Accouplements 207

Patrice Desbiens, Fa que, 2023, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Patrice Desbiens, «Canicule», dans Fa que, Montréal, Mains libres, 2023, 69 p., p. 25.

les longs reculons
des camions de livraison
résonnent et tonnent
dans la chaleur cruelle
de la ruelle

Paul Verlaine, «Chanson d’automne», dans Poèmes saturniens, 1866.

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone

 

P.-S.—Le recueil de Desbiens contient un poème intitulé «Verlaine» (p. 49).

Échouer à Paris

Yan Hamel, Paris en miettes, 2023, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue et Yan Hamel ont collaboré à quelques reprises, ici ou . Et elle a parlé d’un de ses précédents livres.)

Quelles sont les conséquences, dans douze romans québécois, du «face-à-face de la capitale française et de la psyché québécoise» (p. 128) ? Que ressort-il de la confrontation de Paris et de personnages romanesques du cru ? C’est, affirme Yan Hamel dans Paris en miettes (2023), la cata. Dans cet essai, il recense avec gourmandise les déconvenues en série de ceux qui s’aventurent hors de la Belle Province. On a généralement plaisir à le suivre, mais pas toujours : c’est moins une affaire de contenu que de forme.

Hamel découpe les romans de son corpus (liste ci-dessous) en citations et événements, qu’il regroupe thématiquement : la fenêtre (p. 92-93); la défécation (p. 100-102); la Seine et ses cadavres (p. 112-115); les arbres (p. 191-197); etc. L’hypothèse de lecture est forte : pour les personnages québécois installés, même brièvement, à Paris, les choses vont mal, de plus en plus mal, et — surtout — elles sont dites avec les mêmes mots d’un auteur à l’autre (p. 39-40). Dans un séminaire de maîtrise ou de doctorat en études littéraires, on embêterait l’auteur avec des questions sur les «critères de constitution de son corpus». Le reproche serait mauvais : Paris en miettes n’est pas une thèse, mais une «courtepointe» (p. 45), «un sampling» (p. 43) ou un «lèche-vitrine saccageur» (p. 201), doublés d’un pamphlet et d’un autoportrait.

Le verdict est sans appel : «Nous sommes Québécois, cette créature mal situable dont les humains à part entière auraient préféré n’avoir jamais rien su» (p. 84-85). Masochiste, le personnage des romans parisiens venus du Québec se complaît dans «la douleur issue de cette seule blessure, qui s’aggrave avec bonheur : la conscience morose de ses insuffisances» (p. 68). Parmi les passages les plus cruels et les mieux vus, il y ceux sur la langue, moins sur sa faiblesse supposée que sur son incapacité à (faire) véritablement entendre l’autre (p. 149-151).

À côté de ses analyses (en prose, parfois au «vous»), le «je» offre des textes en vers (au «tu») eux aussi plein de bile; à leur tour, ils mêlent sans se gêner les registres de langue. C’est un intellectuel qui parle de lui (p. 76-78) et de ses congénères, et la critique et l’autocritique ne lui font pas peur, bien au contraire (p. 50, p. 103-104, p. 126-127). Il n’est tendre ni envers lui-même ni envers les autres. Ses parents sont décrits comme «des anti-intellectuels white trash, forcenés et crapuleux» (p. 202). S’il propose une relecture du poème Speak white, de Michèle Lalonde, c’est pour la conclure sur ces mots : «avec votre langue déliée / à la façon / d’André Gide / et de / Gabriel Matzneff» (p. 162). Paris en miettes serait «un livre provincial, comme, du reste, tous ceux de notre littérature» (p. 46).

L’alacrité rageuse de Yan Hamel emporte d’abord l’adhésion — si l’on est, comme lui, de mauvaise foi, ce qui est souhaitable —, mais il arrive qu’elle fasse défaut au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture. Les regroupements thématiques sont convaincants, mais leur présentation manque de variété. Les allusions à la critique universitaire visent les happy few (p. 30, p. 40, p. 41, p. 81, p. 91, p. 95, p. 190). Quand il est question de genre (au sens de gender), le ton est bien conservateur (p. 94-96, p. 140, p. 191). Plus l’Oreille vieillit, moins elle comprend pourquoi ses collègues aiment tant parler, ainsi que le fait Hamel, de subversion — comme si la littérature pouvait être subversive !

Cela étant, Paris en miettes est roboratif, car «Paris reste la seule [ville] qui, de l’extérieur, nous amène à vraiment penser le Québec, à réfléchir sur ce que nous pouvons être, spécifiquement, à l’échelle mondiale» (p. 202). On n’a pas fini de se colletailler avec elle.

P.-S.—Page 101, l’Oreille tendue a pleuré toutes les larmes de son corps : pour éviter ce déluge, il aurait été bon de ne pas confondre glaciaire et glacière. Elle s’était auparavant posé une question typographique : pourquoi diantre faudrait-il mettre le mot pet en italique (p. 53) ? Pour faire pendant à flushés ? Siller aurait été un meilleur choix que ciller (p. 137).

P.-P.-S.—Le corpus, donc : Gabrielle Roy, la Montagne secrète, 1961; Marie-Claire Blais, Une liaison parisienne, 1975 et les Nuits de l’Underground, 1978; Michel Tremblay, Des nouvelles d’Édouard, 1984; Anne Hébert, l’Enfant chargé de songes, 1992 et Est-ce que je te dérange ?, 1998; France Daigle, Pas pire, 1998; Gail Scott, My Paris, 1999; Jacques Poulin, les Yeux bleus de Mistassini, 2002; Jacques Godbout, le Concierge du Panthéon, 2006; Victor-Lévy Beaulieu, Bibi, 2009; Hélène Frédérick, Forêt contraire, 2014.

 

Référence

Hamel, Yan, Paris en miettes, Montréal, Boréal, coll. «Liberté grande», 2023, 205 p. Ill.

C’est Noël ? Lisez !

Madame Riccoboni, Histoire de M. le marquis de Cressy, éd. de 2009, couverture

L’Oreille tendue, fouillant dans ses (re)lectures de 2022, propose quatre titres.

Baglin, Claire, En salle. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2022, 158 p.

Deux récits alternés : une jeune femme se souvient de son enfance dans un milieu modeste; la même jeune femme travaille maintenant dans un fastfood. Claire Baglin, dont c’est le premier roman, rend avec une acuité particulièrement forte ce qu’est aujourd’hui le monde du travail, sa violence, sa langue.

En savoir plus ici.

Fritz, Marianne, le Poids des choses. Roman, Montréal, Le Quartanier, «Série QR», 173, 2022, 143 p. Traduction de Stéphanie Lux. Suivi de «Marianne Fritz» par Adrian Nathan West. Édition originale : 1978.

Ça, c’est vraiment très fort : drôle et violent, stylistiquement déroutant

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

«je pense souvent à vous
à moi dans la continuité de vous
au curieux maillage de nos voix
dans l’écho de vous» (p. 35)

Riccoboni, madame, Histoire de M. le marquis de Cressy, Paris, Gallimard, coll. «Folio 2 €», série «Femmes de lettres», 4877, 2009, 129 p. Édition établie et présentée par Martine Reid. Édition originale : 1758.

Notamment, mais pas seulement, pour la malice de la scène finale.

Et trois encore, en d : Monument national. Roman, de Julia Deck; Là où je me terre. Roman, de Caroline Dawson; Cyclorama, de Laurence Dauphinais.

Lire Gilles Cyr

Gilles Cyr, Voix riches voix sèches, 2022, couverture

«le recueil annoté sans lourdeur
ne ruine pas les prunelles»

L’Oreille tendue rassemble ses notes de lecture dans une base de données.

L’Oreille tendue vient de lire avec plaisir le plus récent recueil du poète Gilles Cyr.

Qu’a-t-elle noté de Voix riches voix sèches dans FileMaker ? Ceci, brut.

Scènes croquées, de la Crète (sections I et II) à des endroits plus familiers. Autodérision (12, 15, 24, 26, 31, 32, 35, 39, 61, 64, 70, toute la section V et toute la section VI). «je m’attarde sur les ambiances» (15). Understatement : «peu sujets à passer inaperçus / les fromages sont excellents» (16). Contre le tourisme de masse : 20, 23. «un texte / s’alarmant sur des riens» (21). Voyage en Crète à deux. Insuffisance des mots à dire le monde (37). Poésie au je. Travail de la nature contre travail des hommes (40, 67). Actualité involontaire : «midi vaches partout» (43). Poésie concrète, matérielle (47-48). Une page = un poème (commençant par une majuscule, sans point final; autrement, seuls les noms propres ont des majuscules). Vacuité des entreprises humaines, durant une réunion (section III) : «Les choses ne tournent pas rond / c’est hyper déprimant» (52). «du coup» (16). Faune, flore. Narquois. Bibi = le poète (70) ? Image forte de la campagne : «un champ de pneus sépare aussi» (70). Une poésie qui ne se prend pas au sérieux, mais qui prend les matières du monde au sérieux (section IV). Les sections V et VI portent sur la poésie, sur la littérature — son écriture, sa lecture, son interprétation : «à toux performative / écriture enrouée» (83); «des périodiques ombrageux / ont expédié leurs comptes rendus» (88); «un essai bien troussé / cela se laisse découvrir» (89); «le recueil annoté sans lourdeur / ne ruine pas les prunelles» (90); «selon le vocabulaire désastreux / généralement en vigueur» (98). Poésie sur la poésie, sur le livre. Quelques allusions à la traduction (94, p. ex.).

Avec quels descripteurs ?

Québec
Poésie
Grèce
Crète
Humour
Icare (71)
Posture (95)

Voilà. Vous savez tout.

 

Référence

Cyr, Gilles, Voix riches voix sèches, Montréal, L’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2022, 105 p.

 

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