Une fusée en Tchécoslovaquie

Maurice Richard au volant d’une Skoda (1959)

Soit le texte suivant :

Un nouveau sociologue : Monsieur Hockey

Il a frémi sous l’adulation de Prague. Et quelle générosité ont ces Tchèques ! L’idole a changé de temple mais le peuple est toujours le même. Rêveur et confus devant tant d’admiration, (les épaules du héros ne sont qu’humaines) monsieur Hockey a fait une déclaration que seuls les démiurges peuvent se permettre. La certitude n’est-elle pas le propre des dieux ? C’est ainsi qu’il déclarait lors d’une interview à Radio-Canada : «Malgré le coût élevé des billets pour une joute, les fervents y ont assisté en masse. Il n’y a donc pas de pauvreté en Tchécoslovaquie. Tous travaillent et sont satisfaits de leur sort.» Pour en arriver à cette profonde observation, monsieur Hockey a vu des monuments, a signé des autographes, a prononcé une conférence. Et ce fut la naissance de notre sociologue national. Monsieur Hockey est ainsi devenu un autre pantin de la plus astucieuse des propagandes.

On ne sait pas de qui est ce texte, paru en mars-avril 1959 dans le deuxième numéro de la revue Liberté (p. 138). Il se trouve dans une chronique collective, «L’Œil de Bœuf», signée à cinq : André Belleau, Jean Filiatrault, Jacques Godbout, Fernand Ouellette et Jean-Guy Pilon. L’Oreille tendue est tombée dessus en peaufinant sa bibliographie des textes de Belleau.

L’amateur de sport aura reconnu ce «Monsieur Hockey» : il s’agit de Maurice Richard, le célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal de 1942 à 1960. (L’Oreille a en beaucoup parlé; voir ici, par exemple.) Richard a eu plusieurs surnoms au fil des ans : «Bones», «La Comète», «The Brunet Bullit», «V5», «Sputnik Richard», «Monsieur Hockey» (donc) — mais surtout «Le Rocket». Pour Liberté, le surnom tient lieu de nom propre.

Maurice Richard séjourne en effet quelques jours en Tchécoslovaquie en mars 1959, une blessure à la cheville le tenant à l’écart du jeu. Il y est l’invité d’honneur du tournoi mondial de hockey amateur. Il ne lui suffit plus de s’en prendre aux gardiens adverses : «Le Rocket enfonce le rideau de fer et reçoit le plus bel hommage de sa carrière», affirme le numéro du magazine Parlons sport du 21 mars 1959. Lui que l’on ne voit jamais hors de l’Amérique du Nord, le voici soudain à Prague, sur une patinoire où il reçoit une ovation monstre (les «Raketa !» de la foule le font pleurer), à l’hôtel Palace donnant l’accolade au coureur de fond Emil Zátopek ou sur le pont Charles, assis, décontracté, sur le capot d’une Skoda qu’on vient de lui offrir. (Ce n’est pas vraiment la sienne; il ne recevra celle-là qu’à son retour à Montréal, par l’entremise du consulat tchèque. Conduire une Skoda à Montréal à la fin des années 1950 ? Voilà qui devait attirer les regards.) On peut croire que ce premier voyage a été un succès; Richard séjournera de nouveau en Tchécoslovaquie en 1960, pour les Spartakiades nationales de Prague.

L’auteur du texte paru dans Liberté sort ce voyage de son seul cadre sportif. D’une part, il le place sous le signe de la religion : «idole», «temple», «démiurges», «dieux», «fervents». De même, quarante plus tard, Roch Carrier écrira : «Un Canadien français catholique va visiter les communistes. […] Va-t-il, chez les athées, trouver une église encore ouverte pour assister à la messe ? […] Peut-être va-t-il convertir les communistes au hockey canadien-français catholique ?» (p. 254) Un collègue de l’Oreille à l’Université de Montréal, Olivier Bauer, sait quoi faire de cette liaison de la croyance et du sport. D’autre part, le chroniqueur anonyme de Liberté s’en prend à la faiblesse du jugement sociopolitique de «Monsieur Hockey», cet «autre pantin de la plus astucieuse des propagandes». Le joueur des Canadiens n’était pourtant pas seul à ne pas comprendre toutes les subtilités des peuples et de leur opium.

P.-S. — La citation de Parlons sport, comme plusieurs des informations rassemblées ci-dessus, est tirée de l’Idole d’un peuple de Jean-Marie Pellerin (1976, p. 444-450).

P.-P.-S. — Sur Zátopek, on lira évidemment le Courir de Jean Echenoz (2008).

 

Références

Belleau, André, Jean Filiatrault, Jacques Godbout, Fernand Ouellette et Jean-Guy Pilon, «L’Œil de Bœuf», Liberté, 2 (1, 2), mars-avril 1959, p. 137-142. https://id.erudit.org/iderudit/59633ac

Carrier, Roch, le Rocket, Montréal, Stanké, 2000, 271 p. Réédition : le Rocket. Biographie, Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2009, 425 p. Version anglaise : Our Life with the Rocket. The Maurice Richard Story, Toronto, Penguin / Viking, 2001, viii/304 p. Traduction de Sheila Fischman.

Echenoz, Jean, Courir. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2008, 141 p.

Pellerin, Jean-Marie, l’Idole d’un peuple. Maurice Richard, Montréal, Éditions de l’Homme, 1976, 517 p. Ill.

Le zeugme du dimanche matin et de François Bon, et de Proust, et de Baudelaire

François Bon, Proust est une fiction, 2013, couverture

«Vous m’aviez lu des passages où, tandis que le client fatigué attendait dans cette petite cage (je me souviens que vous y mettiez des miroirs) qu’on le monte comme une marchandise au couloir de sa chambre, il devait supporter les discours un peu fous d’un garçon boutonneux et amoureux, et qui parfois même, dans l’espace confiné, lui toussait à la figure et son rhume et ses mauvais jeux de mots ?»

François Bon, Proust est une fiction, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2013, 329 p., p. 270.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Les zeugmes du dimanche matin et de Flaubert

Gustave Flaubert, l’Éducation sentimentale, éd. de 1961, couverture

«Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps : Dittmer, Lovarias, Burrieu, le compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques d’art collègues d’Hussonnet, un fabricant de papier, et enfin l’illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de la grande peinture, qui portait gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son gros ventre» (p. 46).

«Alors entra un gaillard de trente ans, qui avait quelque chose de rude dans la physionomie, de souple dans les membres, le chapeau sur l’oreille, et une fleur à la boutonnière» (p. 221).

Gustave Flaubert, l’Éducation sentimentale. Histoire d’un jeune homme, Paris, Classiques Garnier, 1961, xii/473 p. Ill. Introduction, notes et relevé de variantes par Édouard Maynial. Édition originale : 1869.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Accouplements 06

François Bon, Proust est une fiction, 2013, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Lectures croisées des vacances (du mois d’août).

Dans Lettre à mon juge, de Simenon, un très étonnant passage sur une disparue.

Supposez que vous marchez dans une calme rue de province, par une chaude après-midi d’août. La rue est partagée en deux par la ligne qui sépare l’ombre du soleil.

Vous suivez le trottoir inondé de lumière et votre ombre marche avec vous, presque à vos côtés, vous la voyez, cassée en deux par l’angle que les maisons aux murs blancs font avec le trottoir.

Supposez toujours… Faites un effort… Tout à coup, cette ombre qui vous accompagnait disparaît…

Elle ne change pas de place. Elle ne passe pas derrière vous parce que vous avez changé de direction. Je dis bien : elle disparaît (chapitre IV, éd. 2003, p. 1231).

Puis ceci, dans Proust est une fiction de François Bon, tiré d’À la recherche du temps perdu.

je m’avançais, laissant mon ombre derrière moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des étendues enchantées (2013, p. 321).

Une ombre disparue, une ombre laissée.

 

Références

Bon, François, Proust est une fiction, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2013, 329 p.

Simenon, Lettre à mon juge, dans Romans. I, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 495, 2003, p. 1171-1334 et 1471-1487. Édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis. Édition originale : 1947.