Alerte lexicale

Il fut un temps, pas très éloigné, où le mot tsunami était sur toutes les lèvres. (Voyez ici et .)

S’il en faut en croire @machinaecrire, ce mot pourrait bientôt être remplacé par un autre :

De «tsunami» à «pandémie», Nicolas Guay, Twitter, 11 avril 2020

 

À ses deux exemples, ajoutons «une pandémie de plaintes» (Libération, 11 avril 2020).

Et tendons l’oreille.

Accouplements 151

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

En 2020, on enterre des victimes du coronavirus dans une fosse commune à Hart Island.

New York Post, une du 10 avril 2020

En 2014, un romancier raconte l’arrivée d’un ancien ministre français à la prison de Rikers Island.

À l’horizon, le cimetière pour indigents de Hart Island où des prisonniers viennent creuser des sépultures chaque semaine. Parfois, ils creusent le trou d’un de leurs confrères mort dans une rixe entre deux ethnies quand il n’a laissé ni argent ni famille pour le réclamer (p. 66).

 

Référence

Jauffret, Régis, la Ballade de Rikers Island. Roman, Paris, Seuil, 2014, 425 p.

L’oreille tendue de… Pierre Samson

Pierre Samson, le Mammouth, 2019, couverture

«Bella et Joshua échangent un regard. Il lui demande si elle a entendu où ils ont été emmenés.
— Bien sûr, je tendais l’oreille, vous vous en doutez bien. À l’hôpital-prison, là, entre les deux gares. On n’est pas près de les revoir, les pauvres. Pour ce qui est du Mammouth, je le répète : l’homme qui est tombé près de moi n’avait aucune arme dans les mains. Il n’a pas essayé de frapper personne. Il était juste en avant de la foule.»

«Ces femmes, trop maigres, trop pâles, tendent l’oreille aux propos débités par la dame Varrieur et, si elles ne peuvent affirmer y comprendre grand-chose, elles ressentent qu’une vérité libératrice pointe le nez derrière ce flot d’étranges paroles et qu’elle s’évanouira dès les premières secondes de silence.»

Pierre Samson, le Mammouth, Montréal, Héliotrope, 2019. Édition numérique.

(Re)lire la Peste

Albert Camus, la Peste, édition de 1972, couverture

L’avait-elle lu ? L’Oreille tendue n’était pas sûre d’avoir lu au complet la Peste, le roman d’Albert Camus paru en 1947. Elle se souvenait clairement d’une des premières scènes : «Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier» (p. 14). Elle revoyait aussi des dialogues pompeusement philosophiques entre les personnages. Rien d’autre.

Elle s’y est donc (re)mise.

Ce qui frappe, dans le roman, c’est d’abord le dispositif narratif. L’histoire est racontée, à la troisième personne, par quelqu’un se désignant par l’expression «le narrateur». Ce narrateur, en apparence détaché de son récit, propose une «chronique» ou une «relation» de la peste qui a touché Oran en une année indéterminée du XXe siècle. Il tend «à l’objectivité» (p. 181), lui qui souhaite être «l’historien des cœurs déchirés et exigeants» de ses «concitoyens» (p. 135). À l’occasion, quand il n’a pas été témoin de quelque chose qu’il veut décrire, il s’appuie sur les «carnets» d’un autre personnage, Tarrou, qu’il résume, cite et commente. On ne connaîtra finalement son identité que dans les dernières pages.

Le cynisme de ce narrateur n’est pas moins déroutant. Vous vous attendiez à un texte édifiant ? Que nenni. Le portrait d’Oran est caustique, dès l’ouverture : «La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide» (p. 9). Une crise sanitaire sans précédent la secoue, mais «l’administration respectait les convenances» en matière de fosses communes (p. 177), les journalistes jouent aux prophètes (p. 220) et les marchands s’enrichissent (p. 233).

Des milliers de personnes meurent et le roman raconte, entre autres choses, comment des médecins luttent contre l’épidémie. Camus, sur ce plan, a fait un autre choix étonnant : aucun personnage n’est là pour incarner l’empathie, pour que le lecteur s’identifie à quelque héros (le narrateur en a explicitement, et à plusieurs reprises, contre l’héroïsme, par exemple p. 134-135). Sauf rarissimes exceptions, Rieux reste froid, Grand est ridicule, Cottard choque par sa cupidité. Seuls le médecin Castel, mais c’est un personnage anecdotique, et le journaliste Rambert, à un moment de l’intrigue (p. 208-209), paraissent obéir à des idéaux plus grands qu’eux.

L’Oreille se souvenait d’interminables tartines; il y en a, la pire étant un long monologue de Tarrou (p. 244-252). En revanche, il y a aussi des morceaux de bravoure, l’agonie d’un enfant (p. 212-216), un bain de mer dans Oran endormie (p. 254-255) ou l’autodafé d’un manuscrit (p. 260-261).

Lire la Peste aujourd’hui, en pleine pandémie planétaire, a évidemment des résonances inattendues. Quand le narrateur parle de la quarantaine, de la fermeture de sa ville, de la rapidité de la propagation de la maladie mortelle, des comportements des habitants ou de la «séparation» qui est leur nouvelle condition (p. 181, p. 295-296), on croirait entendre les médias contemporains. On peut extraire des phrases du roman et les appliquer à la situation actuelle : «Cet été-là, […] le corps n’avait plus droit à ses joies» (p. 116); «“Il y a toujours plus prisonnier que moi” était la phrase qui résumait alors le seul espoir possible» (p. 171); «il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection» (p. 251); «mais qu’appelez-vous le retour à une vie normale ?» (p. 278)

Le romancier est là pour nous faire entendre différemment le monde.

 

Référence

Camus, Albert, la Peste, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 42, 1972, 308 p. Édition originale : 1947.

L’oreille tendue de… Gabriel Anctil

Gabriel Anctil, Cuba libre !, 2019, couverture

«Ils sirotent tranquillement une blonde
leurs appareils photo au repos.
Regardent au loin, aux aguets
tendant l’oreille pour capter le prochain appel au combat
prêts à rejoindre la Sierra Maestra
certains de pouvoir désormais passer
pour de purs révolutionnaires
déterminés à libérer l’humanité
des besoins imposés» (p. 13)

«J’entends des chants et des rythmes de tambours.
Je tends l’oreille
et tente de remonter à la source de la musique
comme si mon corps entier voulait s’y frotter» (p. 54)

Gabriel Anctil, Cuba libre !, Montréal, XYZ éditeur, coll. «Quai no 5», 2019. Édition numérique.