La clinique des phrases (127)

La clinique des phrases, Charles Malo Melançon, logo, 2020

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit la phrase suivante, tirée d’un quotidien montréalais :

Si l’on fait abstraction des morts accidentelles, «la très grande majorité des personnes décèdent de mort naturelle» au Québec, indique la Commission des soins de fin de vie dans son rapport 2018-2023.

L’Oreilleon le sait — préfère mourir à décéder. Passons, pour nous intéresser plutôt aux causes de décès évoquées dans cette phrase.

On peut, semble-t-il, «décéder de mort» («décèdent de mort naturelle»); cela fait un brin pléonastique.

Précisons : on peut mourir de «morts accidentelles» ou de «mort naturelle». Cela couvre en effet la très grande majorité des cas, sauf exceptions (suicides, catastrophes naturelles). On ne saurait le contester, mais cela ne semble pas être une découverte révolutionnaire.

Enfin, sauf erreur, la situation évoquée n’est pas propre au Québec.

Y a-t-il moyen de rescaper ce passage ? Essayons ceci :

Au Québec comme ailleurs, la très grande majorité des personnes meurent de causes naturelles.

À votre service — et merci au lecteur qui a mis l’Oreille sur la piste de cette perle.

Édulcorer Voltaire

Candide, adaptation théâtrale, 2025, affiche

La compagnie Théâtre Tout à trac présente à la salle Denise-Pelletier de Montréal, du 11 novembre au 6 décembre, une adaptation de Candide (1759), le conte de Voltaire. L’adaptateur et metteur en scène, Hugo Bélanger, a voulu protéger les oreilles et les espérances des spectateurs, dont une large partie est d’âge scolaire.

Les oreilles, d’abord. Don Issacar est un juif (chapitre huitième), mais les comédiens n’osent pas dire ce mot au complet. Le frère de Cunégonde est interrompu plusieurs fois quand il veut expliquer qui il essaie de convertir dans la jungle du Paraguay (chapitre quatorzième) : il parlera finalement d’«im… pies». Au chapitre seizième — que les comédiens, en scène, décident de ne pas jouer —, Candide et Cacambo sont menacés par des anthropophages qui leur reprochent d’avoir tué deux singes, amants de «deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie». Le chapitre dix-neuvième est amputé de l’échange entre Candide et Cacambo, et un esclave (le mot en n- y est omniprésent).

Les espérances, ensuite. André Magnan, un des grands spécialistes de Voltaire, disait de Candide que c’était une «encyclopédie du mal» (Candide, éd. 1984, p. 187). Les personnages du spectacle d’Hugo Bélanger n’arrivent pas à comprendre pourquoi quelqu’un écrirait pareilles horreurs. Ils ne se contentent pas de la fin attendue du texte («Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin»); ils lui greffent des échanges bien mièvres sur la nécessité de résister à la noirceur du monde («espérer» est le dernier mot du spectacle). Ces échanges se déroulent entre les personnages, mais aussi entre eux et… Voltaire, grimé en grande folle.

Manifestement, un texte du XVIIIe siècle peut encore choquer dans le Québec d’aujourd’hui.

Qu’en est-il des autres aspects du spectacle ? Le décor est ingénieux et bien exploité, avec des trappes d’où sortent parfois les comédiens, avec ou sans objets. Les éclairages sont soignés, qu’il s’agisse de représenter la pendaison de Pangloss (chapitre sixième) par un seul projecteur blanc ou de faire voir les aventures de la veille (chapitres onzième et douzième) en ombres chinoises. Au chapitre sixième, celui de l’autodafé de Lisbonne, le costume rouge de l’accusateur de Pangloss fait forte impression; celui, avec une cape turquoise, du gouverneur Don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza (chapitre treizième) ne laisse pas sa place non plus. La représentation des rames des galériens (chapitre vingt-septième), sous forme d’immenses élastiques, est habile. Les comédiens jouent parfois masqués, comme dans la commedia dell’arte. Parmi la distribution, on peut signaler le travail de Gabriel Favreau et son Candide présent sur scène d’un bout à l’autre du spectacle, et celui de Carl Béchard en Pangloss jamais démonté malgré les avanies qui s’abattent sur son personnage de philosophe.

Des chapitres du conte voltairien ont été retranchés : outre ceux mentionnés, c’est aussi le cas du chapitre vingt-cinquième, «Visite chez le seigneur Pococuranté, noble vénitien», jugé «plate». Le suivant, «D’un souper que Candide et Martin firent avec six étrangers, et qui ils étaient», est récrit, au point de devenir quasi incompréhensible (on ne saisit pas qui sont ces monarques et ce qu’ils font là). Des passages changent de place : une énumération de Pangloss au trentième chapitre suit la phrase «il faut cultiver notre jardin», alors qu’elle la précède chez Voltaire. Des personnages changent de sexe : le «bon anabaptiste» Jacques devient Jacqueline; Cacambo est une femme. Peu importe que l’on apprécie ou pas ces transformations; c’est le propre d’une adaptation que de s’approprier un texte, et c’est ce que Hugo Bergeron a fait.

En 1997, dans le même édifice qu’en 2025, le Théâtre du Sous-marin jaune avait donné une adaptation pour marionnettes du conte de Voltaire. Rendant compte du spectacle pour les cahiers de théâtre Jeu, l’Oreille tendue déplorait des anachronismes jetés ça et là pour rendre — du moins le croyait-on — le texte plus drôle, plus farcesque. Elle pourrait reprendre le même compte rendu aujourd’hui, en insistant sur les mêmes aspects : utilisation de la langue populaire québécois («Ayoye !»), présence de pièces musicales modernes (disco, comédie musicale, Gilles Vigneault, Compagnie créole), ruptures fréquentes du quatrième mur, commentaires sur le spectacle pendant le spectacle, humour appuyé proche du slapstick, allusions grivoises (les chiffres 69 apparaissent dans l’arche qui encercle la scène, au milieu de figures cabalistiques), citations visuelles de la culture populaire contemporaine (les Mystérieuses Cités d’or, glisse-t-on à l’oreille de l’Oreille, qui n’y connaît rien).

Peut-être l’Oreille est-elle désormais trop vieille pour ce genre d’adaptation libre qui refuse de faire confiance au texte original.

P.-S.—«Clownesque», écrivent tant le Devoir que la Presse+. On ne les contredira pas.

P.-P.-S.—Dans un article récent de la Revue Voltaire, Charlène Deharbe et Hervé Guay reviennent sur le spectacle pour marionnettes de 1997 et ils citent le compte rendu alors publié par l’Oreille. Ils ne partagent pas sa lecture : «Et pourtant, depuis les mises en scène d’André Brassard dans les années 1960 et 1970, qui ont largement fait école, les cas ne manquent pas de classiques que les créateurs québécois ont volontiers désacralisés, afin que le public puisse mieux se les approprier et les apprécier» (p. 119). Le problème est précisément là : ce qui avait valeur de «désacralisation» dans «les années 1960 et 1970» n’était déjà plus qu’un lieu commun en 1997. C’est bien pire en 2025.

 

[Complément du 4 décembre 2025]

Dans la Presse+ du jour, Sébastien Riquier, qui enseigne la littérature au collégial, publie un commentaire sur ce spectacle, «Candide ou… l’hypersensibilité sociale». Ce commentaire porte sur les mots censurés dans la pièce, notamment le mot «sauvages» dans le titre du seizième chapitre, «Ce qui advint aux deux voyageurs avec deux filles, deux singes et les sauvages nommés Oreillons». L’Oreille se sent moins seule.

 

Références

Deharbe, Charlène et Hervé Guay, «Voltaire sur les planches : Candide revisité par le Théâtre du Sous-Marin Jaune», Revue Voltaire, 24, 2025, p. 111-123.

Melançon, Benoît, «Moderniser les Lumières ? : Candide / Voltaire et la Seconde Surprise de l’amour / Marivaux», Jeu, 83, juin 1997, p. 44-50; repris dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 150-160. https://id.erudit.org/iderudit/25426ac

Voltaire, Candide ou l’Optimisme, Paris, Bordas, coll. «Univers des lettres Bordas», 1984, 191 p. Édition d’André Magnan.

L’oreille tendue de… Jean-Christophe Réhel

Jean-Christophe Réhel, «Les ciseaux près des yeux», 2025, illustration

«Depuis, je vis à la goutte près. J’ai développé une oreille fine : je reconnais le son d’un robinet mal fermé à travers deux murs et une porte. Je tends l’oreille avant de me coucher, juste pour être certain qu’aucune fuite ne siffle quelque part dans la tuyauterie. Je rêve parfois que je marche dans un désert de porcelaine, entouré de lavabos vides et de douches desséchées. Je me réveille la gorge sèche, et je me verse un fond d’eau tiède, comme un alcoolique qui rationne son dernier verre. Prendre une douche pendant que quelqu’un rince une assiette, c’est devenu de la pure folie. Je chronomètre mes douches : trois minutes trente, pas plus. Les cheveux restent parfois pleins de savon, mais au moins, la pompe ne rugit plus. J’ai appris à aimer le bruit du silence. Le bruit de ne pas manquer d’eau.»

Jean-Christophe Réhel, «Les ciseaux près des yeux», le Devoir, le D magazine, «Le feuilleton de Jean-Christophe», 22-23 novembre 2025, p. 29.

S’en servir

«Cocologie», spectacle de Coco Belliveau, affiche, métro de Montréal, 25 novembre 2025

Publicité, dans le métro de Montréal, pour le spectacle de l’humoriste Coco Belliveau. Son titre ? «Cocologie (n.f.)».

Cocologie ?

On l’a vu : le coco, dans le français populaire du Québec, c’est la tête. La cocologie, nom féminin (n.f.), c’est ce qui se trouve à l’intérieur de la tête : l’intelligence. Faire preuve de cocologie, c’est bien.

Bon spectacle.

Épluchage du jour

Publicité dans le métro de Montréal, 20 novembre 2025

Épluchons, si vous le voulez bien, cette publicité de la région de Lanaudière («Osez grand • Voyez grand»), vue dans le métro de Montréal.

Cette région est juste à l’extérieur des grands centres : l’air y est plus frais.

Il n’est donc pas étonnant que ses légumes, à leur tour, soient frais.

Qui a «l’air frais», dans le français populaire du Québec, n’est guère apprécié : ce peut être, en effet, un frais chié. C’est un peu plus inattendu.

À votre service.

 

P.-S.—Ce devait être à l’école primaire. Quelqu’un a reproché à l’Oreille d’avoir «l’air frais» («l’air fraîche» ?). Était-ce vrai ? Était-ce nécessaire ?