Les deux côtés de la braguette

Major, Françoise, Dans le noir jamais noir. Nouvelles, Montréal, La mèche, 2013, 127 p.

«Je tente d’avoir envie de quelque chose.»

Vingt-deux nouvelles en 127 pages. C’est dire que la plupart sont brèves.

Elles se déroulent à Montréal comme en région, dans un bar ou un snack-bar, un dépanneur, un appartement transformé en salon de coiffure, par les rues et les routes, sous la crasse ou dans un décor bourgeois.

La langue y est souvent crue, comme le contact des corps, avec une justesse maintenue.

Le point de vue est tantôt masculin tantôt féminin : enfants («Papa est gentil, mais il s’énerve vraiment pour rien des fois», p. 88), jeunes adultes («Ma tête aurait bientôt besoin d’une retouche de bleu», p. 125), moins jeunes («Mon père se tourne vers moi les yeux écarquillés. T’as cinquante ans, mon gars ?», p. 95).

Ça raconte — avec ou sans cynisme, c’est selon, parfois avec humour — des petits drames, des déceptions, les dissonances du quotidien, la solitude, l’éloignement de ceux qui se sont aimés («de l’amour mort sous la mascarade», p. 86). Les souffrances sont dites, avec une forme de détachement ou de fatigue, pas tonitruées. La violence est là, des autres, du monde, de soi (dans «Attendre Paola» ou «Okapulco»).

Chacun choisira ses nouvelles favorites : «Le soleil s’est couché sur l’asphalte» (sur un couple défait, qui ne se refera pas), «L’amour post-rock» (une fellation vue des deux côtés de la braguette), «Jusqu’au bortsch» (une descente aux enfers alimentaires), «La pantry» (de l’inutilité de vouloir aider ses vieux parents).

C’est de Françoise Major et ça s’appelle Dans le noir jamais noir. C’est à lire.

P.-S. — Paonner pour faire le paon (p. 85) : pourquoi pas ? Mais ça se prononce comment ?

 

Référence

Major, Françoise, Dans le noir jamais noir. Nouvelles, Montréal, La mèche, 2013, 127 p.

11111000000

Éric Plamondon, Pomme S, 2013

«Qu’est-ce qu’une trilogie ?
C’est la preuve par quatre que jamais deux sans trois» (p. 47).

 

L’Oreille tendue n’avait pas caché son enthousiasme à la lecture des deux premiers titres de la trilogie romanesque 1984 d’Éric Plamondon, Hongrie-Hollywood Express (2011) et Mayonnaise (2012). Le troisième, Pomme S, vient de paraître. Son enthousiasme est moins grand. Pourquoi ?

Le mode d’arrangement est le même que dans les deux premiers volumes. Le livre est composé de 113 textes, la plupart brefs, finement unis les uns aux autres par une série de correspondances. La linéarité n’a pas sa place ici, et c’est un choix esthétique qui se tient parfaitement.

Le point de vue narratif est toujours aussi éclaté, entre je et il, le personnage-narrateur de Gabriel Rivages et un narrateur omniscient (ou plusieurs).

Au cœur d’Hongrie-Hollywood Express, il y avait une figure, celle de Johnny Weissmuller, mort en 1984. Dans Mayonnaise, il s’agissait de Richard Brautigan, qui s’est tué la même année. C’est Steve Jobs qui est le pivot de Pomme S, lui qui a mis sur le marché un nouvel ordinateur il y a 29 ans. C’est résumé en un chapitre, le quatorzième, «1984» : «En 1984, Johnny Weissmuller meurt de vieillesse. Richard Brautigan se tire une balle dans la tête et Gabriel Rivages perd sa virginité. C’est aussi l’année où Apple lance le Macintosh» (p. 39).

L’érudition — cinématographique, littéraire, musicale, scientifique, informatique, etc. — ne se dément pas, de même que le sens de la formule — Isaac Newton ? «une pomme, un homme, la lune» (p. 81).

Ce roman si conscient de lui-même est une démonstration, tout à fait convaincante, de la nécessité et du pouvoir des histoires : «Je raconte, donc je suis» (p. 173). Les derniers mots du livre (et donc de la trilogie) sont «Il était une fois…» (p. 233).

Pourquoi, alors, cet intérêt tempéré de la part de l’Oreille ?

Cela tient peut-être à deux des lignes de force du roman et, surtout, à l’insistance du romancier à ne jamais les perdre de vue.

Il y a la question des origines. Celles de Steve Jobs, enfant adopté («La piste des origines est parfois une fausse piste», p. 41). Celles de l’informatique, puis de l’ordinateur personnel, qui rassemblent, dans un beau désordre, Jobs, Steve Wozniak, Ron Wayne, Alan Turing, Norbert Wiener, Ada Lovelace, Fou-hi, Thomas Edison, Joseph Marie Jacquard, Jacques de Vaucanson, Charles Babbage, Doug Engelbart, Vannevar Bush, Pascal, Einstein, d’autres encore. Celles du monde, avec Adam, Ève et une pomme. Et, surtout, celles de la famille nucléaire (lui, elle, leur enfant) : un des narrateurs raconte ses joies de père, de la naissance à la préadolescence de son fils; ces pages, exemptes d’ironie, ne sont pas les plus convaincantes du livre, du moins sur le plan de l’écriture.

La deuxième ligne de force du roman, titre oblige, est la pomme. Comme dans Apple Computer («Apple, Pomme, ça ne pouvait pas être plus simple», p. 79) et son logo. Comme dans la commande de sauvegarde informatique, pomme + s. Comme dans la pomme d’Adam. Comme, on l’a vu, dans le jardin d’Éden. Comme dans la pomme empoisonnée avec laquelle Alan Turing se serait suicidé. Comme dans celle qui serait tombée, ou pas, sur la tête d’Isaac Newton. Comme dans l’œuvre de Magritte. Comme dans le jus de pomme que la mère de Jobs lui fait boire.

Devant cette insistance à faire tenir ensemble les fils du récit, on en vient à se demander si l’écriture, en exposant aussi systématiquement son mode de fonctionnement, n’est pas en train de se retourner contre elle-même. Est-ce pour cela que le mot jubilatoire n’apparaît pas le meilleur pour parler de Pomme S ?

P.-S. — Pourquoi ce titre («11111000000») ? Parce qu’il représente 1984 en binaire (p. 108).

P.-P.-S. — L’Oreille — plus précisément : le pion en elle — est triste. Au Quartanier — au Quartanier ! —, on confond «dispendieux» et «cher» (p. 98), on appelle un quart, au football, un «quart-temps» (p. 102), on parle de «connexion Fire Wire» au lieu de «connexion USB» (p. 106), on met deux «n» à Mona Lisa (p. 131 et p. 152) et on oublie un «ne» (p. 133).

 

Références

Plamondon, Éric, Hongrie-Hollywood Express. Roman. 1984 — Volume I, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 44, 2011, 164 p.

Plamondon, Éric, Mayonnaise. Roman. 1984 — Volume II, Montréal, Le quartanier, «série QR», 49, 2012, 200 p.

Plamondon, Éric, Pomme S. Roman. 1984 — Volume III, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 63, 2013, 232 p. Ill.

Murs

Le 30 avril 2013, l’Oreille tendue était à l’émission radiophonique Dans le champ lexical, sur les ondes de CIBL, pour parler murs. Il était question de Montréal, Paris et Bangkok; de Maurice Richard, de Charles Baudelaire, de Jean-François Vilar, de Louis Sébastien Mercier et de Jean Echenoz; de graffitis, d’affiches et de publicités; de mots, d’images et de sons; de la ville comme livre, bref.

On peut (ré)entendre l’émission sur iTunes.

Ci-dessous, le texte lu ce jour-là, en une version (légèrement) plus longue.

***

Imagine…

Imagine que tu sois un partisan des Canadiens de Montréal. Mieux encore : imagine que tu sois un partisan du joueur de hockey le plus populaire de son époque, Maurice Richard, le Rocket, le célèbre numéro 9. Imagine que nous soyons le 17 mars 1955 et que tu te trouves devant le Forum de Montréal, rue Sainte-Catherine Ouest, avec des milliers d’autres partisans comme toi, réunis par la colère d’avoir vu leur héros suspendu par le président de la Ligue nationale de hockey, Clarence Campbell, pour le reste de la saison régulière et pour toutes les séries éliminatoires. Lève alors les yeux et regarde les murs du Forum. Tu y verras affichée une publicité pour le magazine américain Sport; cette publicité représente Maurice Richard dans une pose identique à celle du saint Sébastien de la tradition picturale chrétienne. Tu sauras tout de suite que ce soir-là Maurice Richard deviendra devant toi un martyr.

Maurice Richard et saint Sébastien

Imagine maintenant que tu sois Charles Baudelaire et que nous soyons en 1869, au moment où paraît le texte intitulé «Le peintre de la vie moderne», cet article qui incarnerait, pour la première fois de l’histoire, ce qui s’appellera dorénavant la modernité. Tu seras le flâneur par excellence et tu écriras que

l’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie (éd. 1964, p. 1160-1161).

Ce «miroir», ce «kaléidoscope», il réfléchira ce qui t’entoure : des affiches, des publicités, des images et des mots — «tous les éléments de la vie».

Imagine que tu sois le photographe Victor Blainville, alias «Victor le flâneur» (p. 122), le narrateur du fabuleux roman Bastille tango, de Jean-François Vilar, paru en 1986. Tu aimeras Jessica, cette femme «considérable», qui te laisse «des petits messages d’amour», sur les murs de ton quartier, écrits «avec un feutre» (p. 224). Parmi tes fréquentations, il y aura aussi des équipes de jeunes graffiteurs et un étrange personnage, ex-militaire argentin, qui dit s’appeler Oscar. Pourquoi «étrange» ? Toutes les nuits, il couvre les murs de Paris d’affiches décrivant des scènes de torture, des scènes de torture auxquelles il a collaboré. Sur l’une de ces affiches, tu reconnaîtras Jessica.

Imagine que tu décides, toi, de faire le touriste à Bangkok, en 1999. Tu reconnaîtras, bien sûr, le logo de McDonald. Tu seras étonné par une affiche annonçant, à gauche, «Translation»; à droite, «Law & Detective». Tu seras étonné, mais tu comprendras quand même. Par contre, tu ne comprendras rien aux autres signes de la ville, rédigés avec l’alphabet thaï. Et tu seras un brin troublé, car tu ne sauras plus lire. Ce n’est pas une expérience que tu vis souvent.

Bangkok (Thaïlande)

Imagine que tu publies, comme Louis Sébastien Mercier dans les années 1780, un Tableau de Paris en douze volumes. Imagine que tu proclames avoir écrit ce tableau avec tes jambes, car tu es un piéton de Paris. Tu auras toujours le nez en l’air et tu verras se transformer les enseignes d’antan.

Ces enseignes avaient pour la plupart un volume colossal et en relief. Elles donnaient l’image d’un peuple gigantesque, aux yeux du peuple le plus rabougri d’Europe. On voyait une garde d’épée de six pieds de haut, une botte grosse comme un muid, un éperon large comme une roue de carrosse; un gant qui aurait logé un enfant de trois ans dans chaque doigt; des têtes monstrueuses, des bras armés de fleurets qui occupaient toute la largeur de la rue (chapitre LXVI, éd. 1994, p. 177).

Tu les verras ces enseignes, et tu les entendras :

Quand le vent soufflait, toutes ces enseignes, devenues gémissantes, se heurtaient et se choquaient entre elles; ce qui composait un carillon plaintif et discordant, vraiment incroyable pour qui ne l’as pas entendu (chapitre LXVI, éd. 1994, p. 177).

Toi, oui toi, tu l’auras entendu.

Imagine que tu te promènes de nouveau à Paris, mais le 20 mars 2011, et que tu découvres un graffiti à tes pieds : «Pourquoi restez-vous à regarder le ciel ?» Le paradoxe te frappera : tu regardes un trottoir qui te demande pourquoi tu regardes le ciel. Tu accepteras cela comme le propre de la ville, là où les messages clashent les uns contre les autres.

Graffiti, Paris, 2011

Imagine que tu arpentes les rues de ton quartier et que tu y repères d’autres graffitis : «Aim low», «Bows», «Everyone picks their nose», «Let it snow», «Love set you going like a fat gold watch». Tu seras en droit de te demander, devant ces mots dans un anglais parfois approximatif, si tu vis bel et bien dans la «deuxième ville française du monde». Heureusement que sur un trottoir de Notre-Dame-de-Grâce tu pourras aussi lire, le 16 juillet 2011, ce mot unique, lourd de sens, en rouge bien vif : «Rien.»

Montréal, graffiti, 2011

Imagine enfin que tu sois un personnage de l’Occupation des sols, le tout bref roman que fait paraître Jean Echenoz en 1988. Tu t’appelleras Paul Fabre et le corps de ta mère, Sylvie Fabre, recouvrira un mur du quai de Valmy, à Paris. Au pied de ce mur, tu verras un jour s’élever une palissade, «parfait support d’affiches et d’inscriptions contradictoires» (p. 12) fait de planches «gorgées de colle et d’encre» (p. 13), puis un nouvel immeuble, masquant progressivement le visage de ta mère. Il te faudra du temps pour le retrouver, mais tu t’y appliqueras.

Imagine tout cela et rappelle-toi que si la ville, ce lieu de toutes nos mémoires, est un livre, ses trottoirs sont notre cabinet de lecture.

 

Références

Baudelaire, Charles, «Le peintre de la vie moderne», dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1 et 7, 1964, p. 1152-1192. Texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec. Édition révisée, complétée et présentée par Claude Pichois. Édition originale : 1863.

Echenoz, Jean, l’Occupation des sols, Paris, Éditions de Minuit, 1988, 21 p.

Mercier, Louis Sébastien, Tableau de Paris, Paris, Mercure de France, coll. «Librairie du Bicentenaire de la Révolution française», 1994, 2 vol. : 8/ccii/1908 et 2063 p. Édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet. Édition originale : 1781-1788.

Vilar, Jean-François, Bastille tango. Roman, Paris, Presses de la Renaissance, 1986, 279 p.

François Bon n’est pas un écrivain imperturbable

François Bon, Après le livre, 2011

La position de François Bon, s’agissant du livre et de la littérature aujourd’hui, est claire : «Nous sommes déjà après le livre» (p. 270) sont les derniers mots d’Après le livre (2011).

Il ne s’agit pas de futurologie, mais du constat de ce qui a changé en matière d’écriture depuis l’apparition du Web. Bon est sensible à toutes les «mutations» nées de cette apparition, sans jamais céder au vocabulaire des grands prêtres (révolution, changement sociétal, etc.). Il préfère parler de «basculement» (p. 243), de «déplacement de frontière» (p. 259), de «“bousculement”» (p. 260), de «période de chamboulements et mutations» (p. 260), de «monde mouvant [qui] s’ouvre juste» (p. 269). Les oppositions tranchées ne servent à rien :

Les débats qui opposent de façon binaire un équilibre à un autre équilibre sont vite stériles : c’est le déplacement qu’il faut examiner, et comment nous avons — faute de savoir le conduire — à nous y comporter, et le penser, affrontant une suite de paradigmes chacun fluides, périssables autant que nos appareils, mobiles autant que le regard fasciné que nous portons sur nos propres usages d’écriture et ce qui en a changé en quinze ans (p. 9).

Pourtant, il sait que tout bouge (ou a bougé) : les technologies de l’écrivain — «L’écriture a toujours été une technologie. On a simplement changé d’appareil» (p. 188) —, les bibliothèques — lieu privé, lieu public —, les supports de lecture, le rapport de l’écrivain à ses brouillons, la temporalité des textes, ce qui inscrit le créateur dans une collectivité, etc.

Pour interpréter cela, il faut entrecroiser les histoires. François Bon remonte aux tablettes d’argile, il s’interroge sur le rouleau et le codex, il raconte son histoire personnelle, il rappelle, à fort juste titre, qu’il y a déjà une histoire d’Internet — brève, mais à prendre en considération. Nous vivons peut-être après le livre, mais nous serons incapables de nous y retrouver si nous ne pensons pas, dans le même temps, le livre et son avant : «Lire en numérique ne s’oppose pas à notre histoire avec l’imprimé» (p. 103). Il est une façon d’échapper à l’approche «binaire» : il faut multiplier les exemples, venus de toutes les époques. Pour comprendre le numérique, Rabelais est aussi utile que Philippe De Jonckheere, Proust que Walter Benjamin, Flaubert que Roger Chartier, Sévigné que Dominique Charpin (Lire et écrire à Babylone, 2008).

Après le livre est fait de «chroniques» (p. 107, p. 202), chacune doublement titrée. Le premier mot, entre parenthèses, renvoie à des séries : écrire, traverses, technique, pratique (un seul texte), historique, biographique. Suit le titre de la chronique. En tête du livre : «(introduction) mutations rares, mais totales et irréversibles». À la fin : «(horizon) qu’est-ce que je regarde quand j’écris ?»

Pour conclure, deux choses.

Au début de «(historique) ultra-modernité de la tablette d’argile», François Bon écrit : «Parfois, on en voudrait aux archéologues, les meilleurs : on voudrait des réponses, ils ne proposent que des questions supplémentaires» (p. 231). Il est lui-même notre archéologue.

Dans la série «écrire», une de ses chroniques s’intitule «les écrivains imperturbables». Fondée sur l’anaphore de cette formule, elle brocarde ceux que caractérise la «défiance à l’égard du Web» (p. 219), qui, par exemple, utilisent le courrier électronique, mais refusent de voir que le numérique est devenu le lieu de la littérature. «À trop se protéger», ceux-là disparaîtront «sans trace» (p. 45). François Bon n’est pas un écrivain imperturbable.

 

Références

Bon, François, Après le livre, Paris, Seuil, 2011, 269 p.

Charpin, Dominique, Lire et écrire à Babylone, Paris, Presses universitaires de France, 2008, 320 p.

Montréal country

Marie-Hélène Poitras, Griffintown, édition de poche, 2013, couverture

Griffintown (2012), de Marie-Hélène Poitras, est un roman ambitieux. L’auteure y prend un quartier montréalais, celui du titre, pour en faire un lieu légendaire, mythique, épique (p. 162).

«Cette petite civilisation cochère et ses lois à l’ancienne» (p. 65) n’est pas la ville autour d’elle, ni même la réalité (p. 166). L’air de ce «Far Ouest» est différent de celui qu’on respire ailleurs, «poudré d’or» (p. 188). Avec les quartiers qui l’environnent, par exemple le «Far Est», les frontières sont (presque) étanches. Surtout, on y rencontre des personnages, hommes et bêtes, «plus grand[s] que nature» (p. 186).

Il y a les «hommes de chevaux» (passim), ceux qui conduisent les calèches du Vieux-Montréal et qu’on voit dans les rues de la ville comme dans l’écurie qui les héberge, eux et leur cheval; Boy, «Le cheval fondateur», celui dont la tête empaillée trône à l’Hôtel Saloon (p. 49); Mignonne, «la meilleure jument de Griffintown, la plus belle, la plus brave» (p. 57), «la Pégase mythique immaculée qui veille sur les chevaux de calèche» (p. 88), aujourd’hui morte; Laura Despatie, «la Mère», sorte de Ma Dalton mâtinée de pleureuse sicilienne; un shylock, «la Mouche», qui est le demi-frère de la Mère; Billy, le «dernier Irlandais»; Marie, «que l’on nommera un jour la Rose au cou cassé» (p. 25); d’autres, chacun avec sa triste histoire.

Griffintown commence par un meurtre, celui de Paul Despatie, «propriétaire de l’écurie et seigneur du domaine» (p. 15), et se termine par un incendie apocalyptique, dès longtemps annoncé et parfaitement nécessaire dans la logique tragique du récit. Il sera causé par «Ceux de la ville», fonctionnaires, promoteurs et mafieux, les «hommes à chapeaux noirs» (p. 186), rassemblés pour mettre la main, à tout prix, sur l’écurie, ce «château de tôle raboutée» (p. 179) :

Dans un gratte-ciel du centre-ville érigé en périphérie du Far Ouest, Ceux de la ville réunionnent autour d’une maquette du Projet Griffintown 2.0. Sur le site de l’écurie, là où s’emmêlent en rampant, façon jardin anglais, chardons, gueules-de-loup et fleurs de trèfle, s’élèvera une agglomération de «chalets urbains de luxe» avec vue sur le canal de Lachine (p. 109).

Pour l’essentiel, Marie-Hélène Poitras tient son pari. La métaphore chevaline est un brin trop appuyée : tout le lexique du cheval y passe. La présence des mafieux est grand-guignolesque. La correction linguistique n’est pas toujours au rendez-vous. Dans ce roman où l’on écrit toujours «le business», signe d’hypercorrection au Québec, où l’on dit plus volontiers «la business», on trouve également, sous la plume du narrateur, un personnage «décédé» (p. 49 — il est mort), des cartes d’affaires (p. 115 — ce sont des cartes professionnelles), un «œuf cuit dur» (p. 153 — s’il est cuit, il est dur). Un «coup» ne peut pas «se vouloir» (p. 51). Un onguent ne peut pas être «dispendieux» (p. 53). Quitter prend un complément (p. 153).

Dans un roman aussi exigeant, et justement exigeant, ça fait désordre.

 

Référence

Poitras, Marie-Hélène, Griffintown, Québec, Alto, coll. «Coda», 2013, 209 p. Édition originale : 2012.