L’oreille tendue de… David Goudreault

David Goudreault, la Bête et sa cage, 2016, couverture

«Le Sage aussi me regardait d’un autre œil. Il m’a scruté le fond de l’âme, a analysé chaque trait de mon visage, avant de conclure : Je peux pas croire que t’as fait ça, ostie. Tu lui as enfoncé un crayon dans’ tête? Ssshhht, ssshhht ! Je lui ai chuchoté l’ordre de parler moins fort. Dany, le screw de service, feignait de fouiner dans la section des bandes dessinées. Je savais qu’il tendait l’oreille et se serait fait un malin plaisir de me faire plonger. Je ne peux rien te confirmer, mais en tant que bibliothécaire, tu peux sûrement lire entre les lignes… Il n’en revenait pas.»

David Goudreault, la Bête et sa cage (2016), dans la Bête intégrale, Montréal, Stanké, 2018. Édition numérique.

Masochisme du lundi matin

L’Oreille tendue n’en disconvient pas : il n’est pas indispensable, dans la vie, de lire les chroniques de Christian Rioux dans le quotidien montréalais le Devoir. Il lui arrive pourtant d’y jeter un coup d’œil, histoire de voir où en est la pensée — qu’on lui pardonne cette exagération — conservatrice au Québec.

Vendredi dernier, une fois de plus, Rioux a écrit sur la langue au Québec. Il a, une fois de plus, démontré sa totale méconnaissance des questions linguistiques. (Pour un exemple antérieur, sur le supposé franglais, voir ici.)

La source de son ire ? La Ville de Montréal souhaite mettre de l’avant une politique sur l’écriture épicène. À quelles approximations Rioux se livre-t-il dans «Parlez-vous l’“épicène”?» ?

Il semble croire que les procédés de démasculinisation de la langue française sont récents et marginaux, voire sectaires : «Le dernier-né de ces baragouins se nomme l’“épicène”, ou “écriture inclusive”.» Comme l’a démontré de façon limpide le linguiste belge Michel Francard, cette «écriture inclusive», qui existe depuis plusieurs années, prend plusieurs formes, aujourd’hui bien connues et largement partagées. Cela est enseigné au Québec et ailleurs depuis belle lurette.

Suit une remarque qui se passe de commentaire, tant elle ne veut rien dire : «Peu importe que, par sa précision et sa délicatesse, la langue d’Anne Hébert, de Barbara et de Madame de La Fayette ait été considérée comme la plus féminine du monde.» Qu’est-ce donc qu’une «langue féminine» ? Qu’une langue «délicate» ? Qui la considérait ainsi ?

Rioux en a contre le fait «d’écrire à chaque fois “les policières et les policiers” ou de n’utiliser que des mots dits “épicènes” (qui permettent de masquer le sexe) comme “enfants”, “personnes” et “individus”»; ce serait une «gymnastique grotesque». Or cette pratique est devenue banale dans la francophonie (sauf, peut-être, s’agissant des Belges et des Corses).

Le chroniqueur ne peut pas ne pas céder à la tentation de corriger une faute de langue, à l’oral, de la mairesse de Montréal, Valérie Plante et de prétendre qu’elle veut «féminiser la langue à tous crins». Où a-t-elle dit pareille chose ? Ce n’est d’ailleurs pas elle qui pilote ce projet, mais Émilie Thuillier, la mairesse de l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville.

Les mesures préconisées par la Ville de Montréal sont évidemment de nature administrative. Rioux se demande comment pareilles mesures pourraient s’appliquer en littérature : «Même les doctrinaires les plus acharnés n’arriveront pas à appliquer des règles aussi saugrenues dans un texte suivi un peu élaboré, un essai, un roman et encore moins un recueil de poésie.» Le problème vient du fait que strictement personne ne propose d’appliquer des recommandations administratives à la création. Rien de tel que de s’inventer des ennemis imaginaires pour donner l’impression de les terrasser.

À la fin de son texte, Rioux écrit ceci : «Ce n’est pas un hasard si ces militants rêvent d’une langue où les noms communs n’ont pas de genre, où la délicatesse du “e” muet n’existe pas et où le sexe et le genre se confondent.» Cette «délicatesse du “e” muet» fait penser à l’ouvrage d’Alain Borer, De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française (2014), dont Rioux écrivait, le 19 décembre 2014, que c’est un «pur délice». Les linguistes Maria Candea et Laélia Véron ne partagent pas tout à fait le jugement de Rioux : elles écrivaient en 2019, dans Le français est à nous !, que le livre de Borer était un «ouvrage […] catastophiste et nécrophilique» (p. 82). Le chroniqueur du Devoir aurait d’ailleurs intérêt à lire le cinquième chapitre de leur ouvrage, «Masculinisation et féminisation du français : la langue comme champ de bataille». Il apprendrait beaucoup de choses.

Pour nourrir sa réaction devant les «idéologues» et «militants» de la «pureté», Rioux évoque le fait que «même en Israël on utilise la numérotation arabe sans que personne ne s’en offusque». Ici, la raison argumentative défaille. Passons et abordons la question autrement.

La politique montréalaise pose-t-elle problème ? Sur deux plans, oui.

D’une part — et Rioux a raison de le déplorer —, il était inutile de proposer pareilles mesures en attaquant la supposée «suprématie» du masculin. Pourquoi ne pas les avoir présentées de façon positive, comme le signe d’une égalité souhaitée ?

D’autre part, si les formes d’écriture inclusive retenues sont communes et largement admises, il en est une qui n’a guère de sens. Si l’on en croit la journaliste Émilie Dubreuil, il y aurait un «Autre must de la communication épicène : l’ellipse. Au lieu de dire, par exemple : “La Ville recherche un responsable de la communication non genrée”, il faudrait dire ou écrire : “La Ville cherche responsable de la communication non genrée”.» Si pareille proposition s’avérait, il faudrait évidemment le déplorer. D’où cela peut-il bien sortir ?

Ce n’est évidemment pas à cette proposition contestable que s’en prend Christian Rioux. Il préfère, une fois encore, monter sur ses grands chevaux dès qu’apparaît un signe d’évolution linguistique. Celle-ci aura néanmoins lieu. D’autres chroniques de la même eau sont à craindre.

P.-S.—Christian Rioux et Denise Bombardier sont d’accord sur cette question. Ce n’est pas bon signe.

 

Références

Borer, Alain, De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française, Paris, Gallimard, coll. «nrf», 2014, 352 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, coll. «Cahiers libres», 2019, 238 p.

La mémoire du Rocket

Dans la Presse+ du jour, Philippe Cantin publie un texte intitulé «La mémoire du Rocket mérite davantage». L’article paraît au moment où on commémore le vingtième anniversaire de la mort de Maurice «Rocket» Richard — c’est du hockey.

Le chroniqueur écrit notamment ce qui suit :

Je souhaite qu’un jour, une nouvelle occasion de souligner avec éclat la place du Rocket dans notre histoire se présente. Sa mémoire mérite davantage. Qu’on choisisse une rue ou une place au cœur de Montréal, fréquentée par des milliers de résidants et de touristes. La cité doit donner à son nom le retentissement approprié.

L’Oreille tendue a publié en 2006, aux Éditions Fides, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle. Elle a consacré au même sujet plusieurs articles universitaires et de nombreuses entrées de ce blogue.

L’Oreille ne partage pas le point de vue de Philippe Cantin. Pourquoi ?

Elle l’expliquait en 2016, quand on a voulu rebaptiser la circonscription québécoise Crémazie du nom du joueur de hockey. Voici ce qu’elle écrivait alors :

À Montréal, Maurice Richard a droit à son aréna, dans l’Est de Montréal, qui a pendant quelques années hébergé un musée en son honneur. À son parc, voisin de l’endroit où il habitait, rue Péloquin, dans l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville. À son restaurant, le 9-4-10, au Centre Bell. À son étoile de bronze sur la promenade des Célébrités, rue Sainte-Catherine, à côté de celle de la chanteuse Céline Dion. (Il a aussi sa place sur le Walk of Fame du Madison Square Garden de New York et sur le Canada’s Walk of Fame de Toronto.) À cinq statues : devant l’aréna qui porte son nom, à côté du Centre Bell, au rez-de-chaussée des cinémas AMC-Forum-Pepsi, dans le Complexe commercial Les Ailes, au Musée Grévin. À son gymnase, celui de l’école Saint-Étienne.

Il y a un lac Maurice-Richard, dans la région de Lanaudière, au nord-ouest de Saint-Michel-des-Saints. Il y a le lac et la baie du Rocket près de La Tuque. Il y a une rue Maurice-Richard et une place Maurice-Richard, à Vaudreuil-Dorion, en banlieue de Montréal.

Le Canada n’est pas en reste. L’État fédéral a érigé une statue de Maurice Richard devant le Musée canadien de l’histoire, celui où a été montée en 2004 l’exposition, devenue itinérante depuis, «Une légende, un héritage. “Rocket Richard”. The Legend — The Legacy». Il a émis un timbre à l’effigie du hockeyeur et il lui fait allusion, par Roch Carrier interposé, sur les billets de banque de 5 $. L’Oreille s’est laissé dire que, à Calgary, une «Richard’s Way» (ou serait-ce une «Richard’s Road» ?) l’aurait honoré. Du temps où les affaires allaient moins mal, il y avait une salle Maurice-Richard au siège social de Research in Motion (le Blackberry), à Waterloo; peut-être y est-elle toujours. Depuis 2012, pour atterrir à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, les pilotes peuvent emprunter un corridor aérien nommé MORIC, pour qui vous savez.

Ce n’est pas tout. La circonscription Maurice-Richard a été créée en 2016. Ses célèbres yeux sont reproduits dans le vestiaire du Rocket de Laval. Il y a maintenant une chambre d’hôtel au nom du joueur.

Il faudrait encore ajouter les innombrables manifestations du hockeyeur dans l’espace médiatique québécois et canadien. Il a été l’objet de toutes sortes d’écrits : des articles de périodiques et des textes savants, des biographies et des recueils de souvenirs, des contes et des nouvelles, des romans et des livres pour la jeunesse, des poèmes et des pièces de théâtre. Son nom apparaît dans des manuels scolaires. On lui a consacré des chansons, des bandes dessinées, des sculptures, des peintures, des films et des émissions de télévision. Son visage a orné des vêtements, des jouets, des publicités.

L’Oreille concluait ceci en 2016 : «Disons-le d’un mot : la mémoire de Maurice Richard n’est pas du tout menacée au Québec. Personne ne peut y vivre sans connaître ce nom.»

Elle n’a pas changé d’idée.

 

Référence

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

L’oreille tendue de… Gilles Marcotte

Gilles Marcotte, Notes pour moi-même, 2017, couverture
«le 22 février [2009] — Je me promettais depuis quelque temps de tendre l’oreille vers l’émission littéraire de Radio-Canada, le dimanche à quatorze heures trente. J’y ai entendu ce bout de phrase, ânonné par l’animatrice : “Quand on est le premier à débuter…” J’ai fermé l’appareil.»

Gilles Marcotte, Notes pour moi-même. Carnets 2002-2012, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2017, 354 p., p. 219.