Royal, p. 3).

«J’haïssais d’une haine pure leur amour des coups pendables — cacher les outils, changer les vêtements de rechange de casier, conter des pipes aux filles […]» (Ouvrir son cœur, p. 281-282).

Conter des pipes : raconter des histoires, des bobards.

À votre service.

 

Références

Baril Guérard, Jean-Philippe, Royal. Roman, Montréal, Éditions de Ta Mère, 2018, 287 p. Édition originale : 2016.

Morin, Alexie, Ouvrir son cœur. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 29, 2020, 343 p. Édition originale : 2018.

Douceur de la dureté

Alexie Morin, Ouvrir son cœur, éd. de 2020, couverture

Soit le texte suivant, tiré d’Ouvrir son cœur, d’Alexie Morin :

L’usine comprenait son propre service de la construction. Y travaillaient menuisiers, charpentiers, peintres et hommes à tout faire qui gagnaient le mirobolant salaire des gars de la Domtar en plus de travailler de jour seulement, du lundi au vendredi. Qu’on se le dise : le temps qu’ils passaient à se changer ou à prendre leur douche était payé. Ils mettaient le pied dans l’usine à huit heures et en sortaient comme un seul homme à quatre heures tapantes — certains plus tôt encore. Gras dur (éd. de 2020, p. 271).

À quoi ce «Gras dur», auquel l’italique confère le statut de citation, renvoie-t-il ?

En 2004, l’Oreille tendue en coproposait la définition suivante dans le Dictionnaire québécois instantané :

État du repu, soit parce qu’il a profité du bar ouvert, soit parce qu’il a échappé à la plus récente rationalisation, soit parce qu’il s’est empiffré au buffet à volonté. Plus généralement, condition du satisfait, du content de lui-même. Robert est fonctionnaire; il est gras dur (p. 111).

Le gras dur profiterait, de façon presque obscène, des douceurs de la vie. On n’hésitera pas à le lui reprocher.

P.-S.—Un autre exemple de «gras dur» en littérature québécoise ? Par ici.

P.-P.-S.—Remarque grammaticale : Robert peut être gras dur; il peut aussi être un gras dur.

 

Références

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Morin, Alexie, Ouvrir son cœur. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 29, 2020, 343 p. Édition originale : 2018.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, éd. de 2019, couverture

Mécaniques

Diderot dans la toponymie québécoise

Ce n’est pas pour se vanter, mais l’Oreille tendue, sur Twitter, a reçu hier un beau compliment : «Pour emprunter une expression de mon fils : tu flexes rare, là.»

Cela lui a rappelé cette phrase entendue en cours il y a deux ans : «Diderot, là, y flexe.»

Flexer ? Sous l’influence de l’anglais (to flex your muscles), rouler les mécaniques.

P.-S.—«Rare» ? (Vraiment) beaucoup, comme dans «J’étais rouge homard et brisé rare par l’univers» (Testament, p. 96).

 

Référence

Gendreau, Vickie, Testament. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 60, 2012, 156 p.

Diderot et Netflix

The Queen’s Gambit, 2020, épisode 5, détail

Comme tout le monde, l’Oreille tendue avait entendu parler de la série télévisée The Queen’s Gambit (2020, le Jeu de la dame). Elle l’avait mise sur sa liste de choses à voir un de ces jours. Puis, une de ses étudiantes — merci à elle — lui a annoncé qu’il était question de Diderot dans le cinquième épisode, «Fork» («Fourchette»). Elle y est donc allée tout de suite.

Beth Harmon, la jeune prodige des échecs qui est l’héroïne de la série, rentre à la maison, à Lexington (Kentucky), après la mort de sa mère adoptive. Elle y reprend contact avec Harry Beltik, un joueur qu’elle a écrasé dans un tournoi cinq ans plus tôt, alors qu’elle n’avait que 13 ans. Depuis, elle est devenue cochampionne des États-Unis. Beltik lui propose de devenir son entraîneur (il sera aussi son amant), lui apporte des livres et lui donne des conseils.

À la 19e minute de l’épisode, Harry et Beth font la vaisselle. «Je crois qu’il y a plus dans la vie que les échecs» («I think there’s more to life than chess»), avance Harry, qui entreprend de s’expliquer à partir de la vie d’un de ses «héros», François-André Danican Philidor (1726-1795). Il demande d’abord à Beth si elle connaît Diderot. «French Revolution», répond-elle. Harry ne la corrige que partiellement — «À peu près» («Close enough») — avant de lui citer de mémoire — lui aussi — un passage d’une lettre de Diderot où il est dit que Philidor jouait parfois les yeux bandés.

Il s’agit bien d’une lettre de Diderot, celle à Philidor du 10 avril 1782, mais la phrase que cite Harry — «Il y a de la folie à courir le hasard de devenir imbécile par vanité» (éd. de 1997, p. 1323) — n’est pas de Diderot. Elle est d’un autre joueur d’échecs du XVIIIe siècle, «M. de Légal» (1702-1792), que cite Diderot dans sa lettre.

Aux échecs, pareille double approximation aurait été lourde de conséquences.

P.-S.—Oui, il s’agit des joueurs d’échecs qu’évoque Diderot au début du Neveu de Rameau :

Si le tems est trop froid, ou trop pluvieux, je me refugie au caffé de la Regence; la je m’amuse a voir jouer aux echecs. Paris est l’endroit du monde, et le caffé de la Regence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux a ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot; qu’on voit les coups les plus surprenants, et qu’on entend les plus mauvais propos; car si l’on peut etre homme d’esprit et grand joueur d’echecs, comme Legal; on peut être aussi un grand joueur d’echecs, et un sot, comme Foubert et Mayot (éd. 1977, p. 3-4).

P.-P.-S.—Les travaux sur Diderot et les échecs ne manquent pas. Voir des exemples ci-dessous.

 

Références

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau, Genève, Droz, coll. «Textes littéraires français», 37, 1977, xcv/329 p. Édition critique avec notes et lexique par Jean Fabre.

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

Sumi, Yoichi, «Autour de l’image du jeu d’échecs chez l’auteur du Neveu de Rameau», dans Jacques Proust (édit.), Recherches nouvelles sur quelques écrivains des Lumières, Genève, Droz, coll. «Études de philologie et d’histoire», 25, 1972, p. 341-363.

Sumi, Yoichi, le Neveu de Rameau. Caprices et logique du jeu, Tokyo, France Tosho, 1975, 520 p. Préface de Jacques Proust.

Thomas, Ruth P., «Chess as Metaphor in le Neveu de Rameau», Forum for Modern Language Studies, 18, 1982, p. 63-74.

La clinique des phrases (jjj)

La clinique des phrases, logo, 2020, Charles Malo Melançon

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Vous ouvrez un roman québécois récent et l’envie vous prend de poser quelques questions à vos fidèles bénéficiaires. Allons-y.

P. 36 : «cheveux bruns cirés, rasé de près, chemise aux manches roulées, cravate savamment dénouée, montre dispendieuse». P. 144 : «tout en mangeant des hot-dogs criminellement peu dispendieux». P. 229 : «puis esquisse une petite danse de la victoire qui fait tinter sa breloque dispendieuse avant de retourner à sa place».

Dans ces trois phrases, quel québécisme aurait-il peut-être mieux valu ne pas utiliser ?

P. 39 : «Confronté à sa soif de sens, Internet ne parvient pas à le satisfaire.»

Comment «Internet», mis en apposition, pourrait-il être «confronté» à la «soif de sens» du personnage principal du roman («le satisfaire») ?

P. 50 : «Cependant, Claude est à des lieux de ces préoccupations de rendement humain […].»

Ces «lieux» sont-ils bien des «lieux» ?

P. 54 : «Dans un coin du paquet, à peine entamée, la petite butte de wasabi brunit doucement, en voie devenir pierre tout à fait.»

Quel est le mot manquant dans cette phrase ?

P. 58 : «Aude, j’ai quelque chose à te demander, demande Claude […].»

Cette répétition est-elle bien nécessaire ?

P. 166 : «l’appel que Claude a logé à La Presse canadienne demeure sans réponse».

Peut-on vraiment loger un appel ?

P. 191 : «La politesse canadienne intime l’étranger à ne pas rudoyer son interlocuteur en consultant l’objet qu’il lui tend.»

N’attendrait-on pas «intime à l’étranger de ne pas» ?

P. 193 : «un compte-rendu sportif». P. 266 : «des comptes-rendus sportifs»; «mon compte-rendu».

Pourquoi diantre ces traits d’union ?

P. 203 : «il avait dosé l’information et alludé les liens».

«Alludé» comme, en anglais, to allude ?

P. 216 : «payeur de taxe diligent».

S’agirait-il d’un contribuable ? Par ailleurs, est-il «payeur» d’une seule «taxe» ?

P. 226 : «L’inquisition du criminel le désarçonne. À moins que ce soit son étrangle franglais bilingue.»

Certaines personnes, dont l’Oreille tendue, s’interrogent sur l’existence même de cette chose qui s’appellerait le franglais. En revanche, tout le monde semble s’entendre sur le fait qu’il s’agirait d’un mélange d’anglais et de français. Comment, dès lors, le «franglais» pourrait-il ne pas être «bilingue» ?

P. 263 : «lui répond l’homme dans un français impeccable, mais qu’une oreille exercée y dénoterait pourtant une ombre anglophone».

L’Oreille, toute bienveillante qu’elle souhaite être, ne comprend guère la syntaxe de cette phrase. Remettons-la d’aplomb : «mais où / dans lequel une oreille exercée dénoterait pourtant».

À votre service.

P.-S.—L’incohérence pronominale de la p. 167 serait trop longue à expliquer. Passons notre chemin.