Accouplements 112

Michel Gay, Ce sera tout, 2018, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Roubaud, Jacques, Poésie, etcetera : ménage, Paris, Stock, coll. «Versus», 1995, 282 p.

«je suis un poète qu’on dit formaliste» (p. 58).

Gay, Michel, Ce sera tout. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2018, 161 p. Ill.

«Je m’étonne qu’il faille rappeler un tel principe à un auteur “spécialiste du minimalisme”, si j’en crois certains on-dit» (p. 106 n. 78).

Il paraît difficile de se dire, soi-même, minimaliste.

Poésies printanières

François Pelletier et Paul Marion, Poetry Face Off. Poésie des séries, 2008, couverture

«art can survive on ice»

En 2002, puis de nouveau en 2004, le poète québécois François Pelletier et le poète états-unien Paul Marion se sont lancé un défi. Les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — étaient alors opposés, en séries éliminatoires, aux Bruins de Boston. Si les Canadiens gagnaient un match, Marion, un partisan lowellien des Bruins, avait perdu : il devait écrire un poème. Inversement, si les Bruins gagnaient, c’est Pelletier qui devait s’y coller. Comme il était prévisible (à l’époque), Marion écrivit plus que son collègue (huit poèmes contre cinq).

Ces poèmes furent d’abord publié dans «le carnet de santé mensuel littéraire et graphique» (p. 5) Steak haché (numéros 48 et 49, avril et mai 2002; numéro 72, avril 2004). Ils ont été repris en recueil en 2007, puis dans une «seconde édition» en 2008, avec des dessins inédits de Pascal Picher.

Les poèmes sont majoritairement en anglais. On y trouve les lieux communs liés aux représentations du hockey. Le hockey est une religion montréalaise (p. 13, p. 39). La coupe Stanley, remise annuellement au champion de Ligue nationale de hockey, est l’équivalent du Graal (p. 5, p. 27). Les Canadiens se passent un «flambeau» avec leurs «bras meurtris» (p. 13, p. 27). Il y a des fantômes au Forum de Montréal :

O Gods of the snowy country and
the land of the lost referendums
sent us the phantoms of the Forum,
our Antic Flying Heroes (p. 25)

On le voit par l’allusion aux deux référendums sur l’indépendance nationale («lost referendums»), l’actualité politique est présente dans les poèmes (p. 35), de même que l’internationale (p. 19, p. 33).

Les grandes figures du passé de chacune de ces «two hockey city-states» (p. 7) y sont. Pour les bons : Maurice Richard, Jean Béliveau, Guy Lafleur. Pour les autres : Bobby Orr, Phil Esposito, Gerry Cheevers. En revanche, les vedettes de 2002 et de 2004, sans être complètement oubliées aujourd’hui, n’ont pas du tout le même statut : José Théodore et Richard Zednik, pour Montréal; Joe Thornton et Patrice Bergeron, pour Boston. Malgré l’animosité entre les deux équipes, la violence est relativement peu évoquée par les deux «literary ambassadors» (p. 7) qu’étaient Pelletier et Marion : «Big Fast Bruins Are Better Than the Big Bad Bruins» (p. 13).

Les Canadiens de 2017-2018 sont éliminés depuis longtemps. (Pas les Bruins.) Le printemps sportif montréalais ne sera pas poétique. On peut le déplorer.

P.-S.—«Tabernacle» (p. 15) ? Non.

 

Référence

Pelletier, François et Paul Marion, Poetry Face Off. Poésie des séries, Montréal, Steak haché, 2008, 41 p. Ill. Préfaces de Jack Drill (pseudonyme de Richard Gingras) et de Paul Marion. Dessins de Pascal Picher. Seconde édition.

«Blessures sportives du cœur»

Stéphane Picher, le Combat du siècle, 2018, couverture

«Le combat du siècle est celui
des fils et des pères»

Le Combat du siècle : un fils, un père, trois suites poétiques, trois sports.

«Le braconnier» (p. 9-31) réunit le fils et le père sur un lac, à la pêche. Le premier a peur du second, qu’il n’appelle jamais autrement que «le paternel» ou «le monsieur» : «À côté du monsieur son enfant cassant fragile, presque invisible» (p. 25). Sous forme de poèmes en prose — contrairement aux deux suites suivantes — sont tirées des «cartons humides du souvenir» (p. 25) des images sombres d’une «assemblée inquiète de ses enfants» (p. 13) et d’une «tribu chancelante» (p. 15). La maison n’est pas un lieu protecteur : «c’est du dedans à vif que venait la colère» (p. 18). Le fils voudrait «échouer enfin dans les bras du père» (p. 27), s’accrocher à «un lien ténu comme un cheveu de lumière» (p. 29). Il n’y parvient guère.

La deuxième suite (p. 33-46), qui donne son titre au livre, est placée sous le signe d’un combat de boxe légendaire, celui entre Mohamed Ali et George Foreman à Kinshasa le 30 octobre 1974, «The Rumble in the Jungle». L’épigraphe rappelle l’importance des relations familiales :

My father was a poet
But he didn’t know it.

Muhammad Ali (p. 33).

Qui sont les adversaires de cette série découpée en douze rounds ? «Dans le coin bleu : § JE / le fils», «Dans le coin rouge : § TU / le père». Ils sont seuls, face à face : «Dans les gradins § la mère fabrique § un tricot de silence» (p. 40). Le combat est à la mort : «Œdipe, tue-le» (p. 41).

Les relations père-fils se résolvent — si tant est qu’elles puissent jamais se résoudre — au baseball, dans «Hesitation pitch» (p. 49-70). Une fois de plus, les thèmes de la virilité et la masculinité ostensibles sont évoqués, mais un apaisement paraît envisageable : après les «blessures d’étourderie et d’alcool» (p. 43) ne reste qu’un «vieux corps résigné» (p. 63). «Notre histoire d’amour § a la noblesse du cuir» (p. 68), écrit le poète, par allusion au cuir de la balle. Le lecteur, lui, pense aux «coutures filiales» (p. 57) enfin resserrées, ce fil rouge de la couverture.

 

Référence

Picher, Stéphane, le Combat du siècle. Poésie, Montréal, Éditions du passage, coll. «Poésie», 2018, 70 p.

Stéphane Picher, le Combat du siècle, 2018, détail typographique

Variété de langues

Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, 1995, couverture

Au cours de précédentes aventures, nous avons vu fleurir la langue de bois, la langue de coton, la langue de verveine et, cela va de soi, la langue de margarine.

Une fidèle lectrice de l’Oreille tendue, continuons à l’appeler l’Acéricultrice, vient de lui faire découvrir, repérée par Jacques Roubaud, la langue de muesli.

Définition tirée de Poésie, etcetera : ménage (1995) :

La langue de bois ne convient pas à ECOPROF [ÉCOnomie de PROFit]; ni à TONUTRIN [TOut NUmérique à TRansmission INstantanée]; encore moins à IVIMON [Idée du VIllage MONdial];

qui préfèrent une langue non rigide, souple; non officielle, officieuse; non imposée, répandue librement par les journaux, la télévision,…

Cette langue, faute de mieux, nommons-la langue de muesli.

La langue-muesli est molle, caoutchoutée, médiocre, laide (p. 36-37).

Elle est donc parfaitement incompatible avec la poésie.

P.-S.—Depuis sa création, la langue de muesli ou langue-muesli est devenue, toujours chez Roubaud, la GLAM (la grande langue molle ou grosse langue molle). Pourquoi ? En voyage au Japon, Roubaud a dû constater que les Japonais n’avaient aucune idée de ce qu’était le muesli. Il a alors choisi une autre dénomination. Ce sera pour un autre épisode.

 

[Complément du 13 mai 2018]

En 2013, dans sa contribution à l’ouvrage collectif Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, Roubaud revient sur les raisons qui lui ont fait préférer glam (grosse langue molle) à langue-muesli (toujours le Japon) et il distingue ces deux expressions de langue de bois. L’Oreille tendue découvre dans ce texte la langue de cire, que l’on devrait à l’historien des religions Olivier Gillet : «Elle sert à bien boucher les oreilles. Les langues de cire sont des filles naturelles des langues de bois» (p. 13).

 

[Complément du 19 août 2019]

Le poète Pierre Morency apporte sa pierre à l’édifice : «Le bruit du décor, ça peut être le langage usé qui ne veut rien dire, la langue de bois, la langue de cuir des administrations, la langue plate, toxique» (Dominic Tardif, «Le faisceau de lumière qui clarifie Pierre Morency», le Devoir, 17-18 août 2019, le D magazine, p.22).

 

Références

Roubaud, Jacques, Poésie, etcetera : ménage, Paris, Stock, coll. «Versus», 1995, 282 p.

Roubaud, Jacques, «Défendre ? Illustrer ? Et cætera : remarques», dans Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2013, p. 11-16.

Accord avec la bière

Coups de feu au Forum et Donnacona, couvertures, collage

Soit les deux phrases suivantes :

«Sur ces nouvelles directives, Brazeau congédia ses deux subalternes. Après une semaine d’escapade, il avait négligé ses affaires courantes. Avec un peu plus de perspicacité, Asselin aurait pu remarquer que la panse du policier marquait un arrondi encore plus prononcé qu’à l’ordinaire. Une semaine entière de pêche avec deux vieux amis, à s’empiffrer de poisson et de bière “tablette”, avait laissé des traces qu’un œil exercé pouvait aisément discerner» (Coups de feu au Forum, p. 163).

«Le soir, c’était un repaire pour les âmes esseulées venues s’oublier dans des grosses Molson ou des Laurentides tablettes» (Donnacona, p. 41).

Servie à la température ambiante, la bière, au Québec, est dite tablette. Dans le premier cas, des guillemets prophylactiques encadrent ce mot venu de la langue populaire. Dans le second, l’accord se fait en nombre; ça se discute.

P.-S.—Souvenez-vous : nous avons déjà croisé ce genre de bière dans un autre contexte.

 

[Complément du 22 avril 2018]

Il n’y a pas que la bière à pouvoir être tablette si l’on en croit les poètes Véronique Bachand et Mathieu Renaud :

Une amitié sans village
cherche épaule à pleurer
son humeur tablette
le dos courbé
en forme de vertu (p. 27).

 

Références

Bachand, Véronique et Mathieu Renaud, Décembre brule et Natashquan attend. Poèmes à quatre mains, Montréal, Del Busso éditeur, 2017, 72 p.

Brisebois, Robert W., Coups de feu au Forum, Montréal, Hurtubise, 2015, 244 p.

Plamondon, Éric, Donnacona. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 116, 2017, 118 p.