Mot de la semaine (dernière)

Les Canadiens viennent d’élire leurs nouveaux députés (c’était le 2 mai). Cette élection a donné lieu à des surprises multiples. Parmi celles-ci, la résurgence du mot poteau, utilisé à profusion par les médias.

Qu’est-ce qu’un poteau dans le vocabulaire politique français au Canada ? Un candidat qui n’a, en théorie, aucune chance de se faire élire. Il est là pour faire, en quelque sorte, mais à des degrés divers, de la figuration, voire pour éviter qu’il ne reste des «circonscriptions orphelines» (la Presse, 7 mai 2011, p. A7). Exemple.

L’Oreille tendue — qui invite ses lecteurs à ne tirer aucune conclusion de ce fait — habite une circonscription électorale plus que bourgeoise. Westmount—Ville-Marie est en effet peuplée de citoyens plus riches que la moyenne canadienne, qui ont la réputation de toujours voter pour le Parti libéral du Canada. Les médias parlent parlaient de bastion libéral ou de château fort libéral. Le député sortant était sûr de se faire réélire; on lui a donc opposé des candidats dont on croyait qu’ils n’avaient aucune chance de le battre (le poteau vient rarement seul). Les partis qu’ils représentaient leur faisaient un peu de publicité en installant des affiches sur les poteaux de téléphone du quartier (indice étymologique). Puis, le 2 mai, au Québec, tout fut bouleversé : nombre de poteaux, à la surprise générale et particulière (la leur), furent élus (mais pas dans le comté de l’Oreille tendue, malgré une lutte beaucoup plus serrée que prévu).

Le poteau le plus célèbre s’appelle Ruth Ellen Brosseau. Anglophone (et travaillant en Ontario), elle a été élue dans un comté francophone (du Québec) où elle n’a jamais mis les pieds. Mieux (ou pire) : elle a passé une partie de sa campagne électorale en voyage à Las Vegas pour célébrer son anniversaire. Pour toutes ces (mauvaises) raisons, la nouvelle députée de Berthier-Maskinongé pour le Nouveau parti démocratique du Canada est devenue une vedette nationale.

Le mot poteau est triplement intéressant.

Le poteau peut avoir tous les sexes, mais un seul genre. Mme W est un poteau, comme M. V.

Le mot a une forte dimension géographique. Mme X n’est pas un poteau dans l’absolu. Elle l’est parce qu’elle se présente contre M. Z dans une circonscription réputée imprenable et parce qu’elle défend une formation politique qui n’y aurait, croit-on, aucune chance. Cette Mme X, représentant le parti de M. Z dans le même comté, ne serait pas un poteau. Elle pourrait même s’y faire élire haut la main contre les poteaux qu’on lui aurait opposés.

Surtout, ce mot est lié à une chronologie bien particulière. M. Y n’est un poteau qu’en période électorale. Dans la langue courante, l’Oreille tendue est prête à parier sa collection de boules Quies que le mot n’est jamais utilisé entre les élections. Il est cependant un peu difficile d’en décrire très précisément le rythme biologique : on ne vote pas à date fixe au Canada. Il y a eu des élections fédérales en 2006, en 2008 et en 2011; on attend les prochaines pour 2015. Bref, le mot était à la mode la semaine dernière et il devrait bientôt hiberner, jusqu’à la prochaine fois.

 

[Complément du jour]

Cette fois-ci, poteau aura peut-être droit à un peu plus de longévité qu’au cours des élections précédentes. Le premier cahier du Devoir d’aujourd’hui (le 9 mai) compte trois textes sur les «candidats fantômes», ceux de Manon Cornellier, de Josée Boileau et de Caroline Morgan, ci-devant candidate «prête-nom».

Trois néologismes du dimanche matin

Vous ne faites pas confiance à Stephen Harper, l’ex (?)-premier ministre du Canada ? C’est en effet un Harpercrite, dit @NotLisaRaitt. À chacun, d’ici lundi, jour du scrutin, de se faire son idée.

Vous en avez assez d’entendre les médias et votre entourage vanter la bonne odeur du papier des vrais livres ? Selon Ben Ehrenreich, dans la Los Angeles Review of Books du 18 avril 2011, ils souffrent de bibilionecrophilia, «the retreat of the print-faithful into a sort of autistic fetishization of the book-as-object». Ça devrait les faire taire.

Vous ne voulez pas jailbreaker votre iPhone ? En France, la Commission générale de terminologie et de néologie vous suggère de le débrider. La proposition est bienvenue.

Gilles Duceppe rappeur ?

À la suite du débat des chefs du 13 avril — il s’agit de politique fédérale canadienne —, l’Oreille tendue s’est penchée sur la langue parlée par les principaux chefs de parti canadiens (c’est ici).

C’était avant de découvrir une publicité électorale quasi chantée, celle du chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe. Elle existe en version courte (pour la radio) et en version longue (en vidéo, sous le titre «Pour qu’on nous entende parler Québec !»).

L’Oreille se tend triplement à son écoute.

 

On sent Gilles Duceppe juste sur le point de se mettre à rapper, à suivre vraiment la musique, à jouer de la voix (pour attirer les voix, à coup de «huit millions»). Va-t-il continuer à psalmodier ? Va-t-il au contraire se laisser entraîner par le rythme ? Va-t-il céder au plaisir des rimes ? Elles sont nombreuses, à défaut d’être riches : «Y a des fois où t’avances / T’avances»; «Pourquoi est-ce qu’on fait tout ça ? / Pourquoi je fais tout ça ?»; «Laissez pas les autres occuper toute la place / Laissez-les pas décider à vot’ place»; «Parlez, textez, écrivez, puis surtout, utilisez votre voix, allez voter». Sur la bande vidéo, il ne franchit pas le pas; à la radio, presque.

On ne connaîtra donc pas ses talents d’interprète. On pourra, en revanche, mettre en doute ses capacités en géopolitique. «Ils vont nous entendre parler Québec jusqu’au Canada», dit-il, sur les deux supports. Pourquoi n’a-t-on pas prévenu l’Oreille tendue que l’indépendance la souveraineté du Québec était déjà faite et que la province ne faisait plus partie du Canada ? Ce doit bien être le cas si l’on peut distinguer aussi clairement la partie du tout.

«À la fin de la journée», dit le crypto-rappeur, sur fond de neige fondante. Comme dans ce «At the end of the day» si prisé des anglophones, eux qui forment le «nous» de «nous entendre» ? Cet emprunt serait bien ironique.

La langue (du débat) des chefs

Le Canada votera pour élire ses députés fédéraux le 2 mai. Mardi soir, les chefs des quatre principaux partis politiques canadiens — on avait choisi de ne pas inviter la chef du Parti vert, Elizabeth May — ont participé à un débat télévisé en anglais. Hier soir, mercredi, rebelote, en français.

L’Oreille s’est tendue la première fois le 14 juin 2009 pour commenter «Le français de Michael Ignatieff», le chef du Parti libéral. Elle a aussi eu l’occasion de parler de la langue de Gilles Duceppe, lui qui dirige le Bloc québécois. Si elle a mentionné, par exemple ici, le nom de Stephen Harper, le premier ministre sortant, ce n’est jamais pour des questions linguistiques. Elle n’avait pas eu l’occasion, à ce jour, de parler du leader du Nouveau parti démocratique, Jack Layton. Elle a donc décidé de profiter du débat d’hier soir pour rassembler quelques réflexions sur le français des quatre dirigeants, réflexions de groupe ou spécifiques à chacun.

(Elle aurait aussi pu dire un mot d’Anne-Marie Dussault, une des coanimatrices, affirmant, au début de la soirée, «Notre rôle sera de s’assurer», mais elle s’en abstiendra : la maîtrise du pronom réfléchi est chose bien délicate, semble-t-il.)

On peut s’amuser à regrouper les chefs selon divers facteurs. En matière de féminisation automatique («Les Québécois et les Québécoises, les hommes et les femmes»), Gilles Duceppe (Bloc québécois) l’emporte haut la main, suivi par Jack Layton (Nouveau parti démocratique), puis loin derrière par Stephen Harper (Parti conservateur); Michel Ignatieff (Parti libéral) ne s’y est pas livré une seule fois. Si le leader du Bloc québécois n’a pas de problème d’accord en genre ou en nombre ni de concordance des temps — c’est la moindre des choses —, les autres ont du mal : constamment (Layton), très souvent (Harper), à l’occasion (Ignatieff).

Sur le plan individuel, des tendances se manifestent chez les uns et les autres.

Gilles Duceppe, pour qui la langue est l’«âme» de la nation, faisait des efforts évidents pour ne pas utiliser trop de tours populaires; voilà pourquoi il préférait nettement «cela» à «ça» et qu’il employait des tournures peu naturelles au Québec à l’oral («qui plus est», «dirais-je», «devrais-je dire», «or cela»). Le débat était découpé en six segments — la gouvernance, l’économie, les valeurs, les politiques sociales, la place du Québec dans le Canada, la place du Canada dans le monde — et c’est pendant l’avant-dernier que le registre duceppien a changé : «ben sûr», «han», «ben beau», «djiaime» (GM, General Motors), «eh ! Seigneur !», «pis». De toute évidence, le sujet lui tenait tellement à cœur qu’il en venait à influencer sa façon de parler. Pour le plaisir, on notera qu’il est le seul à avoir eu recours (volontairement) à des phrases en anglais : «Father knows best», «My way or no way».

Quand Stephen Harper parle français, on a fréquemment l’impression de voir les pages de sa grammaire défiler dans sa tête. Le débat du 13 avril ne faisait pas exception, encore que le premier ministre ait souvent paru moins guindé — toutes choses étant relatives par ailleurs — qu’au débat en anglais : le fait d’avoir à tourner plusieurs fois sa langue dans sa bouche avant de parler l’empêchait d’exercer l’autocontrôle qui lui donnait l’air, la veille, d’un robot (pas très bien programmé il est vrai). À un moment, quand il a été question de la caisse de l’assurance-emploi, on l’a même vu ne plus trouver ses mots. Il s’est essayé à quelques québécismes, certains communs («broche-à-foin», «des djobbes», «tannés»), d’autres de son cru («des peines [de prison] de bonbon»). Les tournures anglaises étaient nombreuses chez lui : «on tente de s’adresser à des problèmes», «par 2015» (by 2015), «notre militaire» (our military). Pancanadianisme oblige, il est le seul à avoir salué les Brayons; le remercieront-ils en votant pour lui ?

La chef du Parti libéral, qui lui aussi en a appelé à son «âme» en matière de langue, a fait moins de fautes que les autres anglophones du plateau : sa maîtrise des normes linguistiques, sans être parfaite, est nettement meilleure que la leur. Il était moins porté qu’eux sur les formules populaires (à l’exception d’un «Ils sont pus capables»). Il se servait de moins d’anglicismes ou de tournures venues directement de l’anglais («alternative», «une instance claire»). Il a eu du mal avec quelques pronoms («lui aider») et quelques accords («C’est moi qui va»), mais il était en bonne compagnie. En revanche, et contrairement aux autres, il était obsédé par certains mots, notamment «clair», qu’il ne cessait de répéter au début de la soirée; ça s’est calmé par la suite. Il est le seul à avoir parlé de «vivre-ensemble» et du «bâton magique» de Stephen Harper en matière de répression de la criminalité (on s’en est beaucoup gaussé sur Twitter).

Des trois participants anglophones, Jack Layton est celui qui a le moins d’inhibition en français. Il aime bien dire qu’il est né au Québec et on peut légitimement penser qu’il en a appris la langue officielle dans la rue plutôt que sur les bancs d’école. Il n’a aucune idée ni du genre ni du nombre, il utilise des anglicismes sans état d’âme («un cap», «le carjacking»), il aime les tournures populaires («Ça n’a pas de bon sens») et il n’hésite pas à inventer des mots («le prononcement») ou à les employer de travers («le promouvoir de la paix»). Cette absence d’inhibition explique peut-être qu’il soit le seul à avoir tenté de faire de l’humour («On commence à s’amuser», a-t-il lancé au second coanimateur, Paul Laroque), à proposer des métaphores (quand il faisait du Bloc québécois une équipe de hockey composée uniquement de défenseurs) et à emprunter des formules à d’autres formations politiques (il a évoqué trois fois «les conditions gagnantes pour le Canada au Québec», prenant ces «conditions gagnantes» à l’arsenal rhétorique des souverainistes). On se demande cependant comment il a pu appeler la Loi 101 (la Charte de la langue française) la Loi 102; ce n’était pas le bon soir pour ça, le débat s’adressant pour l’essentiel à la population francophone du Québec.

Quelles conclusions tirer de ces remarques sur le vif ? Que le bilinguisme des aspirants premiers ministres existe, mais qu’il est plus laborieux chez certains que chez d’autres. On ne peut pas dire que ce soit une grande surprise. Ni bon signe pour l’état du français au Canada.

Chroniques du bilinguisme non hexagonal 002

Avant d’être chassé du Parlement d’Ottawa, le gouvernement du premier ministre Stephen Harper avait déposé un budget.

Parmi les nouveaux programmes qu’il souhaitait encourager, celui-ci : «Helmets to Hardhats

La Presse présente les choses ainsi : «Le gouvernement veut faire des militaires canadiens de retour du front des travailleurs de la construction», il veut faciliter le passage «de soldat à plombier». Ce programme, précise le journal, «n’a pas de nom en français» (23 mars 2011, cahier Affaires, p. 5).

Au moins, c’est clair.