L’oreille tendue de… Maupassant

Guy de Maupassant, Contes et nouvelles. 1875-1884. Une vie. Roman, éd. de 1988, coffret

«Sa faim exaspérée [celle de Walter Schnaffs] le faisait trembler comme un fiévreux : mais une terreur le retenait, le paralysait encore. Il écouta. Toute la maison semblait frémir; des portes se fermaient, des pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet tendait l’oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied des murs, des corps humains, sautant du premier étage.»

Guy de Maupassant, Contes et nouvelles. 1875-1884. Une vie. Roman, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1988, 1150 p., p. 518.

Accouplements 174

Pierre Popovic et Érik Vigneault (édit.), les Dérèglements de l’art, 2000, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Un juge québécois vient d’interdire aux comédiens de fumer sur scène. Réaction de l’homme de théâtre Serge Denoncourt dans la Presse+ du 14 novembre : «On n’accepte plus la cigarette. Mais l’alcool, l’héroïne, le suicide, le meurtre, l’avortement sur scène ? Ces actions sont-elles plus acceptables ?»

Lisant dans cette phrase le mot «avortement», l’Oreille tendue a repensé à un article de son collègue, et néanmoins ami, Yvan Leclerc. Dans «En marge du naturalisme» (2000), il étudie «le “théâtre réaliste” de Frédéric de Chirac» (1869-1906), notamment la pièce l’Avortement (1891).

Deux extraits :

Selon les indications du manuscrit, Marceline, fille publique, grosse des œuvres de son souteneur, après des hésitations, finit par consentir à se faire avorter. Elle ôte «sa camisole et son jupon de dessous», se jette sur un lit, prête à subir les manœuvres de la mère Mathieu. Celle-ci s’approche du lit et, après avoir ceint un tablier blanc, opère la patiente, qui pousse des gémissements par intervalle. Un langage significatif accompagne les gestes de l’avorteuse : […] «Elle pose un bol plein d’alcool sur la table et s’essuie les mains rouges de sang après son tablier» (256).

«La sage-femme sortait en effet de dessous les rideaux du lit avec les mains rouges de sang, qu’elle essuyait sur son tablier.» C’est ici que bascule la représentation, entendue au double sens de performance d’un soir (ce fut un acte unique, sans répétition ni reprise) et d’essence théâtrale. À la vue de ce sang, les spectateurs ont violemment protesté. Alors que dans la scène de possession [le Gueux], ils criaient plutôt pour encourager les acteurs, dans la scène d’avortement, ils n’ont pas supporté la vue du sang qu’ils savaient pourtant n’être pas réel. Chirac s’est fait traiter d’assassin et on a dû baisser le rideau (p. 258-259).

Tout, sur scène, n’est pas représentable, hier comme aujourd’hui.

 

Référence

Leclerc, Yvan, «En marge du naturalisme : le “théâtre réaliste” de Frédéric de Chirac», dans Pierre Popovic et Érik Vigneault (édit.), les Dérèglements de l’art. Formes et procédures de l’illégitimité culturelle en France (1715-1914), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2000, p. 247-263.

L’oreille tendue de… Marcel Pagnol

Marcel Pagnol, le Temps des secrets, 2004, couverture

«De temps à autre, il interrompait sa méditation, et tendait l’oreille à la brise. Il se levait d’un bond, poussait le farouche cri de guerre à la vue de l’invisible ennemi, lançait le “tomahawk” contre le vent, et tirait vainement des flèches sans réponse… Mais il avait beau faire, sa gloire était passée… Il n’était plus le chef redouté d’une féroce tribu Pawnee, et sa démarche trahissait plutôt la fatigue et la mélancolie du dernier des Mohicans.»

Marcel Pagnol, le Temps des secrets, Paris, De Fallois, coll. «Fortunio», 2004, 261 p., p. 22.

De l’implicite dans la conversation

Tanguy Viel, La fille qu’on appelle, 2021, couverture

«Et si quelqu’un autour d’eux avait suivi leur conversation, à partir de là il l’aurait trouvée bien opaque, incapable de saisir ce qui se disait vraiment sous des mots aussi abstraits que “on” ou “quelque chose”, rompus qu’ils semblaient être, les deux hommes, à cette grammaire des pronoms et des points de suspension, comme deux mafieux qui auraient pour code d’honneur de ne jamais désigner les choses par leur nom. Ce qu’on pouvait comprendre en revanche, c’est qu’ils avaient déjà eu ce genre de conversation, pour ne pas dire la même, sinon comment se seraient-ils compris dans l’usage d’un lexique si réduit, dont les données concrètes semblaient cachées dans les recoins d’une langue qui déployait sous elle l’évidence d’une réalité partagée ?» (p. 47-48)

Tanguy Viel, La fille qu’on appelle. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2021, 173 p.