Accouplements 200

Salman Rushdie, The Moor’s Last Sigh, éd. de 1996, couverture

(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

L’Oreille tendue est professeure d’université. Dans quelques mois, elle sera à la retraite. Elle a donc commencé le désherbage de ses bibliothèques. L’autre jour, elle est tombée sur un livre que lui avait offert Gilles Marcotte, accompagné d’un mot de sa main : «La littérature est vivante ! Il faut lire Rushdie ! G.M.»

Elle a repensé à ce conseil en écoutant la longue entrevue accordée par Salman Rushdie à David Remnick du magazine The New Yorker (c’est ici). Il y déclare notamment ceci, qui est un chef-d’œuvre d’understatement : «I’ve always thought that my books are more interesting than my life […]. The world appears to disagree» («J’ai toujours pensé que mes livres étaient plus intéressants que ma vie. […] Le monde semble être en désaccord»).

 

Référence

Rushdie, Salman, The Moor’s Last Sigh, Toronto, Vintage Canada, 1996, 437 p. Édition originale : 1995.

Le numérique et la langue des écrivains : esquisse de dictionnaire

Mordecai Richler, Barney’s Version, 1997, couverture

Les écrivains qui mettent en scène des intrigues où le numérique joue un grand rôle utilisent le vocabulaire du numérique. C’est banal. N’en parlons pas.

Attachons-nous plutôt à ceux qui font appel à ce vocabulaire, en français aussi bien qu’en anglais, dans des contextes où le numérique n’est pas mis en scène. Comme tout le monde, ils ont intériorisé la langue de l’informatique.

binary : «There was a generation waiting to inherit the earth, caring nothing for old-timers’ concerns : dedicated to the pursuit of the new, speaking the future’s strange, binary, affectless speach — quite a change from our melodramatic garam-masala exclamations» (Salman Rushdie, The Moor’s Last Sigh, Toronto, Vintage Canada, 1996 [1995], 437 p., p. 343).

bogue : «J’aurais beau inventer, c’est toujours aux mêmes manques que la page me ramène, filles, frères, fantômes, du fond de ma tranchée, sous les images qui s’amoncellent, toujours aux mêmes bogues que je reviens, détails que le recul magnifie, petits mythes personnels, témoin tous ceux qui, de près ou de loin, me viennent de l’hiver» (Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p., p. 89).

copie de secours : «Joyce a l’impression de vivre en marge d’un monde précieux et insaisissable. De l’autre côté de cette fenêtre, les événements se produisent par eux-mêmes, sans que l’on puisse les arrêter ou infléchir leur logique propre. Chaque seconde, chaque instant se déroule pour la première et la dernière fois. Impossible d’interrompre ce processus, de revenir en arrière ou d’enregistrer une copie de secours» (Nicolas Dickner, Nikolski, Québec, Alto, 2006, 325 p., p. 241).

deleter : «On doit se “deleter”, pour le bien de l’humanité, pour que l’humanité ait encore le droit à sa connerie» (Catherine Mavrikakis, Ça va aller. Roman, Montréal, Leméac, 2002, 155 p., p. 99); «Il faut que j’arrive à roupiller, à me coucher hébétée et à me deleter» (Catherine Mavrikakis, Fleurs de crachat, Montréal, Leméac, 2005, 198 p., p. 113).

disque dur : «“Oh !” said James, his eyes opening wide. He opened his mouth again, wordless. The language sector of his hard disk was spinning, inaccessible» (Russell Smith, Noise, Erin [Ontario], The Porcupine’s Quill, 1998, 266 p., p. 37); «Je voudrais tant apprendre à oublier, effacer tout mon disque dur» (Catherine Mavrikakis, Fleurs de crachat, Montréal, Leméac 2005, 198 p., p. 108); «le disque mou que j’ai dans ma tête» (Daniel Bourrion, 19 francs, édition numérique, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, 2010); «Vers 14 h 10, hier, sur la Saint-Denis, j’ai croisé François Guérette (le reconnaissant après qu’il m’ait interpellé, mon disque dur de visage ayant pris du temps à trouver les correspondances baudelairiennes associées aux joues, mâchoires, yeux, barbe, sourire etc.)» (Bertrand Laverture, blogue Technicien coiffeur, 20 janvier 2011).

données : «Ce cauchemar m’a court-circuité les neurones, une décharge qui a érasé des données impossibles à stocker» (Tonino Benacquista, la Maldonne des sleepings, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 2167, 1989, 249 p., p. 149).

hyperlink : «my memory […] hyperlinks the two announcements» (Jaclyn Moriarty, The Year of Secret Assignments, Scholastic, 2005 [2004], 338 p., p. 195).

interface : «“Lookee,” she said, “if we’re going to go on like interfacing together, you know, and why not, it’s a free country, why don’t we grab that little table in the corner, you know, before somebody else like beats us to it ?”» (Mordecai Richler, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p., p. 235).

navigating : «His head, he realized, was like a computer game bristling with hidden lasers and fanged things; it was just a question of navigating the right path through the bad thoughts without getting zapped» (Russell Smith, Young Men. Stories, Toronto, Doubleday, 1999, 254 p., p. 119).

programming : «But twelve years, that’s something else, every programming you ever received out of jail, from birth onward, will have been erased from your mind» (John Burdett, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p., p. 120).

ram : «He slid the key in and turned over the engine. The random access memory of his mind produced the image of the pizza delivery car he had seen earlier. A reminder that he was hungry» (Michael Connelly, Chasing the Dime, Boston, New York et Londres, Little, Brown and Company,  2002, 371 p., p. 323).

réinitialisation : «Une expérience propice à la réinitialisation des valeurs, à l’introspection solitaire sous le regard des étoiles» (Julien Blanc-Gras, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p., p. 81).

software : «I think the question is so far out of her range of knowledge she assumes I’m just another local whose mental software differs so far from the Australian that no understanding between us is possible» (John Burdett, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p., p. 93).

Citation carcérale du début d’année

Robert Benchley, Pourquoi je déteste Noël, 2011, couverture

«Pendant la période de Noël et du Nouvel An, une affreuse rumeur selon laquelle j’étais en prison a fait le tour des cabinets comptables et des salons de la ville. J’aimerais à présent éclaircir les choses : c’est moi qui ai lancé cette rumeur.»

Robert Benchley, Pourquoi je déteste Noël, traduction de Frédéric Brument, Paris, Wombat, coll. «Les Insensés», 2011, 89 p., p. 81.

Citation épistolaire de la veille de Noël

Robert Benchley, Pourquoi je déteste Noël, 2011, couverture

«On a retrouvé une carte, datée de 1938, qui disait :

En cette veille de Noël, je veux que tu sois conscient
Que si tu ne déposes pas 50 000 $ dans la boîte 111
avant le Nouvel An,
Je vendrai tes lettres, espèce d’escroc, au plus offrant

Robert Benchley, Pourquoi je déteste Noël, traduction de Frédéric Brument, Paris, Wombat, coll. «Les Insensés», 2011, 89 p., p. 26.

P.-S. — On a beau dire : les traditions se perdent.