Le zeugme du dimanche matin et de Jacques Poulin

Jacques Poulin, le Cœur de la baleine bleue, 1970, couverture

«Je gravis très lentement les escaliers, en pensant au docteur Grondin. Il m’avait conseillé de déménager, et j’avais répondu que je tenais autant à voir le fleuve qu’à ma vie, que je préférais courir le risque. Il avait dit que j’avais tort, avait insisté, parlé d’échelle de valeurs; par un jeu de mots grossier, avec échelle et escalier, je lui avais arraché un sourire et son consentement.»

Jacques Poulin, le Cœur de la baleine bleue. Roman, Montréal, Éditions du jour, coll. «Les romanciers du jour», 66, 1970, 200 p., p. 66.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Souvenirs livresques de 2024

Cactus du Collège Notre-Dame, trophée Baquet, 2014

En 2024, l’Oreille tendue a lu environ 110 livres. Ci-dessous, en lieu et place d’un véritable palmarès, quelques excellents souvenirs, dans le désordre.

Catégorie «Romans»

Les Sentiers de neige, de Kev Lambert.

Catégorie «Premiers romans»

D’abord et avant tout C’est ton carnage, Simone, de Chloë Rolland.

Puis, un peu plus loin, Amiante, de Sébastien Dulude.

(Ce que je sais de toi, d’Éric Chacour, n’a même pas rasé être sélectionné.)

Catégorie «Romans américains»

Crook Manifesto, de Colson Whitehead.

In the Distance, d’Hernan Diaz.

Catégorie «Essais»

Les Têtes réduites, de Jean-François Nadeau (transparence totale, comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue est citée et remerciée dans le livre).

Cécile et Marx, de Michel Lacroix, devant un autre récit de transfuge de classe, Rue Duplessis, de Jean-Philippe Pleau (nouveau cas de transparence totale : Michel Lacroix et l’Oreille se connaissent depuis des lustres, et le premier cause de la seconde dans son livre).

Insécurité linguistique dans la francophonie, d’Annette Boudreau (compte rendu).

Eloge du bug, de Marcello Vitali-Rosati (troisième cas de transparence totale : l’Oreille et Marcello sont potes) (compte rendu).

Hors Jeu, de Florence-Agathe Dubé-Moreau.

Les Filles de Jeanne, d’Andrée Lévesque.

Marie-Louise et les petits Chinois d’Afrique, de Catherine Larochelle (compte rendu).

Catégorie «Curiosités érudites»

L’Œil de l’ermite, de Claude La Charité (vous verriez un quatrième cas de transparence totale que vous ne seriez pas loin de la vérité).

Catégorie «Relectures»

Notre Rabelais, d’André Belleau.

L’An deux mille quatre cent quarante, de Louis Sébastien Mercier (d’où ceci).

Catégorie «Glauque de chez glauque»

Toutes les œuvres rassemblées dans Pedigree et autres romans, de Georges Simenon.

P.-S.—Peu de catastrophes dans les lectures de cette année, sauf Can’t We Be Friends, de Denny S. Bryce et Eliza Knight.

 

Références

Belleau, André, Notre Rabelais, Montréal, Boréal, 1990, 177 p. «Présentation» de Diane Desrosiers et François Ricard.

Boudreau, Annette, Insécurité linguistique dans la francophonie, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, coll. «101», 2023, vii/76 p.

Bryce, Denny S. et Eliza Knight, Can’t We Be Friends. A Novel of Ella Fitzgerald and Marilyn Monroe, New York, William Morrow, 2024, 374 p.

Chacour, Éric, Ce que je sais de toi, Québec, Alto, 2023, 296 p.

Diaz, Hernan, In the Distance, Riverhead Books, 2024, 256 p.

Dubé-Moreau, Florence-Agathe, Hors Jeu. Chronique culturelle et féministe sur l’industrie du sport professionnel, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2023, 235 p. Ill.

Dulude, Sébastien, Amiante, Saguenay, La Peuplade, 2024, 209 p. Ill.

La Charité, Claude, l’Œil de l’ermite. Fiction en pièces détachées, Longueuil, L’instant même, 2023, 237 p. Ill.

Lacroix, Michel, Cécile et Marx. Héritages de liens et de luttes, Montréal, Varia, coll. «Proses de combat», 2024, 239 p.

Lambert, Kev, les Sentiers de neige. Conte d’hiver, Montréal, Héliotrope, 2024, 412 p.

Larochelle, Catherine, Marie-Louise et les petits Chinois d’Afrique, Montréal, Mémoire d’encrier, coll. «Cadastres», 2024, 144 p.

Lévesque, Andrée, les Filles de Jeanne. Histoires de vies anonymes, 1658-1915, Montréal, Édition du remue-ménage, 2024, 246 p. Ill.

Mercier, Louis Sébastien, l’An deux mille quatre cent quarante. Rêve s’il en fut jamais, Bordeaux, Ducros, 1971, 426 p. Édition, introduction et notes par Raymond Trousson. Édition originale : 1770-1771.

Nadeau, Jean-François, les Têtes réduites. Essai sur la distinction sociale dans un demi-pays, Montréal, Lux éditeur, 2024, 236 p.

Pleau, Jean-Philippe, Rue Duplessis. Ma petite noirceur. Roman (mettons), Montréal, Lux éditeur, 2024, 323 p. Ill.

Rolland, Chloë, C’est ton carnage, Simone. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2024, 181 p.

Simenon, Georges, Pedigree et autres romans, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 553, 2009, xl/1699 p. Édition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis.

Vitali-Rosati, Marcello, Éloge du bug. Être libre à l’époque du numérique, Paris, Éditions Zones, 2024, 208 p. PapierHTMLPDF

Whitehead, Colson, Crook Manifesto. A Novel, New York, Doubleday, 2023, 319 p.

Tête (pas très) bien faite

André Major, le Cabochon, éd. de 1989, couverture

Soit ce titre, dans la Presse+ du 14 décembre 2024 : «Travailler en cabochon.»

Qu’est-ce que ce cabochon dans le français du Québec ?

Le mot renvoie à la tête (caboche) dans des cas où on en fait trop peu usage : qui ne se sert pas de sa tête, le cabochon, se tient fermement sur l’échelle de la bêtise.

Allons voir Usito : «Personne qui manque d’intelligence, de jugement.» L’exemple littéraire retenu par ce dictionnaire numérique provient d’un roman de 1964, signé par André Major : «Il n’avait pas le courage d’avouer […] qu’il était trop paresseux pour travailler ses maths, qu’il voulait son indépendance, qu’il était un cabochon qui voulait n’en faire qu’à sa tête.»

Sous «Faire du travail de cabochon», Pierre DesRuisseaux propose la définition suivante : «Mal faire un travail, faire un travail bâclé» (p. 62).

Dans la mesure du possible, évitez d’être un cabochon.

 

Références

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Major, André, le Cabochon. Roman, Montréal, L’Hexagone, coll. «Typo», 30, 1989, 191 p. Édition originale : 1964.

L’oreille tendue de… Emmanuel Bouchard

Emmanuel Bouchard, Parallèle 45, 2024, couverture

«“Samoussa”. Surprise par la voix de Leonel, Marguerite avait bougé brusquement, et son mouvement avait suffi pour que l’homme se lève et marche vers elle, l’oreille tendue, intrigué par la chanson que sa femme fredonnait pourtant pour la millième fois. Près des chaudrons, dans ce coin de la case où il ne se rendait presque jamais, il avait levé la tête, s’était approché encore un peu. “De quoi tu parles, ma femme ?” Il avait saisi fermement le bras de Marguerite, puis il avait répété les mots en marquant chacune des syllabes et en serrant les dents “De. Quoi. Tu. Parles ?”, comme s’il connaissait déjà la réponse à sa question. Quand il s’était approché de son visage pour lui chuchoter quelque chose, Marguerite avait levé les talons, tirée vers le haut par la force de son mari, puis elle avait gémi en grimaçant.»

Emmanuel Bouchard, Parallèle 45, Montréal, Mains libres, 2024, 197 p., p. 92.

Dérapages incontrôlés

Risque de dérapage, panneau de signalisation routière

Commençons par un aveu : quand l’Oreille tendue décide de se pencher sur une expression de la langue familière québécoise, c’est généralement en fonction de deux critères. Cette expression lui est familière, par exemple à cause de son écosystème linguistique familial (premier exemple, deuxième exemple), ou bien il s’agit de mots qu’elle pratique abondamment (les sacres, notamment). Il est très rare que l’Oreille aborde des aspects de la langue qui lui sont étrangers.

À la demande populaire (n = 1), elle abordera aujourd’hui les mots shire / chire et shirer / chirer, bien qu’elle ne les ait jamais prononcés et qu’elle n’ait pas l’intention de le faire.

Ce qui chire n’est plaisant ni auditivement ni automobilement : cela tourne à vide et fait du bruit.

«Pendant que dehors le camion virait, chirait et tonnait sur la 133, en dedans les éléments se mêlaient et se démêlaient, les membres de disloquaient, les tissus de déchiraient ou se compressaient» (le Basketball et ses fondamentaux, p. 78).

«j’ai roulé en ligne plus ou moins droite et sans trop quitter la chaussé glacée, rien qu’une fois dans une courbe j’ai chiré, viré sur un parterre» (Frank va parler, p. 136).

«Quand j’entends devant ma maison les roues d’un véhicule qui shire, le son aigu d’une mécanique qui tourne à vide, je regarde dehors et me demande si quelqu’un a besoin d’aide» (J’étais juste à côté, p. 159).

(On notera l’attraction mutuelle entre chirer et virer.)

Cela concerne toutes sortes de moyens de locomotion, avec ou sans bruit désagréable : voiture et camion (ci-dessus), vélo (Des histoires d’hiver […], p. 163), avion (Miniatures indiennes, p. 54), voire cheval et chaussure (la Bête creuse, p. 282 et p. 500).

Au sens littéral comme au sens figuré, qui shire (verbe) fait ou part sur une shire (substantif).

«Le monsieur à lunettes fumées a pas dit un mot, il a rembarqué dans sa Pontiac et il est parti en faisait une shire» (Des histoires d’hiver […], p. 99).

«J’ai l’ai goût d’partir su’une chire jusqu’en deux mille cinquante» (J’ai bu, p. 57).

Quand une conversation dérape, ce n’est jamais bon signe : «Et c’est là que ç’a chiré» (le Chemin d’en haut, p. 27).

La chire peut aussi désigner une chute ou une embardée.

«On dirait pas que j’ai juste vingt-cinq ans, et en même temps c’est comme si c’était hier que je becquais mes bobos aux genoux après une chire en bicycle» (Autour d’elle, p. 43).

«Prendre une chire. Culbuter, tomber, faire une embardée» (Trésor des expressions populaires, p. 85).

À votre service — mais essayons de ne pas en faire une habitude.

 

Références

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Bienvenu, Sophie, Autour d’elle. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2016, 206 p.

Chabot, J. P., le Chemin d’en haut. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 171, 2022, 224 p.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Hébert, François, Miniatures indiennes. Roman, Montréal, Leméac, 2019, 174 p.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p.

Nicol, Patrick, J’étais juste à côté. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 176, 2022, 192 p.

Québec Redneck Bluegrass Project, J’ai bu, Spectacles Bonzaï et Québec Redneck Bluegrass Project, 2020, 239 p. Ill. Avec un cédérom audio.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.