Se méfier épistolairement

Enveloppe publicitaire comportant la photo de Maurice Richard

La correspondance, dans sa forme la plus usuelle, suppose une enveloppe contenant une lettre. Cette enveloppe est, en soi, un message, qui incite à lire, ou pas.

Albin de la Simone, dans sa chanson «J’aime lire» (Bungalow !, 2018), sait le potentiel explosif de la lettre reçue.

Mais non
Je ne l’ouvrirai pas
Je la laisserai là
Cachetée silencieuse
Je ne risquerai pas
Je ne la lirai pas
Je la laisserai là
Grenade silencieuse
Je ne risquerai pas

La menace n’est pas moindre grande dans le roman la Classe de madame Valérie de François Blais (2013) :

[Justine Trudel] mit le chandail sur un cintre et le rangea dans le placard. En passant la main dessus pour le défroisser, elle constata qu’il y avait un papier dans la poche kangourou. Une enveloppe, avec son prénom écrit dessus. L’écriture de Noémie. Justine grimaça comme si elle avait mordu dans un citron. Elle avait pourtant insisté dans sa lettre sur le fait qu’elle ne souhaitait aucune réponse, que tout était dit. Pourquoi faire traîner les choses ainsi ? Mais pouvait-on mettre fin à une histoire d’amour comme cela, congédier l’autre sans lui accorder un droit de réplique ? Justine décida que oui. Elle chiffonna l’enveloppe et la lança dans sa corbeille puis, songeant qu’elle ne pourrait pas résister à la tentation d’aller la récupérer dans un moment de faiblesse, elle la déchira plutôt en petits morceaux, qu’elle alla jeter dans la toilette. Elle tira la chasse.

Albin de la Simone et François Blais auraient-ils lu Diderot ?

Le 17 ou le 18 décembre 1772, recevant une lettre de son frère le chanoine et sachant qu’ils ne se trouvent pas, l’un et l’autre, du même côté du bénitier, Diderot entreprend de lui répondre directement sur l’enveloppe, sans même la décacheter :

M. l’abbé, si j’étais sûr de retrouver mon frère dans cette lettre, je l’ouvrirais et je ne la lirais pas sans verser des larmes de joie. Mais j’aime mieux vous la renvoyer toute cachetée, et m’épargner deux peines; l’une, d’entendre et l’autre de répondre des choses déplaisantes (Correspondance, éd. Versini, p. 1152).

Maître herméneute, Diderot épistolier s’arroge le droit de ne pas lire. Sûr de son fait, il fait fi, comme le feront Albin de la Simone et François Blais, d’un des aspects constitutifs de tout pacte épistolaire : reconnaître à l’autre le droit d’exister par l’écriture.

P.-S.—L’Oreille tendue a déjà abordé la question de l’enveloppe, et cité le texte de Diderot, dans un texte de son «Cabinet des curiosités épistolaires» (2016).

 

Références

Blais, François, la Classe de madame Valérie. Roman, Québec, L’instant même, 2013, 400 p. Édition numérique.

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 42, 2016, p. 151-153. [Histoires d’enveloppes]

Maurice Richard dans le journal

Chaussettes à l’image de Maurice Richard

Depuis bientôt trente ans, l’Oreille tendue s’intéresse aux discours entourant Maurice Richard, le plus célèbre joueur des Canadiens de Montréal — c’est du hockey. (Voir ici.)

Plus de deux décennies après sa mort, elle est toujours frappée par la présence de Richard dans l’espace public. Le plus récent exemple ? La Presse+ du 25 février 2024.

Sous le titre «Quels sont les trois athlètes (morts ou vivants) avec qui vous aimeriez passer une soirée ?», deux des journalistes du quotidien évoquent le Rocket.

Simon-Olivier Lorange : «Maurice Richard et Mario Lemieux, assurément. Personne n’incarne davantage pour moi l’idée d’un héros. Le premier pour ses accomplissements et tout ce qu’il incarne pour le Québec francophone, évidemment. Et le deuxième parce qu’il a été, tout simplement, le meilleur joueur de l’histoire de la LNH. Je suis navré pour ceux qui pensent le contraire, on ne s’entendra pas.»

Jean-François Tremblay : «Au Québec, peu de personnages me fascinent autant que le Rocket, pour tout ce qu’il a représenté malgré lui. Les années l’ont érigé à un statut presque mythique, on parle de ses exploits comme de ceux du bûcheron Jos Montferrand, du soldat Léo Major ou de l’homme fort Louis Cyr. Ce serait un délice d’entendre les vraies histoires de sa voix.»

«Héros» ou «mythe», cela se discute (l’Oreille a écrit un livre là-dessus), mais l’importance de Richard au Canada est indéniable. S’agissant de Mario Lemieux comme «meilleur joueur de l’histoire de la LNH», cela va de soi, bien sûr.

Chantal Guy, pour sa part, publie un entretien avec Ann-Renée Desbiens, «La grande muraille de Charlevoix». Le numéro 9 y apparaît deux fois.

Qui sont «les trois joueuses ou joueurs» que Desbiens aimerait «réunir autour d’une table» ? «J’aimerais voir les différences entre les années. J’irais avec des Québécois : Maurice Richard, Danielle Goyette et Marie-Philip Poulin.» Comme Jean-François Tremblay, la cerbère de la nouvelle équipe de hockey féminin de Montréal rappelle combien la comparaison est un procédé récurrent dans le processus de mythification.

Chantal Guy contribue, involontairement, à ce processus de mythification  : «Quand Ann-Renée Desbiens m’explique les obstacles qui ont toujours miné le parcours des hockeyeuses au pays, je ne peux m’empêcher de penser à Maurice Richard, qui avait une job le jour et jouait au hockey le soir.» Cette affirmation est approximative : sauf peut-être au tout début de sa carrière professionnelle, Maurice Richard n’a pas occupé d’emploi le jour pour ensuite jouer au hockey le soir. Il est vrai, en revanche, qu’il a souvent occupé un emploi l’été, une fois que sa saison était terminée.

On ne prête qu’aux riches.