Accouplements 253

Forbidden et Get Smart, collage

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Il y a une dizaine de lustres, l’Oreille tendue regardait régulièrement, en famille, la série télévisée Get Smart (1965-1970). Elle y suivait les missions loufoques de l’agent 86 (Don Adams) et sa relation avec l’agente 99 (Barbara Feldon).

Elle ignorait alors — et jusqu’à tout récemment — l’existence des amours nécessairement secrètes de 99 (Adolphe Menjou) et 66 (Barbara Stanwyck) dépeintes dans le film Forbidden (1932) de Frank Capra.

La série télévisée était bon enfant; le film, pas du tout. Tourné avant l’imposition du Code Hays, il expose une histoire amoureuse et familiale particulièrement tordue.

Voilà deux univers que tout sépare, au-delà des nombres.

P.-S.—Il y aura aussi une 66 (Elaine Hendrix) dans Get Smart, mais dans la version de 1995.

L’oreille tendue de… Paul Auster

Paul Auster, Baumgartner, 2024, couverture

«Une fois atteint le sommet des marches, Baumgartner continue à s’appuyer sur Ed tandis qu’il entre à cloche-pied dans le salon, où son protecteur l’aide à s’installer sur le canapé puis lui cale la tête avec deux coussins brodés. Il faudrait mettre de la glace sur ce genou, dit le jeune homme, et avant que Baumgartner ait pu lui dire que le compartiment à glaçons du réfrigérateur est cassé, Ed disparaît de la pièce. Baumgartner tend l’oreille, entend que le bac congélation s’ouvre et se ferme.»

Paul Auster, Baumgartner, Arles, Actes Sud, 2024, 208 p. Traduction d’Anne-Laure Tissut. Édition numérique.

Théories du grand acteur

Diderot, Paradoxe sur le comédien, éd. de 1994, couverture

Il y a sept ou huit lustres, l’Oreille tendue dévorait les romans de Patricia Highsmith. Pour des raisons qui lui échappent complètement, elle a cessé de la lire. À l’occasion de la diffusion, sur Netflix, de la série Ripley, elle a décidé de s’y remettre, d’abord avec The Talented Mr. Ripley.

Parmi les «talents» du personnage de Tom Ripley, signalons la qualité de son jeu, au sens dramatique du terme. Le narrateur ne cesse de le répéter : Ripley joue différents rôles, y compris le sien. (Les esprits sont souvent tortueux chez Highsmith.) Il peut imiter des personnages inventés (p. 57, p. 256) et des personnes réelles. Alors qu’il panique souvent lorsque des imprévus se présentent, il arrive sans mal à se contrôler quand il s’agit d’emprunter une identité. Il n’a alors jamais peur d’échouer : «he felt absolutely confident he would not make a mistake» (p. 130). Il est passé maître dans l’art de la «mental suggestion» (p. 144) et il sait garder la tête froide (p. 137, p. 144). Son credo est clair : «If you wanted to be cheerful, or melancholic, or wistful, or thoughtful, or courteous, you simply had to act those things with every gesture» (p. 180). Pour être (enjoué, mélancolique, rêveur, pensif, courtois), il suffit de jouer dans chacun de ses gestes.

Cela nous amène, comme toujours, à Diderot. Celui-ci, dans son Paradoxe sur le comédien (1773-1778), distingue deux sortes de comédiens, les «comédiens imitateurs» et les «comédiens de nature». Les premiers s’appuient sur l’étude, la pénétration; leur jeu est toujours le même. Les seconds s’appuient sur leur âme, leur sensibilité; leur jeu est inégal. Diderot favorise les premiers :

Qu’est-ce donc que le vrai talent ? Celui de bien connaître les symptômes extérieurs de l’âme d’emprunt, de s’adresser à la sensation de ceux qui nous entendent, qui nous voient, et de les tromper par l’imitation de ces symptômes, par une imitation qui agrandisse tout dans leurs têtes et qui devienne la règle de leur jugement; car il est impossible d’apprécier autrement ce qui se passe au-dedans de nous. Et que nous importe en effet qu’ils sentent ou qu’ils ne sentent pas, pourvu que nous l’ignorions ? (éd. 1994, p. 93)

Tom Ripley est un «comédien imitateur». Ses victimes ne peuvent évidemment pas en témoigner; elles le croient.

 

Références

Diderot, Denis, Paradoxe sur le comédien suivi de Lettres sur le théâtre à Madame Riccoboni et à Mademoiselle Jodin, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2575, 1994, 234 p. Édition présentée, établie et annotée par Robert Abirached.

Highsmith, Patricia, The Talented Mr. Ripley, New York et Londres, W.W. Norton & Company, 2008, 287 p. Édition originale : 1955.

L’oreille tendue de… Douglas Kennedy

Douglas Kennedy, Et c’est ainsi que nous vivrons, 2023, couverture

«La porte de l’ascenseur se referme entre nous. L’angoisse me tord le ventre. Dans ma poche, mes doigts sont crispés sur la crosse du pistolet. L’ascenseur parvient au quatrième étage. Je débouche dans une entrée minuscule mais une nouvelle porte donne sur un couloir au luxe prétentieux. Boiseries vernies de blanc, épaisse moquette pourpre, gravures du XIXe siècle représentant des scènes pastorales de la vie américaine… La porte de l’appartement 4B est en merisier massif. Je tape le code, et un soupir de soulagement m’échappe lorsque le battant s’ouvre avec un déclic. Tirant le pistolet de ma poche, j’entre dans l’appartement et referme la porte derrière moi en veillant bien à ne faire aucun bruit. Je m’immobilise dans le hall d’entrée, aux aguets. Et si jamais Connell était arrivé avant moi ? Quelqu’un pourrait-il se trouver déjà sur place — du personnel de ménage, par exemple ? Je tends l’oreille. Le silence. Je me faufile dans le salon, décoré avec un lourd mobilier de style colonial et un épais tapis. Un crucifix trône au-dessus d’un portrait de Jésus prêchant devant ses fidèles. Je vérifie rapidement la chambre, le bureau, la salle de bains, la cuisine et toutes les penderies. Deux minutes avant 13 h 30. Le plan est conçu à la seconde près et j’ai eu le temps d’y penser et d’y repenser sans relâche. Mais maintenant que je suis dans l’appartement, j’hésite. Comment le surprendre ? Un placard est entrouvert, j’hésite à m’y cacher. Le mieux serait de l’attendre assise dans le salon, sur l’énorme canapé en cuir d’un goût plus que contestable. Je profiterai de l’effet de surprise et en deux temps trois mouvements ma mission serait accomplie. Mais une intuition, et avouons-le, ma peur, me poussent à me réfugier dans le placard. De là, je pourrais aviser. Je m’y faufile, enfile une cagoule et des lunettes noires afin de ne pas être reconnaissable, puis j’attrape mon pistolet. Je suis prête.»

 

Douglas Kennedy, Et c’est ainsi que nous vivrons. Roman, Paris, Belfond, 2023, 336 p. Traduction de Chloé Royer. Édition numérique.