Le zeugme du dimanche matin et de Sébastien La Rocque

Confiture, vin, bois

«Père, j’ai tout tenté. J’ai essayé de ne plus lire, de ne plus écrire, de ne plus me souvenir, je me suis livré corps et âme aux échardes et à la poussière, à l’alcool et à la peur afin de ne plus ressentir ton empreinte.»

Sébastien La Rocque, «La mort d’Éric», Lettres québécoises, 188, printemps 2023, p. 44-45, p. 44.

P.-S.—Il a déjà été question de Sébastien La Rocque ici.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Accouplements 203

Benne de camion, chemin-de-la-Côte-Saint-Antoine, Montréal, 4 novembre 2012

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Debray, Régis, Introduction à la médiologie, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Premier cycle», 2000, 223 p.

«L’Éternel est un sujet très jeune, qui n’a guère plus que trois mille ans d’âge. Le Très-Haut continue de trôner au sommet des croyances symboliques, et ses abords sont réservés au théologie, au métaphysicien, à l’historien des religions. Le médiologue peut ajouter son mot à ces acquis considérables, sans remettre en cause, loin s’en faut, leur validité. Comment ? En se tournant vers la logistique du monothéisme, cette prodigieuse échappée que fut la “naissance de Dieu”» (p. 73-74)s.

Bouchard, Serge, la Prière de l’épinette noire, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2022, 222 p. Préface de Jean-Philippe Pleau.

«Il en a fallu des démarches pour propager la foi et rendre le nom de Jésus familier, c’est-à-dire connu au-delà des horizons de la Palestine. Il en a fallu du temps à Jésus pour devenir célèbre, des siècles et des siècles. Les illustrateurs ont dû peindre son image, les artisans ont reproduit des milliers et des milliers de crucifix, en bois, en paille, en fer, des martyrs sont morts en son nom, des missionnaires se sont épuisés à parcourir le monde à pied, bref, un immense réservoir de volonté prosélyte fut nécessaire pour mettre Jésus dans la tête du monde» (p. 120).

Créer une religion, c’est de l’ouvrage.

Les zeugmes du dimanche matin et de Serge Bouchard

Serge Bouchard, la Prière de l’épinette noire, 2022, couverture

«Il pleut des cordes, il fait noir comme chez le loup, le vent tourne à la tempête, venez vous abriter. Venez vous asseoir près du feu, à ma table de cuisine, dans mon humble maison, nous partagerons autant la soupe que la souffrance, autant la tourte que l’espérance» (p. 53).

«Non, la fin du paradis ne fut pas causée par le sexe. Elle fut causée par la cupidité, la rapacité des fous de l’or, par la violence de leurs pulsions toutes chrétiennes envers le métal éblouissant dont ils feraient leur fortune et leurs ostensoirs» (p. 84-85).

«Nous arrivons à la table des amitiés universelles avec notre sac sur le dos, notre langue, notre mémoire, notre identité, notre histoire. Et dans ce monde à créer, dans ce monde devant nous, nous aurons à partager des terres, des villes, un futur» (p. 90).

«En réalité, les cochons sont tout sauf cochons. Ils sont plutôt du genre heureux, mangeurs de fruits et de légumes, de truffes, aimant les bains de boue, les sous-bois, les caresses et la tranquillité» (p. 136).

Serge Bouchard, la Prière de l’épinette noire, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2022, 222 p. Préface de Jean-Philippe Pleau.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

La machine de la mémoire

Élisabeth Nardout-Lafarge, Carnet d’inventaire, 2023, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue et Élisabeth Nardout-Lafarge ont longtemps été collègues.)

 

«Va savoir qui se souvenait de quoi.»

C’est un abécédaire, d’«Abitibi» à «Ysengrin», en passant par «Silence». L’épistolarité est partout : lettres, courriels, cartes postales, mots de condoléances, courrier du cœur, manuels de civilité, lettres de recommandation, cartes de vœux, invitations, etc. Il est question de langue à presque toutes les pages : mots, expressions, noms propres (lieux, personnes), surnoms et pseudonymes, accents, tics d’écriture, étymologies et «bribes de […] parole» (p. 195) font tourner «la machine de la mémoire» (p. 148), d’abord la familiale. Pierre Bergounioux, François Bon, Annie Ernaux et Pierre Michon sont cités — et le rapprochement va de soi. (Martine Sonnet y aurait été qu’on n’aurait pas été étonné.) Certaines phrases sont parfaitement cadencées : «“Quand même !” signalait chez elle [la mère] l’étendue de la bévue, de la faute, de l’offense, et le bien-fondé, la légitimité, l’évidence de sa réprobation» (p. 183).

Le Carnet d’inventaire d’Élisabeth Nardout-Lafarge — «je suis plus près aujourd’hui du bilan que du programme» (p. 150) —, c’est de la magnifique ouvrage, qui a tout pour ravir l’Oreille.

 

Référence

Nardout-Lafarge, Élisabeth, Carnet d’inventaire, Montréal, Leméac, 2023, 237 p.

Autopromotion 691

Alex Gagnon, les Déchirures, 2023, couverture

À ses heures perdues, l’Oreille tendue est éditrice conseil : elle a accompagné des livres aux Presses de l’Université de Montréal et chez Del Busso éditeur.

Paraît aujourd’hui, dans ce cadre, le plus récent ouvrage d’Alex Gagnon, les Déchirures. Essai sur le Québec contemporain.

 

Quatrième de couverture

Le Journal de Montréal et la «rectitude politique», Mathieu Bock-Côté et les visages contemporains de la gauche, l’affaire du «mot-en-n» et la liberté académique : cet essai braque les lumières de l’analyse du discours sur quelques-unes des polémiques passionnées qui marquent le Québec actuel.

Les polémiques et les débats publics sont comme des orchestres. Mais ce sont des orchestres sans chef où les instruments sont désaccordés, où les harmonies sont brisées par la dissonance et où les musiciens, qui exécutent en chœur des partitions différentes, cherchent à s’enterrer les uns les autres.

Alex Gagnon se met à l’écoute de cette cacophonie pour en saisir les notes, les gammes, les progressions et les refrains. Il décrypte les attitudes rhétoriques du conservatisme et du progressisme. Il décompose les dialogues de sourds pour en révéler les mécanismes. Il tente de comprendre les ressorts de la polarisation. Et c’est le fondement même de notre condition sociale que son exploration nous pousse finalement à interroger.

Alex Gagnon a reçu de nombreuses distinctions pour ses trois premiers livres : La communauté du dehors (PUM, 2016), Nouvelles obscurités (Del Busso, 2017) et Les métamorphoses de la grandeur (PUM, 2020). Il est chargé de cours, chercheur et essayiste. Ses travaux portent principalement sur l’histoire des imaginaires sociaux et des sensibilités.

 

Table des matières

Présentation

1. Le Journal de Montréal et la «rectitude politique». L’éclaireur et le curé

Sémantique du «gnangnan»

Rhétorique du coup de gueule

La force du vraisemblable

Un phare dans la nuit

L’art presque perdu de la circonspection

Deux solitudes

Le grand défoulement

2. Le «tempérament» antimoderne de Mathieu Bock-Côté. Le noble et l’infréquentable

«Ainsi donc». Un discours enthymématique

Autoportrait d’un conservateur

Lire ou ne pas lire Mathieu Bock-Côté ?

3. Le dominant, c’est l’autre. Le dissident et le fasciste

Anatomie d’un «manifeste»

Anatomie d’une réplique

Un «dialogue de sourds»

4. Quand dire, c’est taire. Essai en treize actes

Finale. Le conflit des représentations

Le monde social : un espace

L’espace social : classer et être classé

La lutte des classements : une polémique perpétuelle

Remerciements

 

Référence

Gagnon, Alex, les Déchirures. Essais sur le Québec contemporain, Montréal, Del Busso éditeur, 2023, 347 p.