Le zeugme du dimanche matin et de Giuliano Da Empoli

Giuliano Da Empoli, le Mage du Kremlin, 2022, couverture

«Ce n’est pas que le petit salon ou la salle à manger fussent meublés de façon luxueuse, mais un sentiment de tranquille prospérité, complètement étranger à l’époque, flottait dans l’air, avec un parfum de thé provenant du samovar toujours allumé.»

Giuliano Da Empoli, le Mage du Kremlin. Roman, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 2022, 279 p., p. 37.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Langue de balle. Quatrième manche

Publicité de Wheaties pour le baseball

(En 2013, l’Oreille tendue a proposé ici un «Dictionnaire des séries»; elle en a par la suite tiré un livre, Langue de puck. Abécédaire du hockey. Elle a aussi réfléchi à la langue du football américain, et donc canadien, et vice versa; c’est là. Qu’en est-il du vocabulaire du baseball, de la langue de balle ? Quatrième texte d’une série.)

À chaque présence (au bâton), le frappeur, qu’il soit droitier, gaucher ou ambidextre, quitte le cercle d’attente, il s’éloigne du préposé au bâton et il s’installe dans la boîte ou le rectangle des frappeurs. À quoi pense-t-il ? (Il est aussi, bien sûr, des frappeuses. On peut imaginer qu’elles vivent les mêmes interrogations.)

Qu’il y ait ou non des hommes sur les buts — ce sont des coureurs en position de marquer —, le frappeur souhaite le plus souvent faire contact avec la balle et la mettre en jeu. Il n’a pas nécessairement besoin de se casser la tête, de frapper d’aplomb ou sur le nez. Simplement étirer les bras ou frapper du bout du bâton fait parfois l’affaire pour placer la balle en lieu sûr.

Le frappeur peut frapper la balle en l’air : retroussée ou soulevée, elle partira en flèche ou donnera lieu à un ballon ou à une chandelle. Il vaut mieux qu’elle tombe dans l’allée ou à l’entre-champ que dans le gant du voltigeur. S’il l’envoie au sol, c’est un roulant; la proposition d’Étienne Blanchard, un lapin, n’a pas été entendue, pas plus que celle de la Société du parler français, un coup rasant. Si le roulant, avec ou sans yeux, perce l’avant-champ, c’est bien.

Dans les airs ou au sol, cela pourrait valoir au frappeur un simple (dans quelques cas, à l’avant-champ), un double, un triple ou un circuit. Tout ça dans un même match ? Cela s’appelle un carrousel.

Il existe plusieurs formes de la longue balle (le circuit). D’un seul élan, d’une seule claque, d’une seule cogne, d’une seule frappe, le frappeur peut changer le cours d’un match. Quand les buts sont remplis — qu’il y a trois hommes sur les buts —, c’est un grand chelem (l’Oreille tendue se souvient d’en avoir frappé un, au champ opposé, il y a un demi-siècle). Personne ? Le circuit est en solo. (Il n’y a pas d’expression spéciale pour le circuit avec deux ou trois coureurs sur les sentiers.)

Le circuit est le plus souvent frappé derrière la clôture, ce qui peut mener à une description comme celle-ci : «Puis [Gibson] dévisse une garnotte dans les gradins du champ droit» (le Devoir, 19 janvier 2016, p. B6). En 1988, Kirk Gibson a frappé avec beaucoup de puissance (il l’a «dévissé») le non moins puissant tir du lanceur adverse (sa «garnotte»). On dit que, dans certains stades, la balle voyage bien (c’est le cas en altitude, bref à Denver, au Colorado); cela favorise les frappeurs de puissance. Peu importe les conditions atmosphériques : il est bon de la sortir du stade. «Bonsoir, elle est partie !» aime s’égosiller un commentateur québécois.

Le circuit à l’intérieur du terrain, qui est généralement l’œuvre d’un marchand de vitesse, est rare. Dans The Great American Novel, Philip Roth en évoque un, un «inside-the-mouth grand-slam home run», qu’il est difficile d’oublier (éd. de 1980, p. 120).

En bon coéquipier, le frappeur peut se sacrifier, de deux façons. Dans les deux cas, il faut que les coureurs avancent d’un but, voire viennent marquer.

Il peut tenter un amorti ou un amorti surprise, soit le long de la ligne du premier (but), soit le long de la ligne du troisième (bis); vers le lanceur, ce n’est pas recommandé. Tout le monde ne maîtrise malheureusement pas cette technique. Ce coup retenu, quand il est déposé sans être complètement retenu, peut se transformer en coup filé, histoire de prendre la défensive à contre-pied.

Le ballon sacrifice est moins spectaculaire, mais pas moins efficace. Il s’agit d’envoyer la balle suffisamment loin du marbre — pas besoin d’aller à la clôture, mais c’est ce qu’il y a de plus simple : un long ballon est souvent bénéfique.

Si le frappeur ne touche pas à la balle, d’autres possibilités s’offrent à lui pour rejoindre les sentiers : être atteint par un lancer, soutirer un but sur balles, également nommée passe gratuite. Il existe même un cas où une balle passée sur une troisième prise lui donne l’occasion de foncer vers le premier but; c’est assez peu courant (sans jeu de mots).

Si le lancer ne lui convient pas, le frappeur peut retenir son élan — pas d’élan complet, donc, ni même de demi-élan — ou se contenter de protéger le marbre. Cette dernière pratique mène à une fausse balle : certaines sont expédiées dans les estrades, d’autres bondissent hors ligne. Ce n’est pas optimal, mais ça évite — ou reporte — un retrait.

Une chose est sûre : la patience ou la discipline au bâton est toujours bénéfique. Il faut savoir attendre son tir. On espère du frappeur qu’il produise des points, quand ce n’est pas le point victorieux. Il est responsable de pousser ses coéquipiers au marbre; il ne doit pas les laisser sur les buts ou mettre fin à une manche. Être trois en quatre flatte l’ego, mais ce n’est pas ce qu’on attend : des points, c’est mieux. Dans le meilleur des mondes possibles, le frappeur répartit ses coups aux trois champs. Il sait quand frapper derrière le coureur et quand étirer un simple en double (ou un double en triple). Il doit éviter de tomber ou de sombrer dans une léthargie; si, par malheur, cela lui arrive, il doit pouvoir la secouer ou en sortir.

Tous les frappeurs ne sont pas égaux. La position de chacun dans l’ordre ou l’alignement ou le rôle des frappeurs est révélatrice : on attend plus d’un quatrième frappeur que d’un neuvième. Se situer dans le haut, le milieu ou le bas de la formation n’a pas la même valeur. Le frappeur d’urgence ou frappeur substitut ou frappeur auxiliaire ou frappeur suppléant prend la place d’un coéquipier. Le frappeur désigné remplace celui qu’on suppose incapable de frapper, le lanceur. (Il y a des exceptions.) Certains ont une excellente moyenne au bâton; d’autres, pas.

Le frappeur veut frapper. Le lanceur veut l’en empêcher. Celui-ci essaie de jouer de finesse. Il peut forcer son adversaire à aller à la pêche sur un mauvais tir, à fendre l’air (s’élancer dans le vide, passer dans le beurre). S’il voit qu’il a un trou dans son élan, il peut essayer d’exploiter cette faiblesse et de le déjouer. S’il parvient à le menotter, il peut en résulter un bâton fracassé. Le retrait sur trois prises est son meilleur ami. C’est plus facile s’il est en avance sur le frappeur que s’il est en retard; voilà pourquoi il importe d’éviter les comptes complets (trois balles, deux prises). Forcer un frappeur à se compromettre dans un double jeu (ou double retrait), ce n’est pas mal non plus.

On le voit : avoir un bon œil ne suffit pas pour réussir au bâton.

 

Références

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Roth, Philip, The Great American Novel, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1980, 382 p. Édition originale : 1973.

Une petite laine policière ?

Portrait de Michael Jackson sur la neige

Durant les années 1980, l’Oreille tendue a lu quelques ouvrages de Michel Lebrun consacrés au roman policier, par exemple dans sa série l’Année du polar. Lebrun était aussi du comité de rédaction de la revue Polar. On le surnommait parfois «le pape du roman policier», voire «le grand pape du polar». (Question, au passage : est-il de petits papes ?)

Michel Lebrun était un des pseudonymes de Michel Cade (1930-1996). Selon la Bibliothèque nationale de France, il a aussi signé des œuvres — romans d’espionnage, policiers, érotiques — sous les noms de Pierre Anduze, Lou Blanc, Oliver King, Laurence Nelson, Michel Lenoir et Michel Lecler. Il était encore traducteur.

Ce fan de roman noir s’est un jour demandé comment traduire le mot anglais thriller. Sa suggestion ? Frileur, car ce genre doit faire frissonner.

Joli.

P.-S.—Le mot thriller est «déconseillé» par l’Office québécois de la langue française. Le Petit Robert le considère comme un anglicisme : «Film (policier, fantastique), roman, récit qui provoque des sensations fortes.»

P.-P.-S.—L’Oreille est volontiers lectrice de polar; voir ici.

Les zeugmes du dimanche matin et de Serge Bouchard

Bernard Arcand et Serge Bouchard, Du pâté chinois, du baseball, et autres lieux communs, 1995, couverture

«Je me souviens d’un porte-avions américain baptisé L’Entreprise. Imaginez : entrer dans tous les salons de la Terre en déclarant tout simplement : “Je suis le commandant de L’Entreprise.” Cela vous refait une image, à vous qui n’êtes qu’une image. Virer de bord dans l’Atlantique demande de la circonspection, des analyses et des millions, sans parler des contextes et des autorisations» (p. 134).

«Mais c’est un rêve, un pauvre rêve. La vie sur les rafiots sera toujours la vie sur les rafiots. Elle est vraie, peut-être, mais elle est difficile, très précaire et parfois même insupportable. Drake, Cook et La Pérouse, sont tous morts assez jeunes, dans la misère et dans l’eau froide» (p. 135).

Serge Bouchard, dans Bernard Arcand et Serge Bouchard, «Le commandant», dans Du pâté chinois, du baseball, et autres lieux communs, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1995, 226 p., p. 131-146.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Faiblesse de la feuille

Oreille étrusque

Soit les deux phrases suivantes :

«Il aurait fallu être dur de comprenure pour pas se mettre à prospecter l’immobilier des cantons alentour» (la Bête creuse, p. 14).

«Je suis peut-être un peu dur de comprenure, c’est l’âge, tu comprends ?» (Amqui)

Dans le français populaire du Québec, qui est dur de compenure ne semble pas voir ce qui devait être une évidence.

«Peu enclin à comprendre, difficile à raisonner», écrit Pierre DesRuisseaux (p. 95).

Certaines oreilles auraient intérêt à se tendre plus que d’autres.

 

Références

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015 (nouvelle édition revue et augmentée), 380 p.

Forbes, Éric, Amqui, Montréal, Héliotrope, coll. «Noir», 2017, 289 p. Édition numérique.