Chronique vestimentaire

Amir Khadir est député à l’Assemblée nationale du Québec. Il représente la circonscription de Mercier pour le parti Québec solidaire. Il a été arrêté le 5 mai durant une manifestation étudiante.

Commentaire du journal la Presse : «Cela nous rappelle que derrière le député Khadir, poli et cravaté, il y a le militant, plus radical, qui saute parfois une coche, dont le jupon gauchiste dépasse» (8 juin 2012, p. A21).

L’Oreille tendue a parlé de cette cochepéter ou à sauter) le 23 mars 2010.

Mais qu’est-ce que ce «jupon» qui «dépasserait» ? Ce n’est pas une «Jupe de dessous» (le Petit Robert, édition numérique de 2010) — on ne sache pas qu’Amir Khadir en porte —, mais le signe que quelque chose que l’on voulait cacher est visible malgré tout. Qui a le jupon qui dépasse en révèle plus qu’il ne le voudrait.

Autres exemples

«Le jupon dépasse à la FPJQ» (le Devoir, 4-5 décembre 2010, p. B4).

«Quand le jupon de la recette dépasse» (la Presse, 27 novembre 2010, cahier Arts et spectacles, p. 15).

N.B. Dans les années 1970, le Canada est passé au système métrique. Cela ne semble toutefois pas s’appliquer aux jupons qui dépassent.

«Le jupon dépassait de plusieurs pouces» (la Presse, 10 août 2004, p. A10).

Victimes de la grève et de la loi 78

Des associations étudiantes québécoises sont en grève depuis plusieurs mois. Elles en ont contre la hausse des droits de scolarité universitaires décidée par le gouvernement du premier ministre Jean Charest.

À cette grogne s’en ajoute une autre, contre la Loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent (communément appelée loi 78).

Cela dure depuis longtemps : les dérapages et exagérations étaient prévisibles de part et d’autre. Parmi les victimes du conflit, il y a les mots. L’Oreille tendue en a repéré quelques-unes dans les textes des pancartes des manifestants; ce ne sont pas les seules.

Mettre côte à côte, dans un tweet, les noms de Charest et de Pinochet ? Non.

Appeler les leaders étudiants des «communistes» ? Non.

Comparer les policiers du Service de police de la ville de Montréal aux tontons macoutes ? Non.

Traiter la Société de transport de Montréal de «collabo» parce qu’elle transporte les personnes arrêtées ? Non.

Rapprocher le carré rouge — le symbole de la grève étudiante — de l’étoile jaune ? Non.

Il y a des victimes — de chair et d’os — qui doivent se retourner dans leur tombe.

 

[Complément du 21 juin 2012]

Sur la même question, on lira avec profit Patrick Lagacé («Une théorie à cinq sous», la Presse, 14 juin 2012) et Antoine Robitaille («Les ravages de la polarisation», le Devoir, 16-17 juin 2012, p. A1 et A12).

Où trouver le «jugement critique» ?

Stéphane Kelly est sociologue. Interviewé par le Devoir sur la crise sociale que traverse actuellement le Québec, il décrit, entre autres phénomènes, trois «déclassements sociaux» dont seraient victimes les grévistes : économique, disciplinaire, familial (2-3 juin 2012, p. A1 et A12).

L’Oreille tendue aimerait s’attacher au deuxième de ces déclassements :

Le deuxième étiolement est disciplinaire. Les étudiants des «humanités» (sciences humaines ou sociales, philo, arts, littérature, etc.), portent le carré rouge tandis que les disciplines plus collées au marché du travail, plus utilitaires (les sciences pures, les techniques…), n’ont pas fait grève, ou si peu.

«La vigueur du mouvement de contestation s’explique aussi par la menace sur ces disciplines. D’ailleurs, les leaders étudiants sont tous ici de cette filière, avec d’excellents dossiers scolaires en plus. Disons que beaucoup d’étudiants sont formés au jugement critique alors que les entreprises réclament autre chose.»

Si l’Oreille comprend bien, il y aurait, d’une part, les «humanités» et leur «jugement critique» et, d’autre part, les autres disciplines, «plus collées au marché du travail, plus utilitaires», où le jugement critique serait moins développé.

Pareille polarisation supposée relève de ce manichéisme dont l’existence était déplorée ici la semaine dernière et elle témoigne d’une méconnaissance fondamentale de ce qu’est le travail de la pensée, notamment à l’Université.

Le jugement critique n’est pas aussi bien partagé qu’on pourrait l’espérer.

P.-S. — Ce n’est qu’un exemple : depuis le début de la grève de certaines associations étudiantes québécoises, on a entendu semblable discours binaire sortir de la bouche de nombre de grévistes et de leurs alliés.

Un autre mot vous manque, et tout est dépeuplé

Il y a peu, l’Oreille tendue déplorait l’absence, dans les débats québécois actuels, du mot casuistique (c’est ici). Il en est un autre qu’il serait utile de garder à l’esprit : manichéisme.

Non pas la «Religion syncrétique du Perse Mani (IIIe s.), alliant des éléments du christianisme, du bouddhisme et du parsisme, et pour laquelle le bien et le mal sont deux principes fondamentaux, égaux et an tagonistes» (le Petit Robert, édition numérique de 2010), mais, plus communément, la «Conception dualiste du bien et du mal» (bis).

Ces jours-ci, le mot s’applique sans mal d’un bout à l’autre du spectre politique. Deux exemples.

Un des personnages les plus visibles des manifestations récentes au Québec est Anarchopanda : sous un costume contrasté, un professeur de philosophie dans un cégep montréalais participe aux manifestations, du côté des manifestants, pour offrir des câlins aux policiers qui les encadrent. Il est devenu un personnage public : on le voit sur des pancartes, le Devoir lui consacre un article, il donne des entrevues. Dans l’une de celles-ci, il distingue, deux fois, les «meilleurs étudiants» de «ceux qui ont du fric». Ce n’est pas pour rien que son costume est noir et blanc.

Denise Bombardier est chroniqueuse et romancière (dit-on). Depuis quelques semaines, dans les pages du Devoir, elle ne se peut plus : elle y déverse des tombereaux de bile (noire) contre les manifestants de tout acabit, surtout les leaders des associations étudiantes en grève. Le 26 mai, elle tranche, anaphoriquement : «La rue a gagné.» D’un côté, le désordre de la foule — et sa victoire. De l’autre, symétriquement, l’État de droit — et sa «reddition».

Blanc bonnet et bonnet blanc.

Ne dégagez pas, y a à voir

«Charest dégage.»
Pancarte, Verdun, 24 mai 2012

Laurent d’Ursel est un artiste belge. On lui droit le dégagisme, une «sorte de mouvement qui promeut la manifestation comme forme d’art contemporain», explique le site OWNI.

Afin de parvenir à ses fins, d’Ursel a édicté des «règles très précises : il faut des flics, une autorisation, un slogan et des concepts. Il faut que ça soit un peu chiant, comme toute manif.»

Cela s’applique parfaitement à la situation actuelle au Québec et à sa passion subite pour les casseroles frappées en public.

Les percussionnistes en extérieur sont souvent encadrés de policiers.

En vertu de la loi 78, ils auraient dû donner à ceux-ci l’itinéraire de leur manifestation, afin d’obtenir une autorisation.

Ils ont un slogan : «La loi 78, on s’en câlisse

Ils s’appuient sur des concepts : non-violence, participation populaire, nécessité de se faire entendre (littéralement) de leurs dirigeants, volonté de changer la politique, etc.

Leurs sonorités et leurs déplacements peuvent, à l’occasion, faire chier le badaud.

Cela étant, on casserolerait pour la bonne cause. Pour le dire comme Sartre, le dégagisme — donc le casserolisme — est un humanisme.

P.-S. — C’est, encore une fois, comme pour les verbes et les fleurs de rhétorique, une affaire de fesses. On n’en sort pas.