Divergences transatlantiques 063

Éric Plamondon, Aller aux fraises, 2021, couverture

Soit la phrase suivante, tirée de la nouvelle «Cendres» que vient de faire paraître Éric Plamondon :

Quand il avait fini de souper après son shift au moulin à veneer, Finger venait s’en jeter quelques-unes dans le dalot (p. 52).

Qu’est-ce que ce dalot ?

Il ne s’agit pas (tout à fait) de ceux dont parle le Petit Robert (édition numérique de 2018) : «Trou dans la paroi d’un navire, au-dessus de la flottaison, pour l’écoulement des eaux»; «Petit aqueduc en maçonnerie pratiqué dans un remblai pour l’écoulement des eaux.»

Ni de celui, lié à l’univers trépidant du bowling, présent dans Usito : «Creux, dépression qui reçoit une boule ayant quitté la piste de jeu avant d’atteindre les quilles.»

Notre dalot a bel et bien à voir avec le liquide, mais pas seulement les eaux. Dans s’en jeter quelques-unes dans le dalot ou dans se rincer le dalot, il relève du vocabulaire de l’imbibition.

On l’aura compris : ce dalot, comme tout gosier qui se respecte, est proche de la dalle et du gorgoton.

Santé !

 

Référence

Plamondon, Éric, «Cendres», dans Aller aux fraises. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 159, 2021, 106 p., p. 41-73.

Divergences transatlantiques 062

Chaussettes, détail

Qu’ils aient ou non besoin de fibres, les lecteurs québécois de l’Oreille tendue savent qu’ils peuvent manger leurs bas.

Ils savent aussi que, pour se détendre, ils ont le droit de se promener en pieds de bas. Exemple journalistique dans le quotidien le Devoir d’hier : «Les adieux de Terry DiMonte, l’animateur rock en pieds de bas.» Explication : «Chaque matin, en mettant les pieds dans les studios de [la station de radio] CHOM, coin Papineau et René-Lévesque, Terry DiMonte vide ses poches, retire sa montre, puis enlève ses chaussures.»

Exemples littéraires : dans le Sort de fille, on se promène «en pieds de bas» (p. 115); dans Six degrés de liberté, on «fait la file en pieds de bas» (p. 337).

Que dit le Petit Robert de cette pratique ? «Pied de bas : partie du bas qui recouvre le pied. Marcher en pieds de chaussettes, sans chaussures» (édition numérique de 2018).

Usito réconcilie tout le monde : «être en pieds de bas, de chaussettes».

À votre service.

P.-S.—On peut faire plus paradoxal (avec chaussettes, mais comme si pas) : être nu bas.

 

Références

Delisle, Michael, le Sort de Fille. Nouvelles, Montréal, Leméac, 2005, 120 p.

Dickner, Nicolas, Six degrés de liberté, Québec, Alto, 2015, 380 p.

Claude Provost (1933-1984)

Portrait de Claude Provost

Claude «Jos» Provost a été ailier droit pour les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — de 1955 à 1970. Ceux qui se souviennent encore de lui ont à l’esprit l’image d’un joueur appelé à couvrir les meilleurs joueurs de l’équipe adverse, notamment Bobby Hull, dont il était «l’ombre». Aujourd’hui, on dirait peut-être de lui que c’est un «plombier».

Malgré l’oubli relatif dans lequel il est tombé, il a eu une belle carrière : neuf coupes Stanley, dont cinq de suite; première équipe d’étoiles de la Ligue nationale de hockey en 1964-1965; trophée Bill-Masterton en 1967-1968; participation à onze matchs des étoiles de la LNH. Il a côtoyé de très grands joueurs : Maurice Richard, Jean Béliveau, Jacques Plante, Doug Harvey, Henri Richard (dont Provost a été très proche, comme le rappellent Denis Richard et Léandre Normand).

La culture s’est peu souvenue de lui : pas de chanson, aucune bande dessinée, peu de films (Peut-être Maurice Richard, 1971). Les prosateurs ont à peine été moins chiches. Provost fait une apparition dans Arvida, de Samuel Archichald (p. 221). Claude Dionne, en 2012, se souvient, sans le nommer, du joueur qui «se dégantait, comme la bigote avant de plonger le bout de ses doigts dans le bénitier de marbre, et se signait maladroitement avant de poser le patin sur la glace» (p. 36). Chez Marc Robitaille, on apprend qu’il fumait le cigare (p. 26). Il donne son nom au personnage principal de la Surface de jeu (2020).

En fait, Claude Provost n’avait plus qu’un seul vrai fan : l’écrivain, anthropologue, conférencier et homme de radio Serge Bouchard. Dans son plus récent recueil de textes, Un café avec Marie (2021), Bouchard consacre un texte à Provost, «Le chandail numéro 14 des Canadiens de Montréal» (p. 30-32), texte qu’il a d’abord lu à l’émission C’est fou… L’éloge est absolu : «Son visage inoubliable devrait se retrouver en trois dimensions au plafond du centre Bell. C’est lui, le vrai fantôme du Forum, la gueule du sacrifice, la gueule du gagnant» (p. 32). Provost était petit, massif, travaillant, fier — comme Serge Bouchard.

Serge Bouchard vient de mourir. Il va manquer à l’Oreille tendue.

P.-S.—Voir aussi «Claude Provost», dans Les corneilles ne sont pas les épouses des corbeaux (2005) :

Le joueur de hockey de ma jeunesse, c’était Claude Provost, le numéro 14 des Canadiens. Il n’était pas grand, il n’était pas gros. Éloge du tocson, du plus large que long, jambes arquées, larges épaules, tête frisée, nez brisé et un cœur gros comme un tour du chapeau. Il n’était même pas beau, mon Claude Provost. Il jouait dans l’ombre des plus grandes légendes. Il boitait plus qu’il ne patinait. C’était pourtant le dieu des cols bleus sur la patinoire du Forum (p. 131).

 

[Complément du 3 janvier 2023]

Ajoutons Martin Sasseville aux fans de Provost. Dans une de ses contributions pour le Meilleur de La vie est une puck, il rend hommage à la fois au joueur de hockey et à Serge Bouchard : «Est-ce que Claude Provost, ancien coéquipier de Jean-Claude Tremblay, ne serait pas plutôt ce plus grand joueur oublié de l’histoire ?» (p. 215)

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Beauchemin-Lachapelle, Hugo, la Surface de jeu. Roman, Montréal, La Mèche, 2020, 276 p.

Bouchard, Serge, Les corneilles ne sont pas les épouses des corbeaux, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2005, 272 p.

Bouchard, Serge, Un café avec Marie, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2021, 270 p.

Dionne, Claude, Sainte Flanelle, gagnez pour nous ! Roman, Montréal, VLB éditeur, 2012, 271 p.

Gravel, Mathieu, Étienne Hallé, Benoit Harbec et Martin Sasseville, le Meilleur de La vie est une puck. Une collection de quelques-uns des meilleurs textes, billets, articles ou niaiseries parus sur le blogue La Vie Est Une Puck depuis sa création en 2009, (s.l.), La vie est une puck, 2022, 284 p. Ill.

Richard, Denis, en collaboration avec Léandre Normand, Henri Richard. La légende aux 11 coupes Stanley, Montréal, Éditions de l’Homme, 2020, 234 p. Ill. Préface de Ronald Corey. Avant-propos de Léandre Normand.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Le zeugme du dimanche matin, de Poe et de Baudelaire

Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, éd. de 1965, couverture

«At Paris, just after dark one gusty evening in the autumn of 18–, I was enjoying the twofold luxury of meditation and a meerschaum, in company with my friend, C. Auguste Dupin, in his little back library, or book-closet, au troisième, No. 33 Rue Dunôt, Faubourg St. Germain

Edgar Allan Poe, «The Purloined Letter», dans The Collected Tales and Poems of Edgar Allan Poe, New York, Modern Library, 1992, p. 208. Édition originale : 1844.

 

Traduction de Baudelaire : «J’étais à Paris en 18… Après une sombre et orageuse soirée d’automne, je jouissais de la double volupté de la méditation et d’une pipe d’écume de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite bibliothèque ou cabinet d’étude, rue Dunot, no 33, au troisième, faubourg Saint-Germain.»

Edgar Allan Poe, «La lettre volée», dans Histoires extraordinaires, traduction de Charles Baudelaire, chronologie et introduction par Roger Asselineau, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 39, 1965, 306 p., p. 89-108, p. 89. Édition originale : 1856.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Le monde ne reste pas le même

Publicité de Loto-Québec, 2012

La publicité de Loto-Québec est fort connue : «Ça change pas le monde, sauf que…» Autrement dit : ça change le monde.

La locution sauf que est désormais omniprésente au Québec, non plus seulement pour introduire une proposition subordonnée, mais pour commencer une phrase.

Les journalistes sportifs le font — «Sauf que le Canadien perdait 3 à 1, et que sur les trois buts accordés par Théodore, deux étaient douteux» (la Presse, 20 février 2001) — aussi bien que les écrivains — «Sauf que, parfois, pour se dire les vraies choses, on a besoin d’une table avec vue imprenable sur la ville, un service impeccable et une carte raffinée» (Matamore no 29, p. 139); «Sauf que c’est un cours de philosophie» (le Charme discret du café filtre, p. 112).

Au lieu de marquer la subordination, sauf que marque désormais, très fréquemment, la conjonction.

C’est comme ça.

P.-S.—Oui, l’Oreille tendue aurait dû écrire ce texte il y a longtemps. Elle s’en veut de cet oubli, au point de s’en mordre les lobes.

 

Références

Farah, Alain, Matamore no 29. Mœurs de province, Montréal, Le Quartanier, 2008, 208 p.

Panneton, Amélie, le Charme discret du café filtre. Nouvelles, Montréal, Éditions de la Bagnole, coll. «Parking», 2011, 158 p.