Langue de balle. Première manche

Jackie Robinson tentant de voler le marbre, 18 mai 1952 (Photographie par Nat Fein)

(En 2013, l’Oreille tendue a proposé ici un «Dictionnaire des séries»; elle en a par la suite tiré un livre, Langue de puck. Abécédaire du hockey. Elle a aussi réfléchi à la langue du football américain, et donc canadien, et vice versa; c’est là. Qu’en est-il du vocabulaire du baseball, de la langue de balle ? Premier texte d’une série.)

 

«La langue des sports est une langue vivante.
Dans le Québec, c’est une langue véritablement française.»
Michel Normandin, 1957

Le terrain de baseball est parfois appelé losange. Au champ intérieur, on trouve trois buts (bases, en France), le premier, le deuxième et le troisième; il n’y a pas de quatrième. Le frappeur (le batteur, en Hexagonie) part en effet du marbre et souhaite y revenir, histoire de marquer un point. Sa mission est d’atteindre les sentiers, de les parcourir, puis de croiser le marbre.

Parmi les nombreuses façons de passer d’un but à l’autre, sauf pour aller du marbre au premier, il y a le vol de but : le coureur essaie de passer d’un but à l’autre tout seul, comme un grand, sans attendre qu’un de ses coéquipiers frappe la balle ou que l’équipe adverse fasse une erreur. Les meilleurs voleurs de but, ces marchands de vitesse, n’attendent pas qu’on leur demande de commettre un larcin; maîtres de leur destinée, ils ont le feu vert; à eux d’être en course et de s’élancer vers le but quand bon leur semble. Certains ne sont pas doués dans les autres phases du jeu; on ne les utilise que comme coureurs suppléants.

Qui vole debout accomplit un petit miracle : il n’y a pas eu de relai pour tenter de le retirer; il est sauf sans effort particulier. Le plus souvent, le coureur glisse au but; certains préfèrent y aller d’un plongeon, tête première.

On l’imagine facilement : ni les lanceurs ni les receveurs n’apprécient qu’on vole contre eux. Ils ont des stratégies pour se défendre.

Le lanceur peut, plutôt que de lancer au marbre, lancer vers les coussins (oui, ce sont les buts) : dans le meilleur des cas, le coureur sera surpris, pris à contrepied et retiré; dans les autres, ça l’obligera à être plus prudent, par exemple en prenant un plus petit écart avec le but. Si l’artilleur abuse de ces lancers ou s’il multiplie les feintes, il sera hué : c’est un chicken. S’il merde, on parle de geste illégal ou de feinte illégale : ce crime fait avancer le coureur, voire les coureurs; on a obtenu ce qu’on voulait à peu de frais.

Le receveur, surtout s’il a un bras puissant, essaie d’épingler le coureur. Histoire de se donner un avantage, il peut commander un tir à l’extérieur : n’étant pas embêté par le frappeur, il pourra dégainer plus rapidement et décocher son lancer plus efficacement.

Tout n’est pas noir ou blanc au baseball. On peut être retiré en tentative de vol. On peut réussir. Mais il arrive que le coureur se retrouve pris en souricière : ni sauf, ni retiré, il se démène pour retourner au but où il se trouvait ou pour avancer au suivant, pendant que l’équipe adverse veut l’en empêcher. Cela peut être assez excitant.

L’est aussi le double vol, quand deux larcins ont lieu en même temps. Un triple vol ? Ce n’est pas impossible, mais il ne faut pas exagérer non plus.

Le plus beau jeu au baseball, et un des plus rares ? Voler le marbre. Jackie Robinson, représenté ci-dessus, y excellait. Ce n’est qu’une raison parmi d’autres de l’admirer.

P.-S.—Pour une approche historique, on va par là.

P.-P.-S.—Saisissons l’occasion pour la créer : une rubrique «Langue de balle» existe désormais.

 

Références

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Normandin, Michel, «La langue des sports», Vie française, 12, 1-2, septembre-octobre 1957, p. 34-46.

Saga, encore

Stade olympique, Montréal, photographie de Bernard Brault

On l’a appris la semaine dernière : le Stade olympique de Montréal vient de se découvrir de nouveaux problèmes.

Rien là de bien neuf, comme l’avait vu Monique Proulx, en 1996, dans les Aurores montréales :

Et maintenant, dehors dans l’obscurité fraîche, Pierrot admire le Stade olympique, que les admirables Montréalais paient depuis des lustres sans rechigner. Cet édifice qui ressemble à un spoutnik périmé le remplit d’une joie aiguë, cet édifice est la ville dans laquelle il se glissera tel un rat expérimental, il ira voir des matches, il examinera de près le toit qui a donné naissance à cette saga dans les journaux — modeste et pitoyable saga sans doute, à la mesure des drames collectifs d’ici (p. 27).

«Modeste», «pitoyable» — mais coûteuse.

 

Référence

Proulx, Monique, les Aurores montréales. Nouvelles, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 85, 2016, 238 p. Édition originale : 1996.

De mort violente

Orignal mort, dans un camion

Soit les phrases suivantes, tirées d’œuvres québécoises récentes :

«Ce soir-là, j’ai dormi sans Thomas. Où était-il ? Avait-il tué » (Kukum, p. 54)

«T’as-tu tué ?» (Québec Redneck Bluegrass Projet)

«C’est exactement ce qui est arrivé lorsque j’ai tué pour la première fois» (le Temps des récoltes, p. 31).

«Le père de Max avait tué à l’automne, ça l’avait mis de bonne humeur, la première fois qu’il allait à la chasse depuis deux ans» (le Chemin d’en haut, p. 59).

Qu’on se rassure : comme l’indique la dernière phrase, les Québécois ne sont pas particulièrement portés sur l’assassinat, sauf quand ils vont à la chasse. S’il ont tué, c’est un animal. Ouf.

 

Références

Cardin, Élisabeth, le Temps des récoltes. Cultiver le territoire, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 19, 2021, 73 p. Ill.

Chabot, J. P., le Chemin d’en haut. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 171, 2022, 224 p.

Jean, Michel, Kukum, Montréal, Libre expression 2019, 222 p.

Québec Redneck Bluegrass Project, J’ai bu, Spectacles Bonzaï et Québec Redneck Bluegrass Project, 2020, 239 p. Ill. Avec un cédérom audio.

Très longue citation de circonstance : déménageons !

Kevin Lambert, Que notre joie demeure, 2022, couverture

«Le premier juillet, Parc-Extension eut l’air d’une zone de guerre. Des commodes, des lits étaient abandonnés sur les trottoirs parce que les camions étaient trop pleins. Des nouveaux locataires engueulaient ceux qui n’avaient pas encore libéré le logement. On se commandait de la pizza en français ou en anglais, téléphonait au restaurant du coin en hindi ou en grec, s’inquiétait du retard des déménageurs en espagnol, en mandarin et en arabe, disait adieu aux voisins en vietnamien, en italien, s’échangeait son numéro de téléphone en créole, en pendjabi, en bengali ou en tamoul. On se promettait de garder contact, on quittait avec plaisir des voisins détestables, trop bruyants ou trop intolérants au moindre son. La télévision et la radio promettaient que c’était le dernier été à porter le masque, on vaccinait au Campus MIL et ailleurs, la fatigue et la chaleur rendaient irritable et impatient. Des familles parfois nombreuses bougeaient de rue en rue, de quartier en quartier dans des voitures pleines; on gagnait la périphérie, le nord-est ou l’ouest. On aurait près de deux heures de transport à faire matin et soir pour le travail. Les enfants voulaient savoir s’ils retourneraient à la même école, les parents répondaient qu’on verrait plus tard. Les tantes, les cousines, les grands-parents et les amis mettaient la main à la pâte et se passaient des boîtes trop pleines, aux fonds fragiles. On devait parfois laisser la mère ou le petit surveiller les possessions de la famille en attendant le deuxième voyage. Une pluie tiède corsa l’après-midi et détrempa le carton mou, noya plusieurs livres, quelques ordinateurs. Les nouveaux habitants entrèrent dans leur logement en saluant les anciens, se disant qu’il faudrait tout repeindre en espérant que cela couvre l’odeur de nourriture. Plusieurs logements restèrent vacants en attendant qu’une propriétaire débordée les rénove pour les louer plus cher.

Il y eut, raconte-t-on, des oubliés. Des gens qui n’avaient pas su se faufiler entre les rets du marché, qui avaient visité de nombreux appartements sans être sélectionnés parce qu’ils avaient échoué à l’enquête de crédit ou que leur nom, qui ne sonnait ni anglais ni français, avait mauvaise réputation dans les cercles des propriétaires. On se retrouvait à la rue. On retournait temporairement vivre dans sa famille ou chez une connaissance généreuse, en attendant que quelque chose se libère quelque part. Les journaux titraient depuis plusieurs semaines “Pénurie de logements” et “Crise locative”. Des associations de bénévoles distribuèrent toute la journée des bouteilles d’eau et tentèrent de venir en aide à celles et ceux qui se retrouvaient dans une situation précaire, leur proposant des solutions temporaires. On leur répondait avec reconnaissance. On les ignorait par orgueil.»

Kevin Lambert, Que notre joie demeure, Montréal, Héliotrope, 2022, 381 p., p. 147-149.

 

P.-S.—Le lexique québécois du déménagement et de l’immobilier est riche : mouver, portes, casser maison, loyer, électricité, coqueron, signature, unité modèle, autorégulation.