De bon ou de mauvais fil

Françoise Major, le Nombril de la lune, 2018, couverture

S’agissant des états (d’âme) des êtres animés, le français de référence connaît l’expression filer un mauvais coton : «être dans une situation dangereuse (au physique : santé; ou au moral : situation, réputation)» (le Petit Robert, édition numérique de 2014).

Le français du Québec, influencé par l’anglais, utilise beaucoup le verbe filer, avec un adverbe ou un attribut — «Et quand ça ne filera pas, je serai là, tout près» (Revers, p. 112); «Si j’avais pas filé aussi mal après avoir dit ça, j’aurais été pas mal fière d’avoir atteint mon but» (Et au pire, on se mariera, p. 70); «je filais tellement seul» (Chercher Sam, p. 14) — ou avec un complément introduit par comme — «Ils filent comme un condamné qui aurait vomi son dernier repas» (Chercher Sam, p. 95).

La proximité avec l’anglais to feel est évidente dans la nouvelle «Panem et circenses» de Françoise Major : «Il devait feeler content d’être là […]» (le Nombril de la lune, p. 152).

 

Références

Bienvenu, Sophie, Et au pire, on se mariera. Récit, Montréal, La mèche, 2011, 151 p.

Bienvenu, Sophie, Chercher Sam. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2014, 169 p.

Huglo, Marie-Pascale, Revers, Québec, L’instant même, 1998, 142 p.

Major, Françoise, le Nombril de la lune. Nouvelles, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 276 p.

C’est affaire de points de vue

Françoise Major, le Nombril de la lune, 2018, couverture

En 2013, l’Oreille tendue avait été séduite par les nouvelles du premier recueil de Françoise Major, Dans le noir jamais noir. Dans un texte intitulé «Les deux côtés de la braguette», elle avait souligné, notamment, l’art du changement de point de vue chez Major.

Plaisir de lecture renouvelé avec le recueil le Nombril de la lune, paru en 2018. Dans «Mauro was here», on a droit à deux points de vue, dans «Pain des morts et mandarines», à trois, dont un particulièrement peu rassurant.

Toutes les nouvelles se déroulent au Mexique, d’où un constant brassage des langues (espagnol, anglais, français, avec plusieurs mots de la langue populaire du Québec). Le glossaire final est nécessaire — et amusant (Aguachile : «c’est boooon» [p. 269]; Guajolota : «c’est bien bon» [p. 272]; Pinche : «pinche de glossaire» [p. 275]).

La langue est souvent crue. Plusieurs nouvelles sont violentes, qu’il s’agisse de violence psychologique («Fancy Murène»), quotidienne («Hoy por mí, mañana por ti», «Un feu follet», «Cinq haïkus ecatepunkenses», etc.), de classe («Deux oiseaux, un chemin», texte découpé en cinq séquences), politique (la glaçante «Numéro 140301751»), familiale («Socorro», «La suegra»), géologique («Terremotos»), mythologique («Le nombril de la lune»). Les collectionneurs de scènes de contacts sexuels dans les moyens de locomotion — l’Oreille en est — apprécieront «Agarre lo que le agrade», en métro.

Pour finir, une phrase tirée de «Le Noël chez Lalo» : «Elle m’a souri, c’était beaucoup de dents d’un coup» (p. 173).

 

Références

Major, Françoise, Dans le noir jamais noir. Nouvelles, Montréal, La mèche, 2013, 127 p.

Major, Françoise, le Nombril de la lune. Nouvelles, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 276 p.

Melançon, Benoît, «Faire catleya au XVIIIe siècle», Études françaises, 32, 2, automne 1996, p. 65-81. https://doi.org/1866/28660

L’oreille tendue de… Françoise Major

Françoise Major, le Nombril de la lune, 2018, couverture

«À quelques mètres, un drapeau à l’effigie du pape, différent de celui qu’elles avaient déjà, titillait son âme de collectionneuse. L’enfant partit en quête du vendeur pour satisfaire la volonté maternelle, pendant que le soliloque déviait vers le réconfort, l’éclaircissement que procurait une vie dans la Vérité, “… de la tristesse pour ceux qui s’y refusent, de la tristesse, oui, ils n’auraient qu’à tendre l’oreille, ouvrir les yeux et le cœur à la parole de Dieu, ay sí, pobrecitos”.»

Françoise Major, le Nombril de la lune. Nouvelles, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 276 p., p. 44-45.

 

[Complément du 7 janvier 2019]

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 7 janvier 2019.

L’animal de la peur

Marie-Élaine Guay, Castagnettes, 2018, couverture
Soit une phrase tirée du recueil d’histoires de Raymond Bock, Atavismes (2011) : «Chaque fois que les portes de l’ascenseur ouvrent, j’ai la chienne» (p. 193).

Soit le vers suivant, de Castagnettes, le recueil de poésie récent de Marie-Élaine Guay : «j’ai la chienne d’eux de l’automne du sable qui engouffre» (p. 25).

Avoir la chienne : avoir peur. Le titre de poème de Marie-Élaine Guay dont provient ce vers ne laisse aucun doute : «frousse».

 

Références

Bock, Raymond, Atavismes. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 03, 2011, 230 p.

Guay, Marie-Élaine, Castagnettes. Poésie, Montréal, Del Busso éditeur, 2018, 76 p. Ill.

Extrémité inattendue

Maxime Raymond Bock, les Noyades secondaires, 2017, couverture

Nous avons déjà eu l’occasion — souvenez-vous — de nous interroger sur le nombre de bout(s) du cierge et de la v(V)ierge.

Une interrogation de même nature, mais en matière fécale, serait possible.

Soit la phrase suivante, tirée des Noyades secondaires, de Maxime Raymond Bock (2017) :

L’Union des artistes était là au grand complet, des chroniqueurs Arts et Spectacles, trois-quatre écrivains qui se prenaient pour le bout de la marde, il neigeait de la coke, t’aurais dû voir le party (p. 254).

La marde — voyez ici et — aurait donc, elle aussi, (au moins) un bout.

Laissons de côté les images suscitées par une expression comme celle-là et attachons-nous à son sens.

Dans la phrase ci-dessus, le bout de la marde a une dimension fruitière implicite : qui se prend pour le bout de la marde, en effet, ne se prend pas pour la queue d’une cerise / de la poire. Voilà une personne qui a une haute opinion d’elle-même.

L’expression marquerait aussi l’étonnement, d’où la traduction offerte dans l’ouvrage Canadian French for Better Travel (2011) : «Cé l’boutte d’la marde ! / Now I’ve seen it all !» (p. 45)

Léandre Bergeron propose encore autre chose en 1980 : «C’est décourageant. C’est désespérant» (p. 310).

Une chose est sûre : une limite a été atteinte. Ne la dépassons par aucun bout.

 

[Complément du jour]

Ce tweet l’atteste : la queue de cerise des uns est la boisson gazeuse sans gaz (le seven up flat) des autres.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Corbeil, Pierre, Canadian French for Better Travel, Montréal, Ulysse, 2011, 186 p. Ill. Troisième édition.

Raymond Bock, Maxime, les Noyades secondaires. Histoires, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 369 p.