Les zeugmes du dimanche matin et d’Éric Forbes

Éric Forbes, le Fugitif, le flic et Bill Ballantine, 2024, couverture

«D’où cette réticence qu’ont ces mâles alpha, débordant de testostérone et de mauvaise volonté, à obéir à ses ordres» (p. 22).

«Chénier le libère. Apeuré, Johnny se laisse choir sur le lit et ferme sa gueule, trop occupé à récupérer son souffle ainsi que sa dignité, tous deux égarés quelque part entre l’entrée de l’hôtel, où il faisait le guet, et la fenêtre de la chambre» (p. 113).

Éric Forbes, le Fugitif, le flic et Bill Ballantine, Montréal, Héliotrope, coll. «Noir», 2024, 274 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… François Hébert

François Hébert, le Rendez-vous, 1980, couverture

«Ses petits pas. Eugène s’efforçait de suivre son rythme, pour ne pas marcher sur ses talons. Une autre vieille dame le dévisageait quand ils entrèrent dans la salle à manger; elle croquait un sablé avec précaution pour ne pas faire de bruit et pour ne pas déplacer son dentier. Qui est cet intrus ? se demanda-t-elle. Rapport au clochard, je suppose. Ce que les filles vont tendre les oreilles quand Amanda Caouette va leur raconter tout ça.»

François Hébert, le Rendez-vous. Roman, Montréal, Quinze, coll. «Prose entière», 1980, 234 p., p. 84-85.

Accouplements 244

Mordecai Richler, Barney’s Version, 1997, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Mickey Haller, le héros de la série télévisée The Lincoln Lawyer, a été marié deux fois. Quand ses ex l’appellent, il est facile de les départager : c’est soit «First Wife», soit «Second Wife», qui s’affiche sur l’écran de son téléphone.

Barney Panofsky, le narrateur du fabuleux roman Barney’s Version de Mordecai Richler, a été marié trois fois. Sa deuxième femme s’appelle «the second Mrs. Panofsky».

Ces deux cas sont légèrement différents. Dans la série télévisée, sauf pour l’ordre (première, deuxième), les épouses de Mickey Haller sont sur le même pied : elles n’ont pas de nom (téléphonique). Chez Richler, Clara Charnofsky (la première) et Miriam Greenberg (la troisième) ont un nom, pas «the second Mrs. Panofsky». Ce n’était peut-être pas sa préférée.

P.-S.—Ne l’oublions pas : la mère de «the second Mrs. Panofsky» n’aime pas qu’on siffle à table.

 

Référence

Richler, Mordecai, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p. Paru en français sous le titre le Monde de Barney. Accompagné de notes et d’une postface de Michael Panofsky, Paris, Albin Michel, coll. «Les grandes traductions», 1999, 556 p. Traduction de Bernard Cohen. Édition originale : 1997.

Mémoires richardiennes de Montréal

En masse, «Vibrante Montréal», 2022, murale, MEM — Centre des mémoires montréalaises, détail

Maurice Richard est le plus célèbre joueur des Canadiens de Montréal — c’est du hockey. L’Oreille tendue a beaucoup écrit sur lui (voir ici).

Le visage de Richard orne plusieurs murs de Montréal : sur un restaurant, rue Ontario Est, et à l’intérieur d’un café-friperie, boulevard Saint-Laurent (); sur un immeuble de la rue Fleury, au siège social montréalais de la banque TD et dans l’enceinte de l’ancien Forum de Montréal (de ce côté-ci); dans deux hôtels montréalais (de ce côté-là).

Le MEM — Centre des mémoires montréalaises, le ci-devant Centre d’histoire de Montréal, accueille dorénavant ses visiteurs avec une murale du collectif En masse, «Vibrante Montréal» (2022). Au centre, en haut, on y voit Richard.

S’agissant de sport, il est entouré d’une enseigne du Forum, du logo des Canadiens, du stade olympique et du portrait d’un célèbre homme fort du Québec, Louis Cyr. Ce voisinage n’est pas étonnant. Dans une pièce de théâtre de 1976, Un pays dont la devise est je m’oublie, Jean-Claude Germain a en effet fait se rencontrer les deux hommes, même si c’est impossible : Cyr est mort en 1912, neuf ans avant la naissance de Richard.

Cette «grande gigue épique» en huit tableaux et deux épilogues fait dialoguer Berthelot Petitboire et Épisode Surprenant, comédiens ambulants dont les spécialités sont les «Sketches d’hiver» et les «Tableaux d’histoire du pays». De la Nouvelle-France au Québec des années 1950, ils rejouent des événements de l’histoire nationale. Les deux derniers tableaux et le deuxième épilogue font se côtoyer le célèbre hockeyeur et le non moins célèbre homme fort.

Le dramaturge fait d’abord discourir Louis Cyr sur sa propre difficulté à s’assumer en tant que légende vivante (septième tableau). Il fait ensuite entendre l’enregistrement d’une entrevue de Maurice Richard avec le commentateur Michel Normandin, puis monologuer un Richard furieux à cause de son double statut, de dieu lorsqu’il est sur la glace et d’«arriéré» dès qu’il la quitte (huitième tableau). Il organise finalement la rencontre des deux légendes nationales que sont Cyr et Richard (deuxième épilogue). Cyr se voit obligé de rassurer Richard sur sa valeur et de lui expliquer sa place dans l’imaginaire québécois. À une remarque de son interlocuteur — «Chus même pas sûr d’êtte encore un souvnir !» —, Cyr répond :

Toué un souvnir ? Même si tu voulais vieillir tranquille, ben au chaud dans les pages jaunies d’un album de vieilles photos pis d’découpures de presse… t’es pas un souvnir pis t’en seras jamais un !… T’es Mau-ri-ce Ri-chard !… Ç’avait jamais été… pis ça sra jamais !… Çé !… Pis çé là astheure pour tout ltemps !

Maurice Richard n’aurait pas de raison d’être inquiet en ce qui concerne l’Histoire : sa nature de mythe lui permettrait de s’éterniser dans un présent immobile («çé là astheure pour tout ltemps !»). Louis Cyr, lui, pourrait disparaître; de fait, c’était assez largement le cas avant que Paul Ohl ne lui consacre un livre en 2005. Maurice Richard n’est jamais disparu et il ne pourra pas disparaître.

Les murs de Montréal ne cessent de le répéter.

 

[Ce texte reprend des analyses publiées dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]

 

Références

Germain, Jean-Claude, Un pays dont la devise est je m’oublie. Théâtre, Montréal, VLB éditeur, 1976, 138 p.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Ohl, Paul, Louis Cyr, une épopée légendaire, Montréal, Libre expression, 2005, 632 p. Ill.

Benoît Melançon, les Yeux de Maurice Richard, éd. de 2012, couverture

Le zeugme du dimanche matin et de Marco Micone

Corbeil, Jean-Pierre, Richard Marcoux et Victor Piché (édit.), Le français en déclin ?, 2023, couverture

«Très tôt, j’avais été captivé par les récits de grand-père relatant ses traversées atlantiques et son long séjour à Montréal, au début du siècle, d’où il rapporta la dot pour ses filles, quelques mots de français estropiés et la conviction que ceux qui les lui avaient appris étaient aussi pauvres que nous. C’est ce que conclut aussi le maître d’école lorsque, à la veille de mon départ, il déploya la mappemonde devant la classe, à la recherche de Montréal.»

Marco Micone, «Langue et immigration», dans Jean-Pierre Corbeil, Richard Marcoux et Victor Piché (édit.), Le français en déclin ? Repenser la francophonie québécoise, Montréal, Del Busso éditeur, 2023, 459 p., p. 449-456, p. 449.

P.-S.—La table des matières de cet ouvrage collectif se trouve ici.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)