Le polyglotte est-il un pervers ?

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, 1979, couverture

«Ils commandèrent deux cognacs, après quoi Lafont demanda à Selmer ce qu’il faisait dans la vie, à quoi Selmer répondit qu’il était traducteur sans travail. L’autre lui demanda combien de langues il connaissait.

— Quinze, arrondit Selmer.

— Polyglotte, chuchota le géant avec un sourire de connivence clandestine, comme si Selmer venait de lui avouer quelque perversion.

La consonance particulière de ce mot semblait évoquer dans son esprit une signification analogue à celle d’autres termes, comme pédophile ou coprophage.»

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p., p. 52.

P.-S. — On appréciera le «arrondit» en incise.

Les zeugmes du dimanche matin et du Méridien de Greenwich

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, 1979, couverture

«Selmer promena longuement le faisceau de sa lampe, en tous sens et en vain» (p. 188).

«Murés dans leurs propres corps, ils s’étaient bornés à se désirer vaguement avant de s’endormir, chacun de son côté et de son mieux […]» (p. 213).

«Toutes sortes de balles et d’idées sinistres le traversaient […]» (p. 233).

«la tour Eiffel, […] porte, outre son propre poids, le nom de l’homme qui l’a fait construire» (p. 237).

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Vingt-troisième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Denis Diderot, Jaques le fataliste et son maître, éd. de 1976, couverture

Digression

Définition

«En rhétorique, partie du discours judiciaire qui sort du sujet principal, mais avec l’intention de mieux disposer l’auditoire : il s’agit de distraire celui-ci par des informations accessoires quand la matière devient trop sèche, d’exposer des faits ou des événements tragiques dans un contexte religieux qui en atténue les effets (cf. les Oraisons funèbres de Bossuet), ou encore de renforcer la tension par une suspension du thème central au moment même d’un tournant décisif (effet de retardement).

En tant que technique narrative, la digression a été abondamment mobilisée au cours de la seconde moitié du XVIIIe s., au point de devenir l’axe même autour duquel le récit s’articule : cf. Tristram Shandy (1760) de L. Sterne, et Jacques le fataliste (1778) de Diderot» (Dictionnaire des termes littéraires, p. 143).

Exemples

«Esquisser ce personnage, ce sera peindre une certaine portion de la jeunesse actuelle. Ici la digression sera de l’histoire» (Béatrix).

«Caine avait d’ailleurs fini par ne plus s’intéresser qu’à la confection minutieuse de ce leurre, pure apparence, contenant vide et formel, efficace comme peut l’être un accessoire de théâtre, qui — digression — prodigue toujours un peu plus des particularités réelles de l’objet qu’il simule, et en restitue ainsi tous les traits bien mieux que ne le ferait au même endroit l’objet lui-même, délivré dans sa vérité molle» (le Méridien de Greenwich, p. 221).

Remarques

1. Tous les auteurs n’ont pas l’amabilité d’Honoré de Balzac, de Jean Echenoz ou de Fontenelle (Digression sur les Anciens et les Modernes, 1687). Il est le plus souvent difficile de savoir quand commence (et donc où finit) une digression.

2. La pièce «Digression» se trouve sur l’album The Very Best of de Lennie Tristano (2009).

3. De la digression, on dit fréquemment qu’elle est «longue». Voilà pourquoi nombre d’auteurs s’excusent d’y avoir recours.

4. Il peut arriver que la digression soit niée : «Ce qui a pu paraître au lecteur une digression n’en est pas une, en vérité» (le Peintre de la vie moderne).

5. On peut sans mal contester la datation (1778) de Jacques le fataliste par le Dictionnaire des termes littéraires.

 

[Complément du 11 juin 2015]

Laurence Sterne ? Tristram Shandy ? «Digressions, incontestably, are the sunshine;—they are the life, the soul of reading;—take them out of this book for instance,—you might as well take the book along with them;—one cold eternal winter would reign in every page of it; restore them to the writer;—he steps forth like a bridegroom,—bids All hail; brings in variety and forbids the appetite to fail» (éd. 1979, p. 95).

 

[Complément du 1er novembre 2016]

Qu’arrive-t-il quand une doctorante soutient sa thèse sur la digression ? Clémentine Mélois, la doctorante, et Jean-Bernard Pouy, un membre de son jury, ont joué la chose dans la livraison du 30 octobre 2016 de l’émission Des Papous dans la tête de France Culture. C’est digressif à souhait.

 

[Complément du 29 mai 2023]

Ceci, dans le plus récent roman de François Hébert, Frank va parler (2023) :

Quelqu’un me fera peut-être remarquer que je fais une digression à la manière de Laurence Sterne.
Non ?
Mais oui !

 

Références

Balzac, Honoré de, Béatrix, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Nos classiques», 2011. Édition numérique. Édition originale : 1845.

Baudelaire, Charles, le Peintre de la vie moderne, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Nos classiques», 2010. Édition numérique. Édition originale : 1869.

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Sterne, Laurence, The Life and Opinions of Tristram Shandy. Gentleman, Penguin Books, coll. «The Penguin English Library», 1979, 659 p. Ill. Edited by Graham Petrie with an Introduction by Christopher Ricks. Édition originale : 1759.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Les zeugmes du dimanche matin et des Grandes Blondes

Jean Echenoz, les Grandes Blondes, 1995, couverture

«Toujours nue comme un ver, Gloire allume une cigarette en même temps que le téléviseur […]» (p. 55).

«Les sujets britanniques organisaient le mardi des soirées passées à danser le cake-walk sur la terrasse en Adidas, en bermuda, en transpirant parmi les tables chargées de bouteilles» (p. 137).

«Sans horizon mais sans péril passèrent ainsi douze jours interminables, pas du tout comme Gloire les avait souhaités, certes à l’abri mais à l’étroit» (p. 211).

P.-S. — Ce ne sont pas les seuls zeugmes de ce roman; voir ici.

Jean Echenoz, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Il n’y a plus de sot métier

«Je me suis magasiné un emploi épanouissant […].»
Charles Bolduc, les Truites à mains nues, 2012

Le monde du travail se transforme sous nos yeux. Aujourd’hui, on le sait, n’importe qui peut devenir associé ou ambassadeur de marque. De même, quand l’employabilité est en crise, il y a de l’avenir pour les conseillers en insolvabilité. Inversement, le bougon, lui, dépenserait beaucoup d’énergie, mais pour ne pas travailler.

Ce n’est bien sûr pas tout.

Engager des employés, c’est bien. Être «conseillère principale en attraction de talent» (la Presse, 30 janvier 2013, cahier Affaires, p. 7), c’est mieux. On imagine sans peine que cette personne doit travailler de près avec «des agents de talent spécialisés en branding humain».

Plus modestement, vous aimeriez devenir «responsable de la recherche et de l’élaboration du matériel relatif à l’engagement du public, notamment des campagnes de sensibilisation et de la campagne annuelle de collecte de fonds du Carême pour l’ensemble du Canada (anglophone et francophone)» ? Vous êtes potentiellement une «Personne agente au matériel pédagogique».

À une époque, les consultants — ces intervenants bien payés, le plus souvent par des décideurs avec une vision — et les experts pullulaient. Les coachs les ont remplacés.

Il en est de toutes sortes : pour les acheteurs de voitures Cadillac (la Presse, 14 mai 2012, cahier Auto, p. 5), pour ceux qui écrivent (@Coachingecrit), pour ceux qui ont besoin «de redressement» (la Presse, 11 juillet 2009, cahier Affaires, p. 10), pour les clientes des esthéticiennes (merci à @fbon), pour les «dirigeants» (@sokallis) comme pour les artistes (Culture pour tous).

Il existe même, cela ne s’invente pas, une Fédération internationale des coachs du Québec (la Presse, 23 mai 2012, cahier Affaires, p. 7).

Le cas le plus paradoxal est celui de l’autocoaching : vous êtes votre propre coach. (C’est, peut-être, plus économique.) Il faut toutefois se méfier : s’il est un «autocoaching efficace», c’est qu’il doit en exister un qui ne l’est pas. (Vous aurez été prévenus.)

De même, le «slow coaching» suppose un «fast coaching», d’où l’idée, déplaisante, d’un «coaching à deux vitesses».

L’ampleur du phénomène du coaching n’a pas échappé à Éric Chevillard, qui publiait en 2011 L’autofictif prend un coach.

Attention. Il ne faut pas confondre sauter sa coach et sauter sa coche.

P.-S. autopromotionnel — Jadis, l’Oreille tendue a publié un long texte sur la représentation de l’expert dans la prose romanesque française de la fin des années 1990. Cela s’intitulait, tout simplement, «Notice sur la précarité romanesque ou ANPE, ASSEDIC, CDD, CV, DDASS, HLM, IPSO, RATP, RMI, SDF, SMIC et autres TUC».

 

Références

Chevillard, Éric, L’autofictif prend un coach, L’Arbre vengeur, 2011.

Melançon, Benoît, «Notice sur la précarité romanesque ou ANPE, ASSEDIC, CDD, CV, DDASS, HLM, IPSO, RATP, RMI, SDF, SMIC et autres TUC», dans Pascal Brissette, Paul Choinière, Guillaume Pinson et Maxime Prévost (édit.), Écritures hors-foyer. Actes du Ve Colloque des jeunes chercheurs en sociocritique et en analyse du discours et du colloque «Écritures hors-foyer : comment penser la littérature actuelle ?». 25 et 26 octobre 2001, Université de Montréal, Montréal, Université McGill, Chaire James McGill de langue et littérature françaises, coll. «Discours social / Social Discourse», nouvelle série / New Series, 7, 2002, p. 135-158. https://doi.org/1866/13815