Le zeugme du dimanche matin et de Mauricio Segura

Mauricio Segura, Viral, 2020, couverture

«Âgé d’environ soixante-dix ans, il portait une moustache mal taillée poivre et sel, un kufi de laine blanc, une djellaba beige brodée de lignes marron et le fardeau des responsabilités qui le clouait depuis des décennies à son commerce.»

Mauricio Segura, Vira. Roman, Montréal, Boréal, 2020, 294 p., p. 282.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Point(s) de vue

Deux couvertures de Jean Echenoz

On le sait : tout, dans la vie, est affaire de point de vue. (On trouvera une démonstration de cette vérité universelle ici même, le 7 octobre 2013, s’agissant d’une activité sexuelle doublement consentie.)

Autre exemple celui-là, chez Jean Echenoz.

L’Oreille tendue a déjà cité ce passage de Je m’en vais (1999) :

Vous allez sur Toulouse ? lui demande Baumgartner.

La jeune femme ne répond pas tout de suite, son visage n’est pas bien distinct dans la pénombre. Puis elle articule d’une voix monocorde et récitative, un peu mécanique et vaguement inquiétante, qu’elle ne va pas sur Toulouse mais à Toulouse, qu’il est regrettable et curieux que l’on confonde ces prépositions de plus en plus souvent, que rien ne justifie cela qui s’inscrit en tout cas dans un mouvement général de maltraitance de la langue contre lequel on ne peut que s’insurger, qu’elle en tout cas s’insurge vivement contre, puis elle tourne ses cheveux trempés sur le repose-tête du siège et s’endort aussitôt. Elle a l’air complètement cinglée (p. 194).

Le lecteur est alors appelé à voir la scène avec les yeux de Baumgartner (qui est peut-être Louis-Philippe, mais c’est une autre histoire). Deux ans plus tôt, dans Un an (vous suivez ?), ce n’est pas tout à fait la même chose :

Vous allez vers Toulouse ? fit une voix d’homme. Victoire acquiesça sans se tourner vers lui. Elle était hagarde et ruisselante et semblait sauvage et mutique et peut-être mentalement absente. […] Elle s’endormit sur son siège avant que ses cheveux soient secs (p. 70).

Sur ou vers ? La question est d’importance.

 

Références

Jean Echenoz, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

Echenoz, Jean, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 110 p.

L’oreille tendue de… Mauricio Segura

Mauricio Segura, Viral, 2020, couverture

«Elle conduisit en tendant une oreille distraite au babillage de Samantha qui, comme à son habitude, lui faisait un compte rendu détaillé de sa journée, en n’omettant aucun jeu auquel elle avait participé, aucune collation qu’elle avait prise, aucune consigne de l’éducatrice, aucun commentaire de ses amies.»

Mauricio Segura, Viral. Roman, Montréal, Boréal, 2020, 294 p., p. 77.

Prudence

Mauricio Segura, Viral, 2020, couverture

Soit la phrase suivante, tirée d’un dialogue de Viral, le roman récent de Mauricio Segura :

Certains immigrants, poursuivit Alexandre, c’est plate à dire, arrivent ici avec une mentalité, euh… peu évoluée ? (p. 62)

Plate à dire : qu’est-ce à dire ?

En 2004, l’Oreille tendue coproposait l’explication suivante de cette expression :

Précède un commentaire dont on sait qu’il est déplacé. C’est plate à dire, mais les allophones / les autochtones / les ethnies / les Québécois de souche, y consomment (p. 165).

Synonymes : J’veux rien dire, mais; C’est triste à dire, mais.

P.-S.—La polysémie de plate est, en effet, considérable.

 

[Complément du 27 février 2021]

Existe en version écrite : «C’est plate à écrire, mais le compte Instagram de Britney Spears, tellement bizarre, ne donne pas non plus l’impression qu’elle est en pleine possession de ses moyens» (la Presse+, 27 février 2021).

 

[Complément du 12 décembre 2021]

Existe en version sportive, dans la Presse+ du 16 janvier 2021 :

L’expression «plate à dire» dans un texte sur le sport dans la Presse+

 

Références

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Segura, Mauricio, Viral. Roman, Montréal, Boréal, 2020, 294 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, éd. de 2019, couverture

Accouplements 147

«Chambre du cœur de Voltaire», gravure de François Denis Née d’après un dessin de Duché, fin du XVIIIe siècle

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

De Santis, Pablo, le Calligraphe de Voltaire, Paris, Métailié, coll. «Bibliothèque hispano-américaine», 2004, 178 p. Traduction de René Solis. Édition originale : 2001.

«Je suis arrivé dans ce port avec peu de bagage : quatre chemises, mes instruments de calligraphie et un cœur dans un flacon de verre. Les chemises étaient reprisées et tachées d’encre, et mes plumes abîmées par l’air de la mer. Le cœur en revanche semblait parfaitement intact, indifférent au voyage, aux tempêtes, à l’humidité de la cabine. Les cœurs ne s’abîment que tant qu’ils vivent; ensuite, plus rien ne peut les atteindre» (p. 9).

Barbey d’Aurevilly, «À un dîner d’athées», dans les Diaboliques, 1874, disponible sur Wikisource.

«Je vous ai dit que le major Ydow avait eu, pour l’enfant qu’il croyait le sien, un amour paternel immense et, quand il l’avait perdu, un de ces chagrins à folies, dont notre néant voudrait éterniser et matérialiser la durée. Dans l’impossibilité où il était, avec sa vie militaire en campagne, d’élever à son fils un tombeau qu’il aurait visité chaque jour, — cette idolâtrie de la tombe ! — la major Ydow avait fait embaumer le cœur de son fils pour mieux l’emporter avec lui partout, et il l’avait déposé pieusement dans une urne de cristal, habituellement placée sur une encoignure, dans sa chambre à coucher. C’était cette urne qui volait en morceaux. […] L’abîme appelle l’abîme, dit-on. Le sacrilège créa le sacrilège. La Pudica, hors d’elle, fit ce qu’avait fait le major. Elle rejeta à sa tête le cœur de cet enfant, qu’elle aurait peut-être gardé s’il n’avait pas été de lui, l’homme exécré, à qui elle eût voulu rendre torture pour torture, ignominie pour ignominie ! C’est la première fois, certainement, que si hideuse chose se soit vue ! un père et une mère se souffletant tour à tour le visage, avec le cœur mort de leur enfant ! […] Voici donc ce qui me reste à dire, à Rançonnet et à toi : j’ai porté plusieurs années, et partout, comme une relique, ce cœur d’enfant dont je doutais; mais quand, après la catastrophe de Waterloo, il m’a fallu ôter cette ceinture d’officier dans laquelle j’avais espéré de mourir, et que je l’eus porté encore quelques années, ce cœur, — et je t’assure, Mautravers, que c’est lourd, quoique cela paraisse bien léger, — la réflexion venant avec l’âge, j’ai craint de profaner un peu plus ce cœur si profané déjà, et je me suis décidé à le déposer en terre chrétienne. Sans entrer dans les détails que je vous donne aujourd’hui, j’en ai parlé à un des prêtres de cette ville, de ce cœur qui pesait depuis si longtemps sur le mien, et je venais de le remettre à lui-même, dans le confessionnal de la chapelle, quand j’ai été pris dans la contre-allée à bras-le-corps par Rançonnet.»

 

Illustration : «Chambre du cœur de Voltaire», gravure de François Denis Née d’après un dessin de Duché, fin du XVIIIe siècle. Source : Gallica.

 

[Complément du 25 janvier 2023]

Jadis, l’Oreille tendue a publié un compte rendu du roman de Pablo de Santis. C’est ici.