L’oreille tendue de… Marcel Pagnol

Marcel Pagnol, la Gloire de mon père, éd. 2014, couverture

«Je courais à la salle à manger, et je revenais à pas lents, portant avec respect cette arme précieuse.

L’oncle ouvrait toujours la culasse, pour voir si le fusil n’était pas chargé.

Puis il allait se poster derrière la haie du jardin. Mon père, Paul et moi, nous formions un demi-cercle autour de lui. L’oncle, les sourcils froncés, l’oreille tendue, le dos voûté, essayait de voir à travers les feuilles, non pas ce pauvre chemin pierreux, mais les vignes dorées du Roussillon. Soudain, il lançait deux aboiements aigus et brefs. Puis, soufflant puissamment entre ses lèvres molles, il imitait l’envol ronflant d’une compagnie de perdreaux. Alors, il faisait le pas en arrière, et regardait intensément le ciel, au ras de la haie. Puis il épaulait vivement, donnait le petit coup sec, et criait : “Pan ! pan !” Sur quoi, nous rentrions tous les quatre la tête dans nos épaules contractées, et nous demeurions immobiles, les yeux fermés, prêts à supporter le choc d’un “volatile d’un kilo lancé à soixante à l’heure.”»

Marcel Pagnol, la Gloire de mon père, Paris, De Fallois, coll. «Fortunio», 2004, 227 p., p. 152. Édition originale : 1957.

Vaut mieux en être

Julien Grégoire, Jeux d’eau, 2021, couverture

Soit les deux phrases suivantes, tirées de l’excellent Jeux d’eau de Julien Grégoire :

«T’es pas du monde» (p. 112).

«J’avais pas été du monde, quand j’y repense, je suis un peu gênée, mais sur le coup, c’était comme, je voulais me baigner et là, je me baignais, alors tout était beau» (p. 171).

Ne pas être du monde, donc : mal se comporter, s’emporter, voire perdre sa dignité. Ce comportement n’est généralement pas souhaitable.

P.-S.—Souvenez-vous : au Québec, il arrive que «le monde» commande le pluriel.

P.-P.-S.—Ce monde-là ne se trouve pas au balcon.

 

Référence

Grégoire, Julien, Jeux d’eau. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2021, 212 p.

Autopromotion 594

Pancarte des grèces étudiantes de 2012, photo de Lucie Bourassa

Dans le Devoir du 23 septembre, Émilie Nicolas consacre sa chronique à l’enseignement de la littérature. Elle y propose sa lecture du Candide de Voltaire.

L’Oreille tendue ne la partage pas. Elle s’en explique dans les pages du journal ce matin, sous le titre «Relire Candide».

 

Illustration : photo de Lucie Bourassa, Université de Montréal, 2012

 

P.-S.—Ce n’est pas la première fois que l’Oreille s’exprime sur l’enseignement de ce conte de 1759. Voyez ici.

Traces

Antoine Brea, l’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure, 2021, couverture

L’Oreille tendue — c’est une de ses nombreuses batailles perdues d’avance — n’aime pas l’emploi du verbe quitter sans complément. C’est comme ça et ça dure depuis sa naissance en 2009.

Elle s’en plaignait déjà, par exemple, le 7 juillet 2009. François Bon lui avait alors signalé l’existence de «on trace», en France, dans un sens similaire.

Depuis, elle a repéré quelques occurrences de ce verbe.

«— Je croyais que tu avais tracé, dit Mikael.
— J’ai fait demi-tour à Uppsala» (Millénium 1, p. 497).

«Un expert trace à Samothrace […]» (Salut, mon pope !, p. 22).

Nouveau repérage dans le prodigieux Enfer de Dante mis en vulgaire parlure d’Antoine Brea :

«après nous ils vont tracer plus féroces
qu’un dogue ayant le garenne aux babines…» (p. 209)

La chasse continue.

 

[Complément du 24 septembre 2021]

L’Oreille, lisant le «Glossaire» du livre d’Antoine Brea, trouve cette définition de tracer : «Ne pas s’arrêter, marcher vite, filer» (p. 387).

 

[Complément du 20 octobre 2025]

On trouve le verbe dans ce paragraphe angoissant tiré du roman Autoroute (2025) de Sébastien Bailly :

Est-ce qu’un service est chargé de s’assurer que tous les camions qui rentrent sur l’autoroute en ressortent bien ? Comment peut-on être sûr qu’aucun n’est avalé par l’asphalte ? Il faudrait noter aux entrées de l’autoroute les plaques d’immatriculation des camions et, à la sortie, cocher devant : est bien ressorti. Est-ce qu’on sait combien l’autoroute dévore de camions chaque année et comment elle les digère ? Tu as vu ceux arrêtés sur les côtés, comme endormis sur des aires vides de tout commerce où il semble n’y avoir aucune raison de stationner. Depuis combien de temps sont-ils là ? Combien sont abandonnés par leurs chauffeurs qui ont tracé à travers bois, à travers champs, pour échapper au sort du véhicule qui se noie lentement dans l’humus de bitume ? Combien de camions se sont fondus dans l’autoroute sans laisser la moindre trace de leur cargaison, du conteneur attendu à l’autre bout du monde, ni de la cabine soigneusement décorée, avec ses photos de pin-up ou de famille, ses guirlandes de velours parme et son chiot bleu à la tête pantelant au rythme des virages ? (p. 114-115)

 

Références

Bailly, Sébastien, Autoroute, Paris, Le Tripode, 2025, 175 p.

Brea, Antoine, l’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure. Poème, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 160, 2021, 390 p.

Larsson, Stieg, les Hommes qui n’aimaient pas les femmes. Millénium 1, Arles, Actes Sud, coll. «Actes noirs», 2006, 574 p. Traduction de Lena Grumbach et Marc de Gouvenain. Édition originale : 2005.

San-Antonio, Salut, mon pope ! Roman spécial-police, Paris, Fleuve noir, coll. «S.A.», 25, 1974, 254 p. Édition originale : 1966.

Le zeugme du dimanche matin et de Camille Kouchner

Camille Kouchner, la Familia grande, 2021, couverture

«Quand elle me le raconte, Évelyne me fait sourire. “Tu imagines ? Ton père avait une femme dans chaque port. C’était sa liberté. Et moi, disciple de Beauvoir, il voulait faire de moi une femme au foyer quand Sartre le soutenait ! Il n’a jamais rien compris. Il me faisait marrer. Deux bébés ? Autant dire que la catastrophe n’était pas celle qu’il croyait. Moi, en plus de vous, j’avais une agrégation, ton père, et plein d’amants”.»

Camille Kouchner, la Familia grande, Paris, Seuil, 2021, 208 p., p. 45.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)