Au «citoyen», citoyens !

(Hier, au micro de Franco Nuovo, l’Oreille tendue décernait ses Perroquets 2012. Parmi eux, en troisième place, citoyen.)

La manie n’est pas nouvelle.

Dès le 22 novembre 2005, Antoine Robitaille s’interrogeait sur l’utilisation de citoyen comme adjectif. Il publiait alors un article intitulé «“Citoyen” à toutes les sauces. Le terme est devenu un adjectif très “tendance”» (le Devoir, p. A1) dans lequel il notait que les péquistes (les membres du Parti québécois), à l’Assemblée nationale du Québec, étaient «les plus friands de l’adjectif», même s’il arrivait au premier ministre Jean Charest de l’utiliser. Citoyen est en effet fortement marqué à gauche (si tant est que le PQ soit un parti de gauche). Six ans plus tard, sur son blogue, Maux et mots de la politique, Robitaille reviendra sur le «délire citoyen».

La popularité de l’adjectif ne s’est en effet pas démentie. On parle de «mobilisation citoyenne», de «réponse citoyenne», de «démarche de réflexion citoyenne», de «participation citoyenne», d’«actions citoyennes», de «boycott citoyen», de «télé citoyenne», de «combat citoyen», d’«implication citoyenne», de «groupe citoyen» (le Devoir, 27 mars 2012, p. 1), de «débat citoyen» (le Devoir, 28-29 avril 2012, p. G5) et de «responsabilité citoyenne» (le Devoir, 17-18 mars 2012, p. B6). Un parti politique vient d’être reconnu, l’Union citoyenne du Québec; on ne sait s’il se réunira dans des «cafés citoyens». Avant lui, il y eut l’Option citoyenne, l’ancêtre de Québec solidaire. Selon Normand Baillargeon, il existerait des «mathématiques citoyennes» (Liliane est au lycée, Paris, Flammarion, 2011); c’est normal, puisque «L’école doit être citoyenne» (le Devoir, 28-29 avril 2012, p. G6). On pourrait d’ailleurs y aller en «voiture citoyenne» (le Devoir, 8 juin 2005, p. D2).

Comment expliquer que citoyen soit si présent dans la vie publique au Québec, qu’il ait éclipsé populaire ou civique ? Les grèves étudiantes du printemps et la campagne électorale à venir ne sont sûrement pas étrangères à ce succès : la fibre citoyenne vibre fort ces jours-ci.

Le phénomène n’est pas que québécois. En France, il est question d’«érudition citoyenne», de «foot citoyen», d’«hackerspaces citoyens», de «marche citoyenne» (Agence France-Presse, le Devoir, 19 mars 2012, p. A1). En 2010, Jean-Luc Mélenchon publiait Qu’ils s’en aillent tous ! Vite, la révolution citoyenne (Paris, J’ai lu). L’année précédente, Jean-Loup Chiflet classait citoyen parmi ses 99 mots et expressions à foutre à la poubelle (Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 122 p., p. 40).

Citoyen seul (avec le nom qu’il caractérise) est devenu banal. En combinaison, c’est mieux : «Comment la musique urbaine engagée contribue-t-elle à la participation citoyenne ?» s’interroge @slym0mac.

Pour terminer, l’Oreille tendue a un petit regret : quelqu’un a eu l’idée d’un «blogue citoyen» avant elle. Elle ne pourra donc pas pratiquer avec toute la visibilité souhaitée le «journalisme citoyen». Cela l’attriste.

P.-S. — Il y aurait aussi fort à faire sur le substantif citoyen, féminisé ou pas. Ce sera pour un autre jour.

 

[Complément du 14 mars 2013]

La bedaine citoyenne

Même le ventre (féminin) peut l’être. (Merci à @PimpetteDunoyer.)

 

[Complément du 6 février 2015]

Des passants du métro de Montréal ne portent pas secours à un blessé. «Apathie citoyenne», tranche le coroner chargé d’enquêter sur cette affaire, Jacques Ramsay (la Presse+, 6 février 2015, section Actualités, écran 4).

 

[Complément du 9 juin 2015]

Faisant le ménage dans de vieux dossiers, l’Oreille tombe sur ceci : «Un nouveau théorème est en train de se mettre en place : moins le mot contient de sens vérifiable, plus grande est sa faveur; par exemple, l’adjectif “citoyen”, ou “citoyenne”.» C’est tiré d’un article de Bertrand Poirot-Delpech, «Erreur décisionnelle», paru dans le quotidien le Monde du 4 mai… 1994 (p. 2).

Crise linguistique de l’emploi ?

Le Devoir du 12 juillet 2012 publiait le manifeste de la Coalition large de l’association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE), «Nous sommes avenir» (p. A7).

Ce prêchi-prêcha, à plusieurs moments, fait appel à une rhétorique venue directement des années 1960-1970. Il est cependant un aspect du texte qui marque bien son appartenance au XXIe siècle : sa féminisation mécanique.

Il y a donc «les travailleurs et les travailleuses», «ceux et celles» (et «celles et ceux»), «tous et toutes» (et «toutes et tous»), «ils et elles» (mais pas «elles et ils»), et des phrases comme «Pour nous, les décisions démocratiques doivent être le fruit d’un espace de partage au sein duquel chaque femme et chaque homme est valorisé-e. Égaux et égales dans ces espaces, ils et elles peuvent, ensemble, construire le bien commun.»

L’Oreille tendue n’est pas très portée sur ce genre de jargon, mais cela ne regarde qu’elle.

En revanche, elle s’interroge quand elle lit la phrase suivante : «Cette force a animé étudiantes et étudiants, parents, grands-parents, enfants, travailleuses et chômeurs.» Il n’y a donc ni travailleurs ni chômeuses ?

Ça fait désordre.

Réjean Ducharme, de force

Réjean Ducharme, l’Hiver de force, éd. de 1984, couverture

Aux yeux de l’Oreille, Réjean Ducharme est, avec Mordecai Richler, un des deux plus grands romanciers du Québec.

Parmi ses œuvres, en 1973, l’Hiver de force. La preuve du succès de ce roman, du moins dans la langue ?

«L’hiver de force constitutionnel a assez duré» (Pauline Marois, le Devoir, 17 avril 2012, p. A9).

«Un hiver de force. L’état des médias un an après les soulèvements populaires dans les pays arabes» (le Devoir, 3 mai 2012, p. A1).

«L’histoire d’un père seul et ultra-protecteur avec sa fille dans un hiver de force qu’on envie presque en cette journée de chaleur accablante…» (le Devoir, 21 juin 2012, p. B7).

Quand hiver ne se suffit plus, quand de force lui est adjoint automatiquement, c’est le signe de la force d’une expression (devenue) figée, qu’elle ait un sens ou pas.

 

[Complément du 13 juillet 2012]

En 1966, Ducharme publie l’Avalée des avalés. En première page de la Presse aujourd’hui : «TMX, l’avaleur des avalés.»

 

[Complément du 13 janvier 2014]

Sur Twitter, aujourd’hui : «Il serait peut-être temps d’en finir avec l’hiver de force. #chroniquefd http://bit.ly/1eP1vqs» (@FabienDeglise).

 

[Complément du 17 janvier 2014]

Dans la Presse du 11 janvier 2014, en titre : «Hiver de force» (cahier Arts, p. 2).

 

[Complément du 26 septembre 2014]

«Devant la rigueur du climat, l’austérité du paysage, il est impossible de se fuir soi-même, vain d’espérer se distraire, s’oublier, se défiler. Dans cet hiver de force, il faudra bien que le protagoniste affronte ses démons, sonde ses limites, apprivoise ses qualités et ses défauts» (Christian Saint-Pierre, «Théâtre. Hiver de force», le Devoir, 25 septembre 2014, p. B7).

 

[Complément du 8 décembre 2014]

En titre, dans la Presse+ du jour, pour un article sur l’offre d’hydro-électricité dans le nord-est de l’Amérique du Nord durant l’hiver 2015 : «L’hiver de force.»

 

[Complément du 15 février 2015]

Grosse journée Ducharme hier dans les journaux montréalais. «L’hiver de force, mais pas forcément l’hiver», titrait le Devoir (p. C9). «Les 120 premiers jours suivant la greffe sont comme un hiver de force […]», pouvait-on lire dans la Presse (p. A8).

 

[Complément du 12 avril 2015]

C’est d’abord un sous-titre dans un texte signé Ianik Marcil : «L’hiver de force» (2015, p. 8). Puis, à la page suivante, c’est une affirmation : «C’est l’hiver qu’on nous impose de force» (p. 9).

 

[Complément du 26 avril 2015]

Un duo catalan dansera à Montréal sous peu : «Hiver de force», titre le Devoir (25-26 avril 2015, p. E6).

 

[Complément du 19 mai 2015]

Citer Ducharme, tout en prenant savamment ses distances ? Bien sûr : «Mais une rue de janvier à peine recouverte d’une mince couche blanche, qui peut y croire, surtout après la saison de force qu’on vient de subir ?» (le Devoir, 19 mai 2015, p. B8).

 

[Complément du 29 mai 2015]

Dans le Devoir du jour, rubrique Vins (p. B6), s’agissant d’un blanc : «À faire rigoler l’été en attendant l’hiver de force.»

 

[Complément du 5 juin 2015]

«Fin d’un hiver de force

Le suspense ne finit plus de rebondir dans cette singulière série, qui nous a entraînés dans des recoins joyeusement inattendus. On se demande bien ce que nous réserve le dernier épisode de cet hiver de force dans le petit monde étrange de ces deux scénaristes pas si ratés que ça. Ils nous manquent déjà…

Série Noire, Radio-Canada, 21h» (le Devoir, 31 mars 2014, p. B7).

 

[Complément du 26 décembre 2015]

S’il faut en croire la rumeur publique (planétaire), un nouvel épisode de la saga Star Wars aurait été lancé récemment. Le titre ci-dessous, tiré du Magazine Cineplex, pourrait étonner un esprit non averti. (Merci à @machinaecrire pour l’image.)

Magazine Cineplex, 2015

 

 

[Complément du 23 août 2017]

Réjean Ducharme vient de mourir. Dans la Presse+ du jour : «La mort de force.» Puis, sur Twitter :

 

[Complément du 27 août 2017]

Dans le Devoir

du 23 août : «C’est aussi un grand styliste, un géant, un monument de la littérature québécoise, qui est entré de force dans le froid d’un hiver éternel, un être singulier jusqu’au bout, qui a laissé sa marque sur tout un peuple, ont salué en chœur plusieurs personnalités touchées mardi par la mort du romancier Réjean Ducharme.»

…du 26 août : «Réjean Ducharme, entré dans l’éternité d’un hiver de force, aura été tout ça dans les 76 années d’une vie qui a pris fin au début de cette semaine.»

 

[Complément du 2 février 2018]

Prise du jour, gracieuseté de @revi_redac : «Kalina Bertin avait 5 ans la première fois qu’elle a mis les pieds au Québec. C’était en février, au plus creux de l’hiver de force» (la Presse+).

 

[Complément du 13 février 2018]

On l’a vu le 12 juillet 2012 : il n’y a pas que l’Hiver de force dans la vie. Dans la section «Affaires» de la Presse+ du jour, ce titre : «La valeur de l’avalée

 

[Complément du 25 février 2018]

Dans la Presse+ du jour :

«Hiver de force», la Presse+, 25 février 2018

 

[Complément du 13 mai 2018]

Le Devoir de cette fin de semaine rend compte de l’ouvrage Porn Valley. Une saison dans l’industrie la plus décriée de Californie, de Laureen Ortiz. «Dans la vallée des avalés», titre le quotidien (D magazine, 12-13 mai 2018, p. 26).

 

[Complément du 3 juin 2018]

Dans la Presse+ du jour : «Après la mort de sa compagne, Ducharme s’est fait plus rare. Ce fut son hiver de force.»

 

[Complément du 5 juin 2018]

L’Oreille tendue fait du ménage. Elle tombe sur un article du Devoir du 14 avril 2008. Son titre ? «Un 401e hiver de force pour le Québec» (p. A6).

 

[Complément du 17 juin 2018]

Lu dans la Presse+ du jour : «Le libraire Maxime Nadeau donne rendez-vous aux amateurs de littérature à CIBL 101,5 FM dès le 22 juin à 8 h. Il animera l’émission radiophonique Libraire de force (Ducharme, quand tu nous tiens !) qui traitera de roman, essai, poésie, BD, jeunesse, théâtre.»

 

[Complément du 10 mars 2019]

Ceci, de la rubrique pinard du Devoir de cette fin de semaine : «Voilà qu’il n’est nul besoin d’une hirondelle pour annoncer le printemps qui peine à venir quand ce blanc sec se faufile entre vous et cet hiver de force (merci Réjean) qui est le nôtre.»

 

Références

Ducharme, Réjean, l’Avalée des avalés. Roman, Paris, Gallimard, 1966, 281 p. Rééd. : Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1393, 1982, 379 p.

Ducharme, Réjean, l’Hiver de force. Récit, Paris, Gallimard, 1973, 282 p. Rééd. : Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1622, 1984, 273 p.

Marcil, Ianik, «Introduction. La privatisation tranquille», dans Ianik Marcil (édit.), 11 brefs essais contre l’austérité. Pour stopper le saccage planifié de l’État, Montréal, Somme toute, 2015, p. 7-21.

Actualité de Rousseau

Parc Jean-Jacques-Rousseau, Montréal

«La gloire est chose passagère
Le monde est toujours à refaire
Et moi j’ai mordu la poussière
Je suis un homme tout nu»
Robert Charlebois,
«Les rêveries du promeneur solitaire» (1983)

 

Il y a quelques jours, l’Oreille tendue participait à un colloque (genevois) sur «Amis et ennemis de Jean-Jacques Rousseau». On s’y est intéressé aux disciples comme aux détracteurs de l’auteur, du XVIIIe au XXIe siècle. Le Rousseau des Québécois d’aujourd’hui n’a pas été abordé, mais cela aurait été possible.

Exemples.

Parmi les pancartes des étudiants québécois mécontents de la hausse des droits de scolarité universitaires décidée par le gouvernement, ainsi que de la loi dite «78» promulguée par lui, une cite précisément, guillemets à l’appui, mais sans indication de sources, «le citoyen de Genève» :

«Les lois
sont toujours
utiles à ceux
qui possèdent
et nuisibles
à ceux qui n’ont rien»
Rousseau
dit non (le Devoir, 26-27 mai 2012, p. F2)

Ce Rousseau-là, qui dit «dit non» à la hausse et qui porte le carré rouge des étudiants en grève, est celui du Contrat social (1762, livre premier, neuvième chapitre, «Du domaine réel», note).

C’est le même ouvrage qui nourrit la réflexion de l’Office national du film (ONF) du Canada :

L’ONF […] produit de son côté un essai interactif, Rouge au carré, une série de 22 tableaux interactifs inspirés du contrat social de Jean-Jacques Rousseau et produits en collaboration avec l’École de la Montagne rouge et Commun, une agence de création montréalaise (la Presse, 18 juin 2012, cahier Arts, p. 6).

Ce projet doit être dévoilé le 22 juin, jour prévu de manifestation en appui aux étudiants.

Enfin, les pages du quotidien le Devoir ne manquent pas d’allusions à Rousseau, liées directement ou pas aux prises de position étudiantes. Des étudiants et des universités demandent aux tribunaux d’intervenir dans la grève ? «Il n’y a pas à en douter, Rousseau s’opposerait à une conception de l’éducation contrainte à coups de sentences et d’injonctions», affirme un philosophe (21-22 avril 2012, p. F1). Un professeur s’interroge sur «la corrélation […] entre l’élévation dans l’échelle sociale et les comportements contraires à l’éthique» ? Il cite deux fois l’auteur du Discours sur l’inégalité (5 mars 2012, p. A6). Le mouvement «Occupy» prend de l’ampleur ? «Jean-Jacques Rousseau aurait campé avec les indignés», titre le journal (4-5 février 2012, p. B6).

Voilà un écrivain des Lumières qui ne paraît avoir que des amis ces jours-ci au Québec.

P.-S. — L’exception qui confirme la règle ? En réponse au texte «Jean-Jacques Rousseau aurait campé avec les indignés», un lecteur du Devoir traite l’écrivain de «squatteur», mais de squatteur des riches au crochet desquels il aurait vécu (7 février 2012, p. A8). Il n’y a rien à faire : Rousseau ne fait jamais l’unanimité.

 

[Complément du 29 octobre 2021]

L’Oreille tendue a continué à réfléchir à cette question. La preuve ?

Melançon, Benoît, «Jean-Jacques Rousseau au Québec en 2019», Sens public, revue numérique, 30 septembre 2019; repris, sous le titre «Voltaire, Rousseau et les autres, au Québec», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 15-34. http://sens-public.org/article1433.html